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ment plus tôt, peut-être dimanche, on ne verra sur terre que des hommes de génie, voyez l'effet des saines doctrines! Ce neuvième-ci est plus inquiétant; il veut que tout change de face, sans cependant rien déranger, comme ce garçon de mes amis qui avait cédé à quelqu'un ses entrées à l'Opéra, en les conservant néanmoins; à l'écouter, pour sauver l'univers, il faut que les cureurs de puits se fassent géomètres, et les académiciens raffineurs de sucre; quelle régénération! vous figurez-vous une société pareille? mais tout le monde aura cent mille livres de rente, et vous verrez que nul ne se plaindra. Un dixième va plus loin, car il faut bien qu'on aille, c'est loi de nature que le progrès, et remarquez que, si par hasard mon voisin dit : « Deux et deux font quatre, » j'arrive sur-le-champ et m'écrie: «Deux et deux font quatre, dites-vous? deux et deux font six, » et je suis sublime! Grand prodige de l'émulation. Ce dixième done déclare d'abord que toutes les femmes vont avoir de l'esprit; il y a de quoi se donner au diable. Mais il a soin d'ajouter aussitôt : «Pourra se marier qui voudra. >> La correction du moins soulage; il était temps de s'expliquer. Mais que vois-je, et que dit-on là? Un dernier vient couronner l'œuvre; il a un ballon sous le bras, et propose d'aller dans la lune, et d'y transporter le Palais-Royal; Saturne devient le faubourg Saint-Germain, et Vénus le boulevard de Gand; c'est vraiment une belle ville, et il ne reste qu'à s'embrasser.

Cependant, parmi ce chaos, ne saurait-on rien dé

brouiller? Je ne crois pas la chose impossible. Peut-être même, dans cette multitude, pourrait-on trouver deux camps bien distincts, savoir: les uns qui veulent certaines choses, les autres qui ne savent ce qu'ils veulent. Posons ceci, nous nous effrayerons moins. Que les derniers aillent à leur bureau, s'ils en ont, ce que je souhaite; nous leur parlerons tout à l'heure. Occupons-nous d'abord des premiers. Commençons par nous rendre compte de ce que voudraient ceux qui veulent, et nous verrons ce qu'on en peut vouloir, si nous pouvons. Le divorce, donc; point d'héritage, mais la loi agraire; point de famille, bien entendu; de pauvreté pas plus que de richesse, c'est-à-dire plus de métaux (car ces métaux sont traitres en diables); à chacun selon son mérite, ceci n'est pas le souhait le plus nouveau; enfin, union entre les hommes, soit pour le travail, soit pour les plaisirs; association. Je crois que c'est tout. Si pourtant ce n'est que cela, ce n'est pas de quoi fouetter nos chats, quoique l'apparence soit effrayante. Lycurgue, monsieur, fut un Grec d'esprit; il vous en souvient sans nul doute. Or, le résumé que nous faisons, il le fit dans sa république. Ce digne homme voyagea longtemps, et rapporta de sa tournée deux choses à tout jamais louables, ses lois et le manuscrit d'Homère (pour mon goût, j'aime mieux le manuscrit ; mais ce n'est point le cas de disputer). Pour attacher le peuple à la constitution, il prit deux moyens décisifs : ce fut le partage de toutes les terres entre les citoyens,

et l'abolition de la monnaie. Vous voyez que de prime abord il ne frappait pas de main morte. On divisa la Laconie en trente mille parts, les terres de Sparte en neuf mille, et chaque habitant eut son bien. Ce devait être moins grand que nos duchés. Pour l'abolition de la monnaie, le législateur se garda de dépouiller ceux qui avaient de l'or ou de l'argent; il était bien trop galant homme. Mais, respectant scrupuleusement ces richesses, il en anéantit la valeur en ne permettant de recevoir dans le commerce qu'une certaine monnaie de fer, laquelle monnaie était si pesante, qu'il fallait deux bœufs pour trainer dix mines, ce qui équivaut à vingt-cinq louis; chose peu commode pour entretenir des filles, mais il n'en était point question. Les riches gardèrent donc leur or, et en purent jouer aux osselets. Afin de rendre la tempérance et la sobriété recommandables, Lycurgue voulut qu'on dinât en public, comme du temps de la Terreur. Un bâtiment fut construit tout exprès, crainte de la pluie et des mouches; là, chaque citoyen, tous les mois, était tenu d'envoyer ses provisions, non pas en chevreuils ou en homards, ni poissons frais de chez madame Beauvais, mais en farine, fromage, carottes, vin du cru, et deux livres et demie de figues. Jugez des ripailles qui se faisaient là. Agis lui-même, après une victoire, fut réprimandé vertement pour avoir diné au coin de son feu avec madame la reine, sa femme, et peu s'en fallut qu'on ne le mît au pain sec. Point de viande done, mais force brouet; on en a

perdu la recette, au grand dommage de la postérité. Ce devait être un cruel potage! Denys le Tyran le trouvait insipide, nous dit Goldsmith en ses Essais; mais d'un tyran rien ne m'étonne, ces gens-là boivent du vin pur. Lycurgue n'entendait pas cela, non plus que Solon, car, à Athènes, un archonte ivre était puni de mort. Revenons à Sparte. Au lieu de confier à père et mère l'éducation des petits enfants, on en chargeait des instituteurs publics. Lycurgue était si fort en peine d'avoir de beaux hommes dans l'armée, qu'il voulut prendre soin des enfants jusque dans le ventre de leurs mères, mettant celles-ci au régime, et leur faisant faire de bonnes courses à pied, promenades et exercices propres à les réconforter; ceux qui naissaient mal conformés étaient condamnés à périr, et, par amour pour la plastique, on les jetait, dans une serviette, du haut en bas du mont Taygète. Les beaux garçons, l'État les adoptait et les élevait martialement, les faisait marcher pieds nus, passer les nuits à la belle étoile, leur défendait de choisir dans le plat les pommes qui n'étaient pas pourries, les habituait à aller à la cave sans chandelle, la tête rasée, sans vêtement, et à se donner, par-dessus tout, de bons coups de poing les uns aux autres. Tous les ans, pour leur récompense, on les fouettait publiquement au pied de l'autel de Diane, mais je dis fouetter d'importance, et celui qui criait le moins, on le couronnait vert comme pré. Que les parents devaient être aises! A eux d'ailleurs permis de voler; c'était aux fruitières à garder

leurs boutiques. Quant aux jeunes filles, mème sévérité; point de mari avant vingt ans, des amoureux tant qu'elles voulaient; courir, lutter, sauter les barrières, tels étaient leurs amusements; et de peur qu'en ces évolutions diverses leur robe ne vînt à se retrousser, elles se montraient nues, dans leurs exercices, devant les citoyens rassemblés. Mais, dit l'histoire, la pudeur publique sanctifiait cette nudité. Je ne suis point éloigné de le croire; car, s'il y en avait de belles dans le nombre, il s'y devait trouver des correctifs. Tel était le peuple lacédémonien, sortant des mains du grand Lycurgue. Cependant les ilotes labouraient la terre et mouraient de faim sur les sillons. Mais ceci n'est qu'épisodique, et il ne faut point s'y arrêter. Toujours est-il que cette république est, à peu de chose près, la réalisation des rêves du jour et le portrait de nos hyperboles.

Maintenant nos apôtres modernes nous diront-ils que cette peinture est le souhait de toute leur vie, et qu'ils ne demandent rien de mieux? Cela peut tenter en effet, quand ce ne serait que par curiosité (je ne parle pas du costume des femmes), mais seulement pour voir ce qui adviendrait. Et aussi bien pourquoi ne pas essayer? Mais voici un point embarrassant, et qui demande réflexion.

Si Lycurgue fut grand législateur, Montesquieu fut savant légiste or sur les questions de ce genre il avait parfois médité; son avis pourrait être utile, mais qui

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