Images de page
PDF
ePub

haut, dites-moi comment on est assez fou pour vouloir servir à nos tables des plats refroidis apportés d'Amérique? Quel rapport entre nous et une nation vierge, imberbe encore, accouchée d'hier? Ces boutures qu'on nous vante, est-ce dans nos champs qu'on les veut planter, dans nos vieux champs pleins de reliques, gras du sang étranger, du nôtre, hélas! de celui de nos pères ? Est-ce à nous qu'on parle de la loi agraire, à nous qui avons pour bornes dans nos prairies des tombes de famille? Est-ce à nous qu'on propose un président civil, à nous qui portons encore sur les épaules les marques du pavois impérial? Est-ce chez nous qu'on veut élire ces despotes éphémères qui règnent un ou deux ans, nous qu'une proclamation de Napoléon faisait partir hier pour la Russie? Est-ce à nous qu'on propose les langes de New-York ou la tunique trouée de Lacédémone? On dit à cela, et on va répétant, que les nations doivent se régénérer quand elles se sentent décrépites; cela fut vrai pour le monde romain, et que Dieu veuille nous le rendre! Mais si pareille chose nous peut arriver, où ont-ils étudié, nos modernes prophètes, pour ignorer la maxime la plus vraie, peut-être la plus triste de l'antiquité! « Ce qui a été une fois ne peut ni être une seconde fois ni s'oublier tout à fait.» Oui, sans doute, il en faut convenir, deux révolutions, coup sur coup, nous ont donné une rude secousse; sans doute. l'humanité se régénère en nous. L'État n'a plus de religion, et, quoi qu'en disent les humanitaires eux-mêmes,

c'est pour le peuple un vrai malheur; le vin à bon marché ne lui rend pas ce qu'il y perd, et tous les cabarets de Paris ne valent pas pour lui une église de campagne, quel qu'en soit d'ailleurs le curé; car c'est l'oubli des maux qu'on y fête, et l'espérance qu'on y reçoit dans l'hostie. Oui, sans doute, parmi tant de nations, la France a sonné la première un tocsin qui ébranle l'Europe; elle en est elle-même effrayée, et le son terrible retentit en elle; mais si nos docteurs veulent nous guérir, s'ils veulent changer le monde, ou la France, ou seulement un département, qu'ils inventent donc quelque système dont les livres ne parlent pas! Qu'ils oublient donc les phrases du collége, et qu'ils ne revêtent pas de mots futiles le squelette des temps passés! Car sous tant de formules, sous tant d'habits ridicules, sous tant d'exaltations peut-être sincères, louables en ellesmêmes, que germe-t-il? Quel filon découvert? Que saisir dans ce labyrinthe où Ariane nous laisse à tâtons? Vous avez du moins, dites-vous, la bonne volonté de bien faire. Eh! pauvres enfants, qui en doute? Volonté de vivre, à qui manque-t-elle?

Nous nous adressons ici, monsieur le directeur, à la section humanitaire, qui nous paraît vouloir quelque chose. Mais nous devons encore nous adresser à celle qui ne nous semble pas savoir au juste ce qu'elle désire (car, dans tout cela, vous vous en souvenez, nous ne faisons que des questions). Or il est certain que, dans la capitale, il y a un nombre de jeunes gens, femmes,

hommes mûrs, vieillards enfin, qui font entendre journellement une sorte de soupirs et de demi-rêves où l'avenir est entrevu; bonnes gens d'ailleurs, nul n'y contredit, mais il serait à désirer qu'ils s'expliquassent plus clairement. On a remarqué dans leurs phrases favorites, le mot de perfectibilité; il semble être un des plus forts symptômes d'un degré modéré d'enthousiasme; c'est donc sur ce mot, et sur ce mot seul, que nous vous demandons la permission de les interroger poliment, ainsi qu'il suit. Simple question :

Messieurs (et mesdames) de l'avenir et de l'humanitairerie, qu'entendez-vous par ces paroles? Entendezvous que, dans les temps futurs, on perfectionnera les moyens matériels du bien-être de tous, tels que charrues, pains mollets, fiacres, lits de plume, fritures, etc.? ou entendez-vous que l'objet du perfectionnement sera l'homme lui-même ?

Vous voyez, monsieur, que notre demande est d'une lucidité parfaite, ce qui est déjà un avantage; mais nous ne voulons point nous enfler. S'agit-il, disons-nous, parmi les adeptes de la foi nouvelle, de perfectionner les choses, ou de perfectionner les gens? Vous sentez que le cas est grave; c'est à savoir si on me propose de m'améliorer mon habit, ou de m'améliorer mon tailleur. Hic jacet lepus; tout est là. Nous ne nous inquiétons de rien autre. Car vous comprenez encore, sans nul doute, que, si on ne veut que m'améliorer mon habit, je ne saurais me plaindre sans injustice; tandis

que, si on veut décidément m'améliorer mon tailleur, ce sera peut-être une raison pour qu'on me détériore mon habit, et par conséquent... quod erat demonstrandum, comme dit Spinosa. Ne croyez pas que ce soit par égoïsme; mais nous tenons à être éclaircis.

Perfectionner les choses n'est pas nouycau; rien n'est plus vieux, tout au contraire, mais aussi rien n'est plus permis, loisible, honnête et ṣalutaire; quand on ne perfectionnerait que des allumettes, c'est rendre service au monde entier, car les briquets s'éteignent sans cesse. Mais s'attaquer aux gens en personne et s'en venir les perfectionner, oh, oh! l'affaire est sérieuse! je ne sais trop qui s'y prêterait, mais ce ne serait pas dans ce pays-ci. Perfectionner un homme, d'autorité, par force majeure et arrêt de la cour, c'est une entreprise neuve de tout point; Lycurgue et Solon sont ici fort en arrière; mais croyez-vous qu'on réussira? Il y aurait de quoi prendre la poste, et se sauver en Sibérie. Car j'imagine que ce doit être une rude torture inquisitoriale que ces moyens de perfection; c'est quelque chose, sans doute, au moral, comme un établissement orthopédique, à moins que par là on n'entende seule ment le rudiment et l'école primaire; mais il n'y a rien de moins perfectionnant. Que diantre cela peut-il être? Nous ôtera-t-on nos cinq sens de nature? nous en donnera-t-on un sixième? Les chauves-souris, dit-on, sont ainsi bâties; triste perspective pour nous que de ressembler à pareille bête! c'est à faire dresser les che

veux. Mais, bon! c'est une fantaisie; nous nous alarmons à tort; quand on tournerait cent ans autour de mes pieds, on ne perfectionnerait jamais que mes bottes; la raison seule doit nous rassurer. Comment, cependant, croire que c'est là tout? S'il ne s'agissait. que de faire des routes, ou des ballons, ou des lampės, on ne crierait jamais si haut; Adam lui-même perfectionnait à sa mode, quand il bêchait dans le paradis; il faut qu'il y ait quelque mystère. Seraient-ce nos passions que l'on corrigerait? Par Dieu! ce serait une belle merveille que de nous empêcher d'être gourmands, ivrognes, menteurs, avares, vicieux! et si j'aime les œufs à la neige, me défendrez-vous d'en manger? Et si mon vin est bon, ou le vôtre, à vous qui parlez, et si votre femme... vous me feriez dire quelque sottise; non, ce ne doit point être encore cela. Ouvriraiton quelque grand gymnase pour nous y administrer, au nom du roi, une éducation jusqu'alors inconnue? D'ailleurs, qui ose décider, ici-bas, entre un savant et un ignare, lequel des deux est le plus parfait, ou le moins sot, pour parler net? Helvétius dit, il est vrai, que toutes les intelligences sont égales; mais en cela il fit tort à la sienne, car pour plâtrer sa balourdise, il fut obligé d'ajouter que la différence entre les hommes résultait du plus ou du moins d'attention qu'ils apportent à leurs études; belle découverte! Passons donc plus loin. Serait-ce qu'au moyen de certaines lois on changerait tellement nos mœurs et le milieu dans le

« PrécédentContinuer »