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Cependant, si chaque semaine devait être personnifiée; si, comme le spectre de Macbeth, chacune devait, en passant devant les yeux du spectateur, lui montrer ses ornements et ses attributs particuliers, je maintiens que la semaine morte hier dimanche n'aurait pas, comme la plupart de ses sœurs de 1851, et même de 1830, une face blême et perplexe, plaquée sur une rame de papier, et s'efforçant de s'expliquer quelquesunes des prédictions qu'une feuille très-constitutionnelle, nouveau Nostradamus, présente à ses abonnés. O prodige! elle ne serait ni triste ni économique; elle porterait même, en dépit de ce qu'on peut dire, la moitié d'un masque de velours usé, et quelques grelots enroués. Oui, un reste de gaieté, un reste de ces bruyantes et délicieuses nuits qui se succédaient jadis, et qui se sont envolées comme des ombres; un dernier soupir du dieu Momus, qui va rendre l'âme au printemps très-prochain; un suprême effort, en un mot, des divinités oubliées et perdues s'est manifesté cette semaine; pauvre semaine! qui autrefois fut appelée grasse, et qui ne sait comment on l'appellera aujourd'hui qu'on ne fait plus maigre. Mais, si jamais la ruine d'un siècle, la mort d'un peuple, la destruction d'une ville, la perdition d'un royaume, ont pu inspirer des triolets mélancoliques à un observateur bénévole, si jamais les changements et l'inconstance de la déesse Fortune ont pu faire éclater en sanglots et en harmonieux commentaires un barde soucieusement suspendu sur la pointe

d'un décombre pittoresque, quel sujet plus grave de méditations put être donné à l'homme que le pitoyable spectacle du bal de l'Opéra d'avant-hier? Bien avisés ceux qui, après avoir dit : « Irai-je ou non? » se sont vaguement écriés, comme Paul Courier, de bourgeoise mémoire: «< 0 Nicole! ô mes pantoufles! » et se sont ainsi épargné d'amères réflexions!

Poppée, la belle Poppée, la maîtresse de Néron, un jour que le vent du midi avait hâlé son visage, prit des mains d'un histrion un masque de cire, et défendit à la brise enflammée de porter atteinte aux plaisirs de César. Aussitôt toutes les jeunes Romaines l'imitèrent à l'envi; les fraîches nuits d'été eurent seules la permission de contempler à découvert les patriciennes; Rome prit un masque, et l'univers lui obéit.

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De ce jour naquit, dans le sein d'une femme, une pensée qui devait plaire à toutes les femmes; cette pensée, dont Venise hérita, donnait à la faiblesse du sexe l'arme la plus terrible contre la force de l'autre la certitude du secret. De ce jour, les yeux noirs et bien fendus bravèrent les regards de la foule, et un masque de velours noir apprit à faire ressortir la fraîcheur d'une bouche, sans la trahir, même par le son de la voix. Le bon et consciencieux Brantôme nous apprend que ce fut vers la fin du seizième siècle qu'on vit pénétrer en France cette mode charmante. Quelle fut la première femme, jalouse ou amoureuse, qui imagina d'introduire dans les fêtes cette arme protectrice, et de

se défendre de la curiosité publique comme on se défendait du contact. de la nuit? On l'ignore, c'est-àdire je n'en sais rien. Rien, selon saint Chrysostome, n'est plus pernicieux que ces réunions diaboliques et pleines d'impuretés, où les femmes se masquent comme de misérables bouffons. Saint François de Sales convient qu'on ne saurait trouver de mal dans la danse ellemême, mais que les circonstances qui l'accompagnent infailliblement sont la perte de l'âme, et les plus abominables du monde; Bussy-Rabutin est du même avis.

Eh bien, aujourd'hui nous sommes de l'avis de BussyRabutin. Tous les plaisirs du bal masqué, ceux de l'intrigue, ceux de la promenade, l'occasion de dire quelque chose, la permission de tout dire, l'imbroglio, les charmes du cœur et de l'esprit, ceux de la folie et du mystère, tout est mort; tout devait le paraître aux yeux d'un homme clairvoyant assis avant-hier à l'avant-scène de la lugubre salle de l'Opéra. Tous les jeunes gens pourtant y étaient venus comme de coutume; et on s'était souvenu qu'autrefois ce jour était le seul de l'année où l'on tentât d'oublier les bienheureuses idées qui nous mènent au Kant. Oui, au Kant, et aux orgies solitaires des Anglo-Américains. Dans ce désert où tout le monde se trouvait, de tristes regards l'annonçaient. Les questions politiques sont sans doute de graves questions; ce sont, la plupart du temps, des généralités. Croit-on que les questions de mœurs, les questions de vie intérieure, de relations privées, soient totalement

dénuées d'importance? Ce sont des regrets à faire pitié que des regrets de bals d'Opéra, sans doute.

Aussi ce qu'il faut regretter, déplorer même, ce n'est pas un bal, ce n'est pas l'Opéra, ce ne sont pas tous les lieux de réjouissances publiques de France, ce sont les idées qui tueront la gaieté en France, en respectant les lieux de réjouissances, les bals et l'Opéra. Qu'est-ce que c'est qu'un dandy anglais? C'est un jeune homme qui a appris à se passer du monde entier; c'est un amateur de chiens, de chevaux, de coqs et de punch; c'est un être qui n'en connaît qu'un seul, qui est lui-même; il attend que l'àge lui permette de porter dans la société les idées d'égoïsme et de solitude qui s'amassent dans son cœur et le dessèchent durant sa jeunesse. Est-ce là où nous voulons en venir?

Cependant hier quiconque était à l'Opéra n'avait qu'à dormir ou à faire le dandy; c'est-à-dire qu'il y avait absence totale de femmes; que la bêtise seule épargnait les quolibets et sauvait du bavardage; que de misérables dominos, décrochés de la boutique d'un fripier, se promenaient autour de quelques provinciaux, assez primitifs pour s'y prendre; qu'en un mot les jeunes gens, réduits à eux-mêmes, devaient sentir que les mœurs changent, que la société s'attriste, qu'il faut de nouveaux plaisirs, et quels plaisirs? Des plaisirs solitaires!

Que faire done? Parler de chevaux, de chiens et de punch, et puis de punch, de chiens et de chevaux. Le

siècle où les marquis parfilaient, où les favoris jouaient au bilboquet, étaient des siècles absurdes. En viendrons-nous à les regretter? Quand il n'y aura plus une femme dans les routs, comme il n'y en a plus à l'Opéra; quand la délicieuse fashion nous défendra de tirer une parole de nos gosiers serrés par une cravate bien empesée; quand nous en serons à ce point de perfection où tout le monde marche, c'est-à-dire quand les hommes resteront à boire, pendant que les femmes resteront à bâiller, que faire? Cependant on ne peut pas monter la garde toutes les nuits.

L'humanité est vieille, c'est vrai; mais les hommes sont jeunes. La France jadis avait jugé que des relations libres et exemptes d'entraves, que des mœurs faciles et simples, sans hypocrisie et sans morgue, étaient le meilleur et le plus salutaire moyen de donner aux jeunes gens des idées de société convenables, et d'en faire des hommes véritables. L'Europe alors la prenait pour modèle. La brutalité orientale, la bégueulerie anglaise, la jalousie espagnole, commençaient presque à convenir que nous avions raison: comment se fait-il que nous changions tout à coup? Voilà bien des réflexions pour un bal d'Opéra. Je demande à ceux qui les trouvent trop longues d'y aller ce soir; ils y verront quelque chose de plus long encore; il y aurait de quoi se faire saint-simonien.

Lundi, 14 février 1851.

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