Images de page
PDF
ePub

Examinons un peu ceci, quelque hardie que soit cette thèse, et prévenons d'abord une objection: on peut me répondre que ce qui est beau et bon est toujours simple, et que je discute une règle éternelle; mais je n'en crois rien. Polémon n'est pas simple, et, pour ne pas sortir de la Grèce, certes, Alexandre ne fut pas simple, lorsqu'il but la drogue de Philippe, au risque de s'empoisonner. Un homme simple l'eût fait goûter au médecin. Mais Alexandre le Grand aimait mieux jouer sa vie, et son geste, en ce moment-là, fut beau comme un vers de Juvénal, qui n'était pas simple du tout. Le vrai seul est aimable, a dit Boileau; le vrai ne change pas, mais sa forme change, par cela même qu'elle doit être aimable.

Or je dis qu'aujourd'hui sa forme doit être simple, et que tout ce qui s'en écarte n'a pas le sens commun.

Faut-il répéter, monsieur, ce qui traîne dans nos préfaces? Faut-il vous dire, avec nos auteurs à la mode, que nous vivons à une époque où il n'y a plus d'illusions? Les uns en pleurent, les autres en rient; nous ne mêlerons pas notre voix à ce concert baroque, dont la postérité se tirera comme elle pourra, si elle s'en doute. Bornons-nous à reconnaître, sans le juger, un fait incontestable, et tâchons de parler simplement à propos de simplicité il n'y a plus en France, de préjugés.

Voilà un mot terrible, et qui ne plaisante guère; el, direz-vous peut-être, qu'entendez-vous par là? Est-ce ne pas croire en Dieu? Mépriser les hommes? Est-ce,

comme l'a dit quelqu'un d'un grand sens, manquer de vénération? Qu'est-ce enfin que d'être sans préjugés? Je ne sais; Voltaire en avait-il? Malgré la chanson de Béranger, si 89 est venu, c'est un peu la faute de Voltaire.

Mais Voltaire et 89 sont venus, il n'y a pas à s'en dédire. Nous n'ignorons pas que, de par le monde, certaines coteries cherchent à l'oublier, et tout en prédisant l'avenir, feignent de se méprendre sur le passé. Sous prétexte de donner de l'ouvrage aux pauvres et de faire travailler les oisifs, on voudrait rebâtir Jérusalem. Malheureusement les architectes n'ont pas le bras du démolisseur, et la pioche voltairienne n'a pas encore trouvé de truelle à sa taille; ce sera peut-être le sujet d'une autre lettre que nous vous adresserons, monsieur, si vous le permettez. Il ne s'agit ici ni de métaphysique, ni de définitions, Dieu merci. Plus de préjugés, voilà le fait, triste ou gai, heureux ou malheureux; mais comme je ne pense pas qu'on y réponde, je passe outre.

Je dis maintenant que, pour l'homme sans préjugés, les belles choses faites par Dieu peuvent avoir du prestige, mais que les actions humaines n'en sauraient avoir. Voilà encore un mot sonore, monsieur, que ce mot de prestige; il n'a qu'un tort pour notre temps, c'est de n'exister que dans nos dictionnaires. On le lira pourtant toujours dans les yeux d'une belle jeune fille, comme sur la face du soleil; mais hors de là, ce n'est

pas grand'chose. On n'y renonce pas aisément, je le sais, et si je soutiens cette conviction que j'ai, c'est que je crois en conscience qu'on ne peut rien faire de bon aujourd'hui, si on n'y renonce pas.

C'est là, à mon avis, la barrière qui nous sépare du passé. Quoi qu'on en dise et quoi qu'on fasse, il n'est plus permis à personne de nous jeter de la poudre au nez. Qu'on nous berne un temps, c'est possible; mais le jeu n'en vaut pas la chandelle, cela s'est prouvé, l'autre jour, aux barricades. Nous ne ressemblons, sachons-le bien, aux gens d'aucun autre pays et d'aucun autre âge. Il y a toujours plus de sots que de gens d'esprit, cela est clair et irrécusable; mais il n'est pas moins avéré que toute forme, toute enveloppe des choses humaines est tombée en poussière devant nous, qu'il n'y a rien d'existant que nous n'ayons touché du doigt, et que ce qui veut exister maintenant doit en subir l'épreuve.

L'homme sans préjugés, le Parisien actuel, se range pour un vieux prêtre, non pour un jeune, salue l'homme et jamais l'habit, ou s'il salue l'habit, c'est par intérêt. Montrez-lui un duc, il le toise; une jolie femme, il la marchande, après en avoir fait le tour; une pièce d'argent, il la fait sonner; une statue de bronze, il frappe dessus pour voir si elle est pleine ou creuse; une comédie, il cherche à deviner quel en sera le dénoûment; un député, pour qui vote-t-il? un ministre, quelle sera la prochaine loi? un journal, à combien d'exemplaires

le tire-t-on? un écrivain, qu'ai-je lu de lui? un avocat, qu'il parle; un musicien, qu'il chante; et si la Pasta, qui vieillit, a perdu trois notes de sa gamme, la salle est vide. Ce n'est pas ainsi à la Scala; mais le Parisien qui paye veut jouir, et, en jouissant, veut raisonner, comme ce paysan qui, la nuit de ses noces, étendait la main, tout en embrassant sa femme, pour tâter dans les ténèbres le sac qui renfermait sa dot.

Le Parisien actuel est né d'hier; et ce que seront ses enfants, je l'ignore. La race présente existe, et celui qui n'y voit qu'un anneau de plus à la chaîne des vivants se noie comme un aveugle. Jamais nous n'avons si peu ressemblé à nos pères; jamais nous n'avons si bien su ce que nos pères nous ont laissé, jamais nous n'avons si bien compté notre argent, et par conséquent nos jouissances. Oserai-je le dire? jamais nous n'avons su si bien qu'aujourd'hui ce que c'est que nos bras, nos jambes, notre ventre, nos mains; et jamais nous n'en avons fait tant de cas.

Que ferez-vous maintenant, vous acteur, devant ce public? C'est à lui que vous parlez, à lui qu'il faut plaire, peu importe le rôle que vous jouez, poëte, comédien, député, ministre, qui que vous soyez, marionnette d'un jour. Que ferez-vous, je vous le demande, si vous arrivez en vous dandinant, pour prendre une pose théâtrale, chercher dans les yeux qui vous entourent l'effet d'une renommée douteuse, bégayer une phrase ampoulée, attendre le bravo, l'appeler en vain, et vous

esquiver dans un à-peu-près? Croirez-vous avoir réussi, quand quatre mains amies ou payées auront frappé les unes dans les autres, à tel geste appris, au moment convenu?

Cinq cents personnes, entassées sur des chaises, attendent que l'abbé Rose paraisse; son sermon est promis depuis trois mois pour la Pentecôte, à midi précis. Il paraît à deux heures, suivi du bedeau. Ses petits mollets gravissent lestement l'escalier en spirale. Il est en chaire; il laisse tomber son coude sur la balustrade de velours, son front dans sa main, et semble rêver; ses lèvres s'entr'ouvrent, et d'une voix flûtée, interrompue par une petite toux sèche, il commence en style melliflu une homélie qui dure trois heures. Il parle de la sainte Vierge, et l'appelle familièrement Marie; de Jésus-Christ, et il l'appelle Christ. Il est tout plein de Christ et de Jean. Paul est bien beau, bien énergique; mais Jean est si doux! Il parle de la mort, de la résurrection, du paradis et de l'enfer, et ne laisse pas de donner en passant un coup de patte au ministère; car de quoi n'est-il pas question dans sa prose? Il parle de tout, ou plutôt croit parler, et l'assistance croit qu'elle écoute, et tous feignent d'être d'autres gens qu'ils ne sont, pour une matinée, par mode oisiveté. On dit en rentrant : « Je viens du ser

et par

mon, » et l'abbé Rose affirme qu'il a prêché.

Soixante badauds, assis au large, composent l'auditoire de Florimond; les trois quarts sont des femmes.

« PrécédentContinuer »