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dans sa bouche. Et encore dans le rôle d'Hermione:

Je percerai ce cœur que je n'ai pu toucher.

Pour quiconque l'a entendue et sait le prix de la vérité, l'accent qu'elle donne à ce vers, qui n'est pas bien remarquable non plus, est une chose incompréhensible dans une si jeune fille; car ce qui va au cœur vient du cœur; ceux qui en manquent peuvent seuls le contester; et où a-t-elle appris le secret d'une émotion si forte et si juste? Ni leçons, ni conseils, ni études, ne peuvent rien produire de semblable. Qu'une femme de trente ans, exaltée et connaissant l'amour, pût trouver un accent pareil dans un moment d'inspiration, il faudrait encore s'étonner; mais que répondre quand l'artiste a seize ans?

J'ai choisi deux exemples au hasard, tels que ma mémoire me les a fournis; j'en aurais pu citer cent autres qui seraient autant de preuves concluantes. Il faut nécessairement reconnaître là une faculté divinatrice, inexplicable, qui trompe tous les calculs, et qui ressemble à ce qu'on appelle une révélation. Tel est le caractère du génie; il ne faut pas craindre ici de prononcer ce mot, car il est juste. Mademoiselle Rachel n'a pas un talent consommé, il s'en faut même de beaucoup, et cela lui reste à acquérir; elle a besoin d'étudier; mais on peut affirmer qu'elle a du génie, c'est-à-dire l'instinct du beau, du vrai, l'étincelle sacrée qui ne s'acquiert pas et qui ne se perd pas non

plus, quoi qu'on dise; voilà pourquoi il n'est pas à redouter que les compliments lui fassent tort. Si sa poitrine ne se fatigue pas, et si on ne la détourne pas de sa route, pour lui faire jouer le drame moderne, avec de l'étude et des passions, elle peut devenir une Malibran.

Venons aux questions littéraires. Pour ce qui regarde d'abord les gens qui croient voir une affaire de mode dans le retour du public à l'ancienne tragédie, disons, sans hésiter, qu'ils se trompent. Il est bien vrai qu'on va voir Andromaque parce que mademoiselle Rachel joue Hermione, et non pour autre chose, de même qu'il est vrai que Racine écrivit Iphigénie pour la Champmeslé, et non pour une autre. Qu'est-ce, en effet, que la plus belle pièce du monde, si elle est mal jouée? Autant vaut la lire. Iriez-vous entendre le Don Juan de Mozart, si Tamburini chantait faux? Que ceux qui essaient de se persuader que Racine a passé veuillent bien se rappeler le mot de madame de Sévigné, et prendre une tasse de café.

Quant à ceux qui pensent que ce même retour aux pièces du siècle de Louis XIV est une atteinte mortelle portée au romantisme, on ne peut leur répondre ni avec autant d'assurance, même au risque de se tromper, ni d'une manière absolument explicite. Il se pourrait bien, en effet, que des représentations suivies des chefs-d'œuvre de notre langue causassent un notable dommage aux drames qu'on appelle romantiques, c'est

à-dire à ceux que nous avons en France aujourd'hui. En ce sens, les classiques auraient raison; mais il n'en resterait pas moins avéré que le genre romantique, celui qui se passe des unités, existe; qu'il a ses maîtres et ses chefs-d'œuvre, tout comme l'autre; qu'il ouvre une voie immense à ses élèves; qu'il procure des jouissances extrêmes à ses admirateurs, et enfin, qu'à l'heure qu'il est, il a pris pied chez nous et n'en sortira plus. Voilà ce qu'il est peut-être hardi, mais nécessaire de dire aux classiques; car il y en aura toujours en France, de quelque nom qu'on les appelle. Nous avons quelque chose d'attique dans l'esprit, qui ne nous quittera jamais. Lors donc que les classiques de ce temps-ci assistent à un drame nouveau, ils se récrient et se révoltent, souvent avec justice, et ils s'imaginent voir la décadence de l'art; ils se trompent. Ils voient de mauvaises pièces faites d'après les principes d'un art qui n'est pas le leur, qu'ils n'aiment pas et ne connaissent pas tous, mais qui est un art: il n'y a point là de décadence. Je conviendrai tant qu'on voudra qu'on trouve aujourd'hui sur la scène les événements les plus invraisemblables entassés à plaisir les uns sur les autres, un luxe de décoration inouï et inutile, des acteurs qui crient à tue-tête, un bruit d'orchestre infernal, en un mot, des efforts monstrueux, désespérés, pour réveiller notre indifférence, et qui n'y peuvent réussir; mais qu'importe? Un méchant mélodrame bâti à l'imitation de Calderon ou de Shakspeare ne prouve rien de plus

qu'une sotte tragédie cousue de lieux communs sur le patron de Corneille ou de Racine, et, si on me demandait auquel des deux je me résignerais le plus volontiers, en cas d'arrêt formel qui m'y condamnât, je crois que je choisirais le mélodrame. Qui oserait dire que ces deux noms de Shakspeare et de Calderon, puisque je viens de les citer, ne sont pas aussi glorieux que ceux de Sophocle et d'Euripide? Ceux-ci ont produit Racine et Corneille, ceux-là Goethe et Schiller. Les uns ont placé, pour ainsi dire, leur muse au centre d'un temple entouré d'un triple cercle; les autres ont lancé leur génie à tire-d'aile, en toute liberté enfance de l'art, dit-on, barbarie; mais avez-vous lu les œuvres de ces barbares? Hamlet vaut Oreste, Macbeth vaut Edipe, et je ne sais même ce qui vaut Othello.

Pourquoi a-t-on opposé ces deux genres l'un à l'autre? Pourquoi l'esprit humain est-il si rétréci qu'il lui faille | toujours se montrer exclusif? Pourquoi les admirateurs de Raphaël jettent-ils la pierre à Rubens? Pourquoi ceux de Mozart à Rossini? Nous sommes ainsi faits; on ne peut même pas dire que ce soit un mal, puisque ces enthousiasmes intolérants produisent souvent les plus beaux résultats; mais il ne faudrait pourtant pas que ce fût une éternelle guerre. Lorsque jadis le pauvre La Motte proposa le premier à Paris de faire des pièces en prose, sans unités, Voltaire frémit d'horreur à Ferney et écrivit aux comédiens du roi que c'était l'abomination de la désolation dans le temple de Melpomène.

Lorsque, de nos, jours. M. Victor Hugo, avec un courage auquel on doit honneur et justice, monta hardiment à la brèche de ce même temple, quel déluge de traits n'at-on pas lancé sur lui? Mais il a fait comme Duguesclin,

planté lui-même son échelle. Maintenant que la paix est faite, et la citadelle emportée, pourquoi les deux partis n'en profitent-ils pas?

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Ceci m'amène au point délicat qui fait le sujet de cet article à savoir, si la tragédie renaissait aujourd'hui, et reprenait franchement sa place à côté du drame romantique, ce qu'elle pourrait être. Il va sans dire que je n'ai pas la prétention de décider une question pareille, mais seulement de la poser et de faire quelques conjectures.

Le lecteur relèvera, de lui-même mes erreurs, et de plus habiles que moi décideront.

Tout le monde sait l'histoire de la tragédie. Née pendant la vendange dans le chariot de Thespis, et ne signifiant alors que le chant du bouc*, élevée tout à coup, comme par enchantement, sur les gigantesques tréteaux d'Eschyle, corrigée par Sophocle, adoucie par Euripide, énervée par Sénèque, errante et abandonnée pendant douze siècles, retrouvée en Italie par Trissino, apportée en France par Jodelle et Garnier, son véritable père chez nous fut le grand Corneille; Racine, bien que plus tendre et plus passionné que l'auteur du Cid,

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