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de savoir pourquoi Roxane doit être plus grande qu'Hermione?

Roxane est, avec Phèdre, le rôle le plus difficile que Racine ait écrit. Certes, pour comprendre l'étendue de rôles pareils et pour les composer, comme on dit, ce serait une terrible entreprise, si ces rôles n'étaient depuis longtemps connus; mais ils le sont, et non-seulement connus, approfondis, calculés, mais notés. Qui les a créés? Racine lui-même; on sait, depuis cent soixante ans, comment sortir, rentrer, marcher, parler, dans les chefs-d'œuvre du grand siècle; il est vrai que mademoiselle Rachel ne suit point la tradition, mais, sans la suivre, elle ne l'ignore pas; à quelque inspiration qu'elle se livre, c'est sous le portique sacré, antique et solennel, qu'elle improvise; il n'est pas difficile de reconnaître dans ses plus hardies interprétations le respect et l'intelligence du passé; elle ne joue pas Roxane de souvenir, car elle n'était pas née la dernière fois qu'on l'a jouée avant elle; mais il suffit qu'une tirade soit de Racine pour qu'on y sente la Champmeslé. Il ne s'agit donc point, à proprement parler, de savoir si elle a bien conçu le rôle, mais si elle veut, sait, peut le rendre. Mais à quoi bon discuter cela, quand le parterre, les loges, ont applaudi? Quelqu'un qui a plus que de l'esprit disait l'autre soir au foyer des Français : «En vérité, on juge singulièrement ici; on demande non-seulement plus, mais autre chose que ce qu'on peut avoir; on a réfléchi sur tout,

fait mille rêves, on s'est épuisé en fantaisies; on voudrait trouver Shakspeare dans Racine, Racine dans Shakspeare; ce n'est pas juger raisonnablement, ni même, pour ainsi dire, d'une manière honnête. »

Mademoiselle Rachel, on le sait, n'a pas dix-huit ans, voilà ce dont on s'est aperçu lorsqu'on l'a vue la première fois dans le costume de Camille; voilà, il me semble, ce à quoi on devrait penser quand on la voit dans cette robe orientale qui la gênait vendredi dernier. De bonne foi, ce n'est pas sa faute si elle est si jeune. Mais Roxane, dit-on, est une belle esclave, devenue sultane par un caprice, plaçant son amant dans l'alternative ou de l'épouser, ou de mourir, amoureuse par les sens seulement, furieuse sans ironie, dissimulée par boutade, lascive et emportée, mais surtout jalouse; et on s'étonne, on s'indigne presque qu'une enfant de dix-sept ans n'exprime pas tout cela; ce sont de belles imaginations, de profondes découvertes, sans doute; mademoiselle Rachel n'a probablement pas encore eu le temps de les faire. Et pourquoi, alors, entreprend-elle ce rôle? demande-t-on. Pourquoi veut-elle rendre des sentiments, je me trompe, des sensations qui lui sont inconnues? La réponse ne serait pas difficile à faire. D'abord, Racine était un homme pieux, simple, quoique poli, consciencieux, et on n'avait pas inventé de son temps la littérature du nôtre; il est donc plus que douteux qu'il ait donné à la favorite d'Amurat le hideux caractère qu'on lui prête; quand ce caractère eût été

historique, il n'aurait ni voulu, ni pu le retracer; et mademoiselle Rachel, que je ne connais pas, me semble une honnête fille, consciencieuse, qui ne voudrait ni ne pourrait le jouer.

Veux-je dire par là que Roxane soit une vestale? Non, Dieu merci! C'est une tête de fer, passionnée, fougueuse; c'est une sultane, une esclave, une amante, tout ce qu'on voudra; mais elle a passé par le noble cerveau de Racine; et croyez qu'un poëte qui mettait deux ans et demi à traduire la Phèdre d'Euripide, presque vers par vers (comme Schiller, à son tour, a traduit la traduction française); croyez, dis-je, que ce poëte avait dans l'âme un certain instinct de la beauté et de l'idéal, qui ne s'accommode pas d'héroïnes tigresses. Celui qui passe une heure à polir un vers n'y fait pas entrer une idée honteuse; si sa pensée est cruelle, il sait l'adoucir; ardente, la purifier; amoureuse, l'ennoblir; jalouse, la sonder sans trouble; sublime et chaste, l'exprimer simplement; s'il a à peindre une Roxane, il la peindra, n'en doutez pas, et sans qu'un trait manque au tableau; mais chaque trait sera tel que nulle autre main que la sienne ne l'aura pu dessiner: et de cette main, le cœur en répond. Avant tout, la poésie est là, qui veille, cette rose empoisonnée dont parle Shakspeare, et dont le parfum ne s'échappe qu'avec crainte, modestie et honnêteté; voilà pourquoi une enfant de seize ans, quand elle s'appelle Rachel, peut jouer Roxane,

Pour citer un exemple, entre autres, quelques journaux ont remarqué ce vers:

Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes.

Ils ont appuyé sur le sens de ces mots, et ils les ont trouvés très-licencieux. Que peut-on entendre, disentils, par les charmes d'un homme? El mon Dieu! Ra-. cine, à coup sûr, n'entendait par là que la beauté du visage, la grâce des manières, la douceur du langage, qui peuvent appartenir à un homme aussi bien qu'à une femme. Et depuis quand, en effet, le mot charmes veut-il dire autre chose? Dieu sait quelle rougeur eût monté au front du poëte, si on avait cherché devant lui une interprétation obscène à son vers! mais que voulezvous! du temps de Racine, Robert Macaire n'existait pas.

Pour me servir de ce mot qu'on dénature, et qui n'en vaut pas moins pour cela, je dirai que mademoiselle. Rachel a rempli son rôle avec un charme inimitable. Si ce rôle était son premier début, la critique n'aurait pas assez d'éloges, d'épithètes pompeuses, de phrases louangeuses, pour rendre compte de la représentation de Bajazet. Dans quel étonnement ne serions-nous pas, dans quel enthousiasme! Mais c'est le sixième rôle qu'elle joue, et voilà comme nous sommes à Paris : nous aurions voulu autre chose que mademoiselle Rachel elle-même; nous connaissons cette grande manière de dire, ces gestes rares, frappants, ce regard profond,

cette prodigieuse intelligence de notre jeune artiste; nous les admirions hier, nous les aimions, et tout cela nous allait au cœur. Mais aujourd'hui, nous avons mal diné, et nous voudrions du nouveau. Au lieu de cette énergie, nous voudrions de la tendresse; au lieu de cette sobriété, du désordre, et que l'actrice surtout fût. plus grande. Voilà comme on juge, du moins dans les journaux; car, Dieu merci, le public n'est pas le moins du monde de cet avis; il est venu à la seconde représentation comme il est venu à la première, comme il ira à la troisième; il a vingt fois interrompu l'action par ces murmures involontaires que ne peut retenir une foule émue, et qui sont les vrais applaudissements. En un mot, Roxane a été l'un des plus beaux triomphes de mademoiselle Rachel.

Pourquoi quelques journaux veulent-ils nier ce triomphe? J'ai dit que je n'en savais rien, et, s'il m'était permis de le leur demander, voici comment je m'exprimerais:

Mais enfin, dites-moi, messieurs, pourquoi la chagrinez-vous? Elle a fait ce qu'elle a pu et ce que nulle autre qu'elle, assurément, ne pourrait faire. Puisque vous dites qu'il faut pour ce rôle des femmes de trente ans, amenez-en donc, et que nous leur entendions dire:

Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime,
Vous vous perdez.

Puisque vous ne voulez pas d'ironie, enseignez-nous

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