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la passion humaine conduit tout. Othello, brave, ouvert, généreux, est le jouet d'un traître subalterne qui l'empoisonne lentement. L'angélique pureté de Desdémone lutte, par sa seule douceur, contre tous les efforts d'Iago. Othello écoute, souffre, hésite, maltraite sa femme, puis fond en larmes; il succombe enfin, dit à la fois adieu à la gloire et au bonheur, et frappe. Dans l'opéra, une fatalité terrible, inexorable, domine. Depuis le moment où l'action commence jusqu'à celui où elle s'achève, la victime est dévouée. La musique respire constamment la plus sombre mélancolie; en dépit des roulades, des fanfares et des concetti chantés qui s'y trouvent, tous les motifs sont tristement frères; tous s'appellent, s'enchaînent, de plus en plus sombres, jusqu'au dernier, celui qui annonce l'arrivée de la mort dans la chambre nuptiale, et qui semble le chœur invisible des démons qui poussent au meurtre. L'Othello de Shakspeare est le portrait vivant de la jalousie, une effrayante dissection sur le cœur de l'homme; celui de Rossini n'est que la triste histoire d'une enfant calomniée qui meurt innocente.

Personne, je crois, n'a mieux compris que mademoiselle Garcia le rôle de Desdémone, et il est à propos de remarquer ici la différence qui existe entre les deux sœurs. La Malibran jouait Desdémone en Vénitienne et en héroïne; l'amour, la colère, la terreur, tout en elle était expansif; sa mélancolie même était énergique, et la romance du Saule éclatait sur ses lèvres comme un long

sanglot. On eût dit qu'elle mettait en action ce mot d'Othello débarquant et embrassant sa femme : « 0 ma belle guerrière! » et cette fière parole devait plaire, en effet, à son ardent génie. Pauline Garcia, qui, du reste, n'a pu voir jouer sa sœur qu'un petit nombre de fois, a imprimé au rôle entier un grand caractère de douceur et de résignation. Ses gestes craintifs, modérés, trahissent à peine le trouble qu'elle éprouve. Son inquiétude et le pressentiment secret de sa destinée, pressentiment qui ne la quitte pas, ne se révèlent que par des regards tristes et suppliants, par de tendres plaintes, par de doux efforts pour ressaisir la vie. Ce n'est plus la belle guerrière, c'est une jeune fille qui aime naïvement, qui voudrait qu'on lui pardonnât son amour, qui pleure dans les bras de son père au moment même où il va la maudire, et qui n'a de courage qu'à l'instant de la mort; en un mot, pour citer encore Shakspeare, c'est d'un bout à l'autre de la pièce « une excellente créature*. >>

Un trait particulier pourra rendre plus sensible la différence dont je parle.

Au second acte, lorsque Othello est sorti pour se battre, Desdémone, restée seule, interroge le chœur sur le sort de son époux. « Il vit, » répond le chœur. On sait avec quelle vivacité la Malibran jouait cette scène;

Excellent wretch! perdition catch my soul,

But I do love thee! (Othello.)

(Note de l'auteur.)

le cri de joie qu'elle poussait était irrésistible, et électrisait la salle entière. Mademoiselle Garcia rend cette situation tout autrement, et arrive à l'effet par un moyen contraire. A peine s'est-elle livrée à l'espérance qu'elle se retourne, aperçoit son père qui entre, et reste frappée de terreur : c'est par ce contraste puissant et plein de vérité qu'elle se fait applaudir, en sorte que l'émotion du spectateur, au lieu de porter sur un éclair de joie, se fixe sur une impression douloureuse. Je ne prétends pas décider laquelle des deux sœurs a raison, et je crois qu'elles l'ont toutes deux; je ne veux que signaler une nuance remarquable.

La pièce italienne, à proprement parler, ne commence qu'à la fin du premier acte. Mademoiselle Garcia a joué ce finale avec une grâce et une retenue parfaites; son attitude soumise près de son père, les regards détournés qu'elle ose à peine jeter sur Othello, la crainte mortelle qui l'agite, tout a été profondément senti et pudiquement exprimé. Dans ce beau chœur dont on n'entend qu'un mot: la dolce speme (et ce seul mot suffit, tant cette langue est charmante), elle a chanté avec une admirable tristesse.

Au second acte, elle a un peu manqué, pendant la première scène, de cette habitude du théâtre dont il était question tout à l'heure. Je crois que Rubini, pour se soustraire à ses demandes, a été obligé de chercher un abri jusque dans la coulisse. Le moment où elle tombe à terre, repoussée par Othello, a semblé pénible

avait

à quelques personnes. Pourquoi cette chute? il Ꭹ là, autrefois, un fauteuil, et le libretto dit seulement que Desdémone s'évanouit. Si je fais cette remarque, ce n'est pas que j'y attache grande importance, mais ces grands mouvements scéniques, ces coups de théâtre précipités, sont tellement à la mode aujourd'hui, que je crois qu'il faut en être sobre. La Malibran en usait souvent, il est vrai; elle tombait, et toujours très-bien. Mais aujourd'hui, les actrices du boulevard ont aussi appris à tomber, et mademoiselle Garcia, plus que toute autre, me paraît capable de montrer que, si on peut réussir avec de tels moyens, on peut aussi s'en abstenir.

L'air Se il padre m'abbandona est un morceau des plus bizarres; c'est un mélange des phrases les plus simples et des difficultés les plus contournées. La situation force l'actrice à être aussi touchante que possible, et en même temps, à peine a-t-elle dit les premières notes, que la vocalise l'entraîne et la jette dans un déluge de fioritures; mais, à cause de sa bizarrerie même, cet air peut servir de pierre de touche pour juger une cantatrice si elle n'est pas à la hauteur de la situation, on s'en aperçoit sur-le-champ. Que de fois n'avonsnous pas vu de belles personnes, pleines de bonne volonté, lancer hardiment les premières mesures d'une voix si émue, qu'on croyait qu'elles sentaient quelque chose et qu'elles allaient faire pleurer, puis s'arrêter là tout à coup, reprendre haleine tranquillement et se

:

mettre à jouer de la flûte! Quand la phrase simple arrive, on est à l'opéra; mais, dès que la difficulté se présente, on est au concert. L'émotion retombe en triples croches, comme une fusée en étincelles. Mademoiselle Garcia, dans cet air, n'a rien laissé à désirer. Les difficultés, loin de l'affaiblir, semblaient l'animer. Sa voix, qui, comme on le sait, a deux octaves et demie, mélange rare du soprano et du contralto, s'est développée avec la plus grande liberté. Elle a su donner l'accent de la douleur aux traits les plus hardis et les plus périlleux. Le parterre a applaudi les roulades avec transports, et il avait raison; la phrase principale a ému tout le monde; pour ma part, je recommande, à ceux qui savent comprendre, la manière dont mademoiselle Garcia prononce le premier vers:

L'error, l'error d'un'infelice.

Dans la lenteur qu'elle met à s'agenouiller, dans la façon dont le geste suit la voix, dans ses mains tremblantes qui se joignent d'abord, puis qui retombent quand le genou plie, il y a une gradation singulière, tout instinctive, que l'artiste n'a certainement pas calculée, et qui suit merveilleusement la musique; on croira peut-être que je cherche une finesse; tout au contraire, rien n'est plus simple, et c'est de ces simples choses que vit la poésie.

Si je voulais suivre pas à pas, jusqu'au bout, mademoiselle Garcia dans le troisième acte, cet article n'au

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