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nations un peu vives. Il existe, en effet, dans cette vie toute factice, mais toute poétique, dans ces rochers et ces palais de carton qui viennent ou disparaissent comme d'un coup de baguette, dans ce langage même de la fiction, où le rire et les larmes se succèdent ou se mêlent, et sont quelquefois très-véritables, il existe, dis-je, un attrait singulier auquel on résiste difficilement, pour peu qu'on soit sensible avec de l'esprit.

Il n'y a pas de bon comédien qui n'ait point aimé son théâtre; mais cet attrait pour l'auteur est bien plus grand encore; car l'un récite et l'autre invente. Il est vrai que le comédien, s'il est doué d'un vrai génie, peut aussi mériter le nom d'inventeur. Garrick a osé corriger, dans l'un des chefs-d'œuvre de Shakspeare, une scène admirable, qui, ainsi modifiée, a été applaudie par toute l'Europe. Talma, pour qui Napoléon avait une si haute estime qu'il a pensé à lui donner la croix de sa Légion d'honneur, Talma était précieux pour ses savants conseils; et de telle pièce où il fut applaudi on pourrait dire que, si elle n'est pas de lui, on ne sait trop de qui elle est. Mais avec quelle attention, avec quel plaisir, l'écrivain consciencieux et plein de sa pensée ne voit-il pas s'animer devant lui la forme vivante de son idéal, marcher, parler, agir les rêves de son cœur! Et si l'amour de la vérité, de la beauté, le guide et l'éclaire, avec quel soin, ou parfois même avec quel emportement irrésistible ne se livre-t-il pas ce travail, qui, bon ou mauvais, quel qu'en soit le ré

à

sultat, n'en est pas moins, quoi qu'on en puisse dire, l'un des plus nobles exercices de l'esprit! On sait comment le pratiquait Molière. Voltaire pleurait, et voulait qu'on pleurât, et se fàchait si l'on ne pleurait pas, lorsqu'il jouait, chez lui, ses propres tragédies; et la tradition a pris soin de nous dire comment Racine récitait ses vers à mademoiselle Champmeslé. Il y a sans doute, pour l'esprit, des routes plus grandes et plus sévères, il y en a d'incomparables, celles où Fénelon et Bossuet ont passé. Mais celle-ci n'en reste pas moins belle, et à coup sûr elle doit être honorée, quand elle est suivie par un honnête homme...

Ce mot me ramène à M. Dupaty.

Il était donc à Brest, s'ennuyant un peu, mais se gardant de le laisser voir à des gens qui le traitaient sibien, improvisant toujours de ces vers charmants qui lui échappaient comme par mégarde, lorsqu'il apprit que les rigueurs du consul s'étaient tout à coup adoucies. Peut-être Napoléon s'était-il aperçu, avec ce regard qui ne se trompait guère, qu'on avait prononcé bien vite. Je ne sais s'il crut avoir un tort, mais il eut la pensée d'une réparation. Le prisonnier redevint libre, et reçut la permission, c'est-à-dire l'ordre, de revenir à Paris. Les offres les plus flatteuses et les plus brillantes furent alors faites à M. Dupaty, mais il refusa tout; et depuis ce moment, pendant l'espace de sept ou huit ans, c'est-à-dire à peu près depuis 1803 jusqu'au mariage de l'empereur, il ne s'occupa que du théâtre.

A l'occasion des spectacles de toute sorte qui suivirent ce mariage, il fut, comme je l'ai dit tout à l'heure, admis près de la reine de Naples; il le fut aussi près d'une autre reine dont le nom suffit pour rappeler tout ce qui faisait la grâce et le charme de cette cour alors sans égale, je veux dire la reine Hortense. Il composa les paroles de quelques divertissements pour les fêtes données par ces deux princesses, et il conserva toujours religieusement les marques de leur bonté. L'empereur enfin, en 1812, lui donna la croix de la Réunion. En même temps, il lui fit proposer de nouveau une place élevée dans la magistrature; l'offre lui en fut transmise par le grand juge, duc de Massa; mais elle était subordonnée à quelques conditions que M. Dupaty ne voulut pas encore accepter. L'empereur annonça, plus tard, l'intention de l'attacher à l'éducation du roi de Rome.

Un incident, léger en apparence, qui se passa vers ce temps-là, doit sembler digne d'attention, en ce qu'il atteste une fois de plus le respect ou plutôt le culte que professait M. Dupaty pour la mémoire de son père. Au mois de novembre 1812, M. de Féletz fit, dans le Journal de l'Empire, un article à propos des Lettres sur l'Italie, où il ne se bornait pas à critiquer l'ouvrage, mais où il attaquait assez fortement les opinions philosophiques de l'auteur. Les trois frères Dupaty allèrent ensemble demander raison de cet article; M. Emmanuel surtout prit la chose très-vivement. Cette scène laissa chez M. de Féletz une impression profonde, qui,

vingt-quatre ans après, lorsque M. Dupaty se présenta à l'Académie, devint entre eux un motif de rapprochement, et la source d'une amitié qui ne finit qu'à la mort de M. de Féletz.

Cependant, s'il boudait de loin l'administration impériale, l'auteur de Picaros et Diégo ne boudait pas le vainqueur de Wagram, encore moins le vaincu de Leipsick. Cette croix qu'il avait reçue de la main de Napoléon, cette croix lui tenait au cœur, et l'obstination même de ses refus lui faisait attacher un plus grand prix à la seule chose qu'il eût acceptée d'un homme qui pouvait tant donner, et qui savait si bien offrir. Tant que le conquérant marcha dans ses victoires, il n'essaya pas de le suivre ni de toucher à la lyre de Tyrtée. Napoléon, dans sa toute-puissance, effrayait le talent modeste; ce n'était pas sa faute, le temps lui manquait. Au milieu de ses campagnes, lorsqu'il se plaisait (il le dit lui-même) au son des cloches et au bruit du canon, il aimait aussi la littérature, mais il la rudoyait un peu. C'était alors qu'assistant un jour à une tragédie guerrière, il disait, en manière d'éloge : « Il nous faudrait beaucoup d'ouvrages comme celui-là; c'est une vraie pièce de quartier général. On va mieux à l'ennemi, après l'avoir entendue. » Éloge bizarre, qui a sa grandeur, mais fort capable d'effaroucher Dernance, Florville, Agathe et Élise.

M. Dupaty, pendant ce temps-là, faisait jaser et gazouiller ces personnages inoffensifs. Lorsque l'empe

reur revenait poudreux de sa grande poussière et las de ses ennemis vaincus, il lui improvisait des couplets pour ses fêtes. Il aimait de tout son cœur ce grand homme aux Tuileries, et il se sauvait à Feydeau dès qu'il le voyait toucher à son épée. Mais lorsque advinrent les grands désastres, lorsque, aux traces de l'incendie de Moscou, sur le chemin de la Bérésina, le maréchal Lefebvre, septuagénaire, marchant à pied derrière Napoléon, commença à dire tristement: « Il est bien malheureux, ce pauvre empereur que j'aime!» lorsqu'on vit tomber lambeau par lambeau, harcelé pied à pied pendant deux années, ce drapeau qui avait traversé le monde; lorsqu'enfin la France accablée vit se renouveler en vain dans son sein les prodiges de l'Italie, alors le faiseur de vaudevilles, l'improvisateur de romances, prit l'uniforme pour aller à Clichy, et à son tour il tira l'épée *.

M. Dupaty, après cette journée, ne songea plus de longtemps à Feydeau. Il venait de faire une chanson bien connue sur l'impératrice et le roi de Rome :

Gardons-le bien, c'est l'espoir de la France.

Tous les soldats savaient ce refrain; lui-même, une fois les armes prises, devint capitaine de la garde natio

Chargé de surveiller un poste difficile, il s'avança dans la plaine de Saint-Denis, et reprit, sur les Russes, une Latterie d'artillerie dont les premiers défenseurs avaient été dispersés. Il la ramena à la barrière, et, s'approchant du maréchal Moncey, il lui dit, pour toute harangue : « Monsieur le maréchal, voici les pièces.» (Note de l'aute: r.)

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