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me donne un soufflet qui m'étourdit. Je prends la porte à pas lents, ayant soin de prendre mon chapeau et ma

canne.

« Je sors de l'hôtel et vais me poster à l'esplanade pour l'attendre. Dès que je le vois, je cours à sa rencontre et je lui assène des coups si violents que j'aurais dù le tuer d'un seul. En reculant, il se trouva entre deux murs, où, pour éviter d'être assommé, il ne lui restait d'autre moyen que de tirer son épée; le làche n'y pensa pas, et je le laissai étendu sur le carreau et nageant dans son sang. La foule des spectateurs me fit haie, et je la traversai pour aller au café, où je pris un verre de limonade sans sucre pour précipiter la salive amère que

la

rage avait soulevée. En moins de rien je me vis entouré de tous les jeunes officiers de la garnison qui faisaient chorus pour me dire que j'aurais dû l'achever. Ils finirent par m'ennuyer, car, si je ne l'avais pas tué, ce n'était pas ma faute. »>

Un volume presque entier, consacré au récit de l'évasion de cet homme extraordinaire de la fameuse prison des Plombs de Venise, offre un intérêt presque sans égal, et dont il est impossible de donner une idée. Son séjour à Paris, où il a introduit la loterie, deux ou trois amours bien vénitiens, autant de vengeances plus vénitiennes encore, fournissent matière à des chapitres charmants.

M. Aubert de Vitry avait, il y a quelque temps déjà, donné de ces Mémoires une sorte d'abrégé où la fin de

toutes les histoires était décemment coupée. Plusieurs mots extrêmement techniques avaient disparu :

Le latin dans ses vers brave l'honnêteté;
Mais le lecteur français veut être respecté.

Et par quelle raison? Le sage législateur du Parnasse aurait dû l'expliquer. Cette grande pruderie de l'œil et de l'oreille, qui, sous la périphrase hypocrite, n'en apporte pas moins à l'esprit la pensée toute nue, sera peut-être un jour expliquée. Elle ne l'est pas encore; car si l'esprit devine le mot, c'est donc l'organe qui en a peur?

L'édition nouvelle que nous annonçons ici a rendu (autant que possible) à ces Mémoires leur verdeur et leur naïveté digne d'un temps qui touchait au grand siècle. Nous engageons ceux qui se sentiraient rougir en les parcourant, à penser à Louis XIV, et même à Louis XV, qui s'entendait quelquefois en dignité.

20 mars 1831.

VIII

REVUE FANTASTIQUE

« Sommes-nous bientôt arrivés? dit l'homme au manteau vert.

Nous y voici, répliqua le libraire en sautant sur

l'esplanade; il accrocha son chapeau au télégraphe et jeta autour de lui un regard satisfait.

Quelle belle chose que Notre-Dame! dit en grelottant l'homme au manteau, qui, en sa qualité de romantique, se croyait obligé d'aller le long des balustrades, lorgnant les piliers et flairant les ogives. Eh bien! ajouta-t-il, commençons. »>

Le libraire tira de ses poches vastes et vides une lorgnette d'approche, il la posa sur l'épaule de son compagnon, et la dirigea de droite et de gauche en cherchant son point.

« Je crois, mon cher éditeur, reprit l'autre avec transe, que nous ne viendrons jamais à bout de notre entreprise. Publier quelque chose dans ce moment-ci! lorsque toute l'Europe est assez folle pour s'occuper de politique! On ne lit plus, ô mon cher imprimeurlibraire! on ne lit plus que les journaux. C'est en vain qu'armés d'un courage invincible et d'une intrépidité à toute épreuve, nous sommes montés sur cette cathédrale, et que, muni d'une lorgnette, vous prétendez découvrir le moment où la ville sera le moins activement préoccupée, afin de lui lancer favorablement mes opuscules! Voyez quelle agitation règne dans ces quartiers! Hélas! faut-il que je vous aie signé en 1829 un dédit funeste! Sans cela, ô mon cher éditeur! jamais l'inspiration ne me serait venue en 1851.

-Au lieu de vous lamenter, reprit le libraire, servez-vous, de votre côté, de cette autre lunette, Si la ville

de Paris est tranquille un quart d'heure, si les nouvelles manquent pendant l'espace d'une minute, si je vois deux oisifs se promener les bras croisés, c'en est fait, ô mon cher auteur! je lance vos opuscules. Songez que ceux de mes confrères qui ne sont pas à SaintePélagie ont été trouvés aux filets de Saint-Cloud; il nous faut trouver de quoi vivre quand nous devrions mourir à la peine.

Beau ciel, s'écria le poëte qui s'était retourné, ma poitrine s'élargit en te voyant! Quel panorama se déroule à mes pieds! que tu es belle, ô ma chère ville! quel aspect magnifique offrent, de ces hauteurs, tes ponts, tes quais, tes palais, ô Paris, toi dont les fées avaient élevé les murailles dans la plus belle vallée du plus doux pays de l'Europe! Comment ton enceinte, jadis réservée aux plaisirs et à toutes les jouissances de la paix, est-elle devenue l'ardent foyer de toutes les passions? Hélas! lorsque jadis une voiture attelée de huit chevaux traversait le Pont-Royal, tous les curieux accouraient, et l'on parlait comme d'un événement du passage du roi qui allait à la messe. Lorsqu'un abbé allait faire un sonnet, on s'en occupait pendant quinze jours dans tous les salons; c'étaient alors d'heureux oisifs qui peuplaient les promenades! Aujourd'hui le roi va en char à bancs, et douze volumes in-octavo ne sauraient attirer l'attention de trois personnes!

Il me semble, dit le libraire, que je ne vois rien, et que nous pourrions lancer vos opuscules.

- O ciel! répliqua l'auteur, ne voyez-vous donc point cette foule innombrable qui se presse dans la rue du Coq? on va attaquer le Louvre. O malheureuse patrie!

Ce sont, mon cher auteur, des gens qui regardent les caricatures de Martinet.

Des oisifs! s'écria l'homme au manteau, est-il possible? Mais, hélas! je me trompe; ce sont des caricatures politiques qu'ils regardent. C'est le dernier roi tenant un moineau dans sa main, ou le défunt ministère travesti sur des tréteaux. O France! riras-tu donc toujours de ceux qui te gouvernent, semblable à un malade de joviale complexion qui se raille des médecins qui le tuent? Celui-là te met au régime, celui-ci veut des dissolvants; tous introduisent la sonde dans la plaie, l'examinent au risque de l'élargir; puis ils s'efforcent de la remplir avec de l'onguent. Pauvres charlatans! C'est en vain qu'ils ont couché l'athlète sur le lit de douleur, qu'ils attachent et lient ses membres vigoureux, qu'ils le torturent et l'épuisent, lui, le lutteur invincible, dont les forces se dévorent ellesmêmes, que le sang étouffera si on ne le laisse descendre dans l'arène et frotter ses muscles huilés de la poussière olympique.

Mon cher, dit le libraire, voici assurément un moment de calme; vos opuscules ne sauraient être lancés dans un instant plus favorable.

- O éditeur imprudent, ne voyez-vous donc pas sur

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