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Un pauvre étudiant avait loué un infortuné cheval, le dernier resté dans l'écurie glacée d'un loueur mal à l'aise; il avait, hélas! brossé avec soin son habit le moins antique et se disait : « Pourvu que mon cheval ne s'emporte pas! car je tomberais assurément. » Un bon bourgeois avait saisi en souriant son parapluie rose; il avait pris par la main son petit garçon habillé en garde national, suspendu à sa montre ses breloques en cornaline, et dit à sa femme « Allons à Longchamps. » Ainsi, par un singulier hasard, ces quatre individus vinrent à passer dans la même rue, laquelle était voisine de l'Assomption, ou de toute autre paroisse qu'il plaira à un homme plein d'imagination de se représenter. Le visage de la dévote respirait un air de contentement et de satisfaction; elle inclinait les yeux à terre, en croisant ses pouces, et son double menton s'arrondissait jovialement, tandis qu'elle songeait que son estomac vide était agréable au Seigneur. L'élégant avait l'air byronien d'un homme blasé; son fouet sifflait sur la croupe rebondie de sa jument aux jambes fines; il s'engonçait dans sa cravate en songeant à ses dettes.

Le pauvre étudiant se cramponnait tout radieux, et invoquait saint Pommeau; sa monture se déferrait du pied droit. Sur le dos des pavés sautillait le bon bourgeois; le petit garçon mangeait un gâteau, et trottait tout barbouillé de confitures: après quelques minutes de marche, la dévote fut à l'église, et les trois autres aux Champs-Élysées.

L'église était muette et sombre; une moitié de cantique y bourdonnait d'une façon lugubre. La canne du suisse retentissait seule au milieu du silence, et le bedeau désappointé tendait dans le désert une bourse au fond de laquelle gisait un gros sou. Debout contre une voûte obscure, le curé attendait que les fidèles vinssent baiser l'image du Christ; mais, plus redoutable que les ressorts de la machine pneumatique, l'indifférence publique dont se plaint l'Avenir avait fait le vide dans la sainte patène. «Hélas! » murmura la bonne vieille, en s'agenouillant.

Dans les Champs-Élysées sifflait un vent aigu; quelques grisettes enveloppées de pelisses se promenaient imperturbablement dans la contre-allée; deux voitures bourgeoises fermaient leurs stores, et dans un grand landeau délabré, trois Anglais suçaient leurs cannes. <«< Diable! » dit l'élégant. «O ciel!» dit le pauvre étudiant. «Ah! ah! » dit le bourgeois.

La dévote eut bientôt fini sa prière; personne n'était là pour la voir, à quoi bon rester? Elle trempa avec fureur sa main sèche et ridée jusqu'au fond du bénitier, et murmura en se signant : « C'était bien la peine de jeûner toute une matinée!» Elle reprit son petit pas cadencé et appela sa servante.

L'élégant ne permit pas à la mauvaise humeur de prendre place sur son visage bien rasé et pommadé fraîchement; il appuya ses rênes flottantes sur le mors écumant de ses coursiers, et, traçant avec sa roue une

rosace sur le sable, reprit au trot la route de son hôtel splendide.

Le disciple infortuné de Cujas appuya sur les flanes étiques de sa monture ses talons dépourvus d'éperons. Sa rosse récalcitrante piétina, et se couvrit de boue; après un demi-quart d'heure, l'animal s'étant résigné, la raillerie publique oublia le cavalier. Mais quelle profonde tristesse !

Le bourgeois posa sur son chapeau imperméable son mouchoir à tabac, afin de le garantir de la pluie; le petit garçon pleura.

Ainsi le hasard voulut que ces trois personnages vinssent à repasser par la même rue, mais avec des physionomies différentes.

Dans la tête de la dévote se peignait alors des couleurs les plus vermeilles ce siècle qui, à bon droit, a été appelé le restauré. Dans son imagination chantaient de joyeuses files de moines, de copieux bataillons de diacres ; de discrets confessionaux s'ouvraient dans la scrupuleuse obscurité des chapelles; dans des salons aristocratiques s'arrondissaient des mollets d'évêque à bas violets bien tendus. O temps à jamais évanouis! Une larme roula sur la joue éraillée de la pauvre femme.

Dans la tête stupide de l'impassible dandy il ne se passa rien. Mais le pauvre étudiant, qui, n'ayant pas d'argent, ne pouvait manquer d'être philosophe, songeait piteusement au siècle des marquises et des mou

ches. Pendant dix minutes, les dix fortunées minutes qui avaient suivi son départ, et précédé son entrée à Longchamps un rève bien encontreux l'avait transporté à certain chapitre d'un livre dont les demoiselles ne savent pas le titre. Il s'était vu en amoureux cavalcadour piaffant à côté du wiski de la marquise de B. Hélas! il était parti grand signeur, chevalier errant, paladin, il s'en revenait morose, enrhumé, républicain. O hommes, vous dont la pensée est plus changeante que l'aile du scarabée aux rayons du soleil, plus difficile à fixer que le fluide de la lumière, vagues d'un océan sans limite, où allez-vous? où te retrouveronsnous, toi, multitude, foule ardente et curieuse, empressée et vide, qui te portes en avant et te retires plus irrégulièrement qu'une mer sans marée fixe? Engouements d'un jour, folies qu'on croit éternelles, qu'on scelle sur le marbre, qu'on décrète, qu'on élève en monuments, le souffle du zéphyr vous renverse. Où étiezvous, ô habitants de Paris?

Les Parisiens étaient à la revue du Champs-de-Mars, dimanche passé.

(Écrit le soir du vendredi saint, comme la préface du Vingt-Quatre Février *.)

Dimanche, 3 avril 1851 (jour de Pâques)

Le Vingt-Quatre Février est un drame de Zacharias Werner, cé

lèbre en Allemagne.

XI

REVUE FANTASTIQUE

Nous recevons d'un de nos correspondants les plus dignes de foi, qui dans ce moment est à la campagne à quatre lieues de Pékin, la lettre suivante, qui pourra intéresser le lecteur.

Pékin, 10 janvier 1851.

Je vous ai promis, monsieur et honoré correspondant, des détails sur la ville que je viens de visiter : je ne vous en donnerai point. La raison est qu'il est impossible aux étrangers d'en voir autre chose que les murailles, et cela lorsqu'ils ont de grandes protections.

Je ne vous envoie point d'encre de Chine, point de thé; je me bornerai à vous faire part d'une conversation philosophique que j'ai eue avec l'homme le plus vieux que j'aie rencontré de ma vie.

Il loge à quatre lieues de Pékin, et c'est lui qui est mon hôte en ce moment. Il passe gravement sa journée à fumer de l'opium et à boire d'énormes chaudières de thé dans de petites tasses grandes comme un dé. Du reste, c'est un fort bel homme et un élégant; ses ongles ont dix-huit pouces de long, et ses moustaches deux

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