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Mais pour cette espèce de fous qui, comme moi, ne cherchent qu'une expression, qu'une tête, qu'une pensée, souvent un trait de pinceau dans un ouvrage, et restent une heure devant ce vieux Raphaël, dont il est original de dire du mal aujourd'hui (cela donne un air de grand connaisseur assurément); pour ces gens, dis-je, qui ont la barbarie, dans un siècle de romantisme, de traverser la galerie de Rubens plus vite que celle des Italiens, ce n'est pas à eux que s'adressent les batailles, les couronnements, les passages du roi, ni les portraits de famille, hélas! pas plus que les pots de fleurs.

Le nom du peintre était autrefois écrit dans la couleur du ciel, dans l'expression des têtes; la signature du Vinci était un paysage bleuâtre hérissé de pointes de rochers et perdu dans l'azur d'un lac; celle de Michel-Ange était la stature des muscles robustes; celle du Corrége le demi-jour flottant d'un clair-obscur. Aujourd'hui il suffit de se placer à six pieds d'une toile pour que du milieu d'un gazon, entre les dalles d'un parquet, un nom rouge ou bleu vous saute aux yeux.

Et donc, le nom connu, ces fous dont je parle ne demandent pas ce que c'est que le sujet; historique ou non, patriotique ou point, ils regardent et jugent. Oui, jugent, bien qu'ils ne s'y co.naissent pas.

Pénétré de cet entêtement, je frottais mes mains. privées de livret; je m'arrêtai contre une balustrade; c'était tout justement au-dessous d'un tableau citoyen.

Je ne sais ce qu'il représentait de patriotique; mais une foule considérable qui s'y était amassée semblait le dévorer des regards.

« Bon, me dis-je, voilà de mon public des jours fériés; mais j'aperçus tout à coup, au milieu de ces nullités béantes, la tête boudeuse et indifférente d'une belle jeune paysanne à qui son oncle poussait le coude d'admiration, tandis qu'elle tournait la tête d'un autre côté.

Elle avait un bonnet de dentelles et une paire de boucles d'oreilles larges comme des pièces de six francs; elle avait l'air bête et pensif; des yeux qui regardaient le vide; elle n'entendait rien et ne prenait goût à quoi que ce soit de ce que son oncle lui criait d'admirer.

« En vérité, me dis-je, je suis un sot si je n'entreprends de suivre cette fille, et de voir à quoi elle s'arrêtera. » Je me figurais qu'il y avait dans tout cet être une apparence de sensibilité naïve. Je me mis sur ses talons.

L'oncle se posta devant un grand forum tout rouge rempli de contorsions et de draperies en colère; il ouvrit de grands yeux; la nièce abaissa les siens d'un air distrait et regarda la boucle de son soulier. «A merveille!» me dis-je. Contre un tableau de genre fort historique, l'oncle cloua ses lunettes; la jeune fille se tint roide dans son corset de velours vert, et le laissa s'extasier aussi longtemps qu'il lui plut. C'est encore mieux.

De cette manière nous fimes le tour de la salle carrée, l'oncle de se récrier toujours, la fillette de bâiller à demi; ce qui me suggéra cette réflexion, que je perdais sans doute mon temps, que cette paysanne était absolument sotte, et que, puisque rien ne lui plaisait, je n'avais qu'à la laisser.

Je m'éloignai donc, et ayant trouvé Henri qui traversait, je le pris sous le bras et m'élançai dans une discussion terrible, où je prétendis que tout était mauvais.

<«< Et comment faire pour composer un bon tableau aujourd'hui? disais-je. Ne voyez-vous pas que ces deux admirables têtes des enfants en prison, de Delaroche, ne sont goûtées que par fort peu de gens? Le style sévère des draperies et la pensée terrible du sujet, si habilement effleurée, loin de plaire à la foule, la choquent, et elle aime mieux s'aller établir devant une scène d'intérieur représentant des grisettes.

« Le public, mon ami (cet être de tout temps indéfinissable), est, dit-on, en Allemagne un homme d'un âge mûr, grave, silencieux, qui ne donne ses avis qu'à bon escient, et qui va même jusqu'à examiner avant de juger; en Italie, c'est un jeune étourdi qui cause, rit, soupe et joue aux cartes, sans se soucier autrement de ce qu'on dit ou fait pendant ce temps-là. Mais, en France, hélas! c'est le plus souvent un petit homme poudré, qui s'enveloppe d'une impénétrable et pédantesque roideur.

« Cependant un peintre, un poëte, un fou s'échauffe un beau soir la cervelle, Dieu sait avec quoi; un mot qu'il entend dire, un souvenir qui lui revient, un songe, un diner, un regard, que sais-je? un rien lui fait abandonner tout pour courir à ses pinceaux. Perdu dans un caprice favori, il s'y enfonce; il pleure, il chante, il écrit; autour de lui s'agitent mille fantômes qu'il s'efforce de saisir, dont il écoute les voix, et dont il tâche de fixer la forme incertaine. Divine jouissance! il oublie. Il vit un moment hors de la vie; ses forces s'exaltent; jusqu'à ce que la goutte de rosée, pareille à une douce larme, distillée lentement de l'alambic, se détache et tombe enfin comme une perle.

« Il a créé une charmante femme a souri, s'il est gai, jeune et heureux; s'il est triste, de longs voiles couvrent une tombe; la Madeleine n'est qu'un jour de mélancolie de Canova. L'œuvre est-elle achevée, voici venir le petit homme poudré qui chausse ses lunettes; il dépose son parapluie, il s'accoude; juge terrible! un demi-sourire prédit déjà l'orage, quelquefois il frappe en signe de joie ses mains l'une contre l'autre; souvent il se contente de secouer la tête; il approuve, il tolère; mais malheur, malheur à celui qui a pu l'irriter au point de faire sortir de sa poitrine un sifflement aigu, semblable au cri d'une porte mal huilée! il se change tout à coup en une hydre à mille chefs, en une mer qui rugit et déborde...

<<< Et comment faire, cependant? Jamais, non, Henri,

jamais il n'a produit rien de grand, l'homme qui pense, en travaillant, je ne dis pas au public, mais même à un seul de ses conseillers. Un de nos artistes me disait, l'autre jour, qu'une excellente caricature serait celle d'un pauvre artiste accroupi et suant sur sa toile, portant sa coterie sur son dos...

J'en étais là de ma discussion, lorsque je regardai autour de moi. Quel fut mon étonnement!

A deux ou trois pas de moi, j'aperçus la tête de ma belle paysanne. Ses grands yeux noirs étaient fixés sur une toile un peu élevée; une expression de sensibilité profonde et un léger sourire sur sa bouche me persuadèrent que je ne m'étais pas trompé sur son compte.

Mais quel tableau regardait-elle? Qui avait pu la fixer? Je fis quelques pas, et je vis clairement que c'était l'Inondation de Schnetz. Quelle satisfaction j'en ressentis! « Ainsi, me dis-je, voilà une pauvre fille qui peut-être voit pour la première fois ce qu'on appelle une exposition, ce qu'on pourrait appeler un pilori. Que lui ont fait tous ces tableaux historiques, toutes ces scènes affectées comme les mélodrames de Kotzebue, toutes ces grandes fadaises théâtrales au milicu desquelles on est toujours tenté de chercher le trou du souffleur? Il est clair que cette fille ne s'y connaît pas; et la voilà arrêtée devant un chef-d'œuvre (car je suis obligé d'avouer que c'est là mon opinion). Que regarde-t-elle ici? C'est une paysanne à jambes nues, belle comme la chasseresse, passant le fossé son

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