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Je vis depuis un mois d'une façon assez agréable, allant de château en château et trouvant partout des gens aimables avec lesquels on fait vite connaissance et qu'on a de la peine à quitter. Tantôt je suis dans un château princier, je ne mange pas sans un joueur de cornemuse qui se promène autour de la table, l'épée au côté, soufflant dans son instrument; tantôt dans ce qu'on appelle un cottage, espèce de cabane qu'on ne trouve pas en France ailleurs qu'à l'Opéra. Partout il y a des fruits excellens, — je n'ai pas été un jour sans manger du raisin! - une cuisine capitale, et des lits de sept à huit pieds carrés. (J'ai compris la vie conjugale des Anglais en mesurant ces lits.) Le mal est que tout le monde est un peu en représentation. Les grands seigneurs vous promènent en voiture dans leurs parcs, les gentlemen vous font voir leurs serres. Tout le monde prend un air noble et grand quand le gong a sonné. On met un habit et une cravate blanche, et la glace qu'on avait cassée le matin avec beaucoup de peine s'est reformée et ne se recasse qu'après le départ. Il me semble qu'on a toujours peur d'être méprisé. On est méprisable ici quand on ne sait pas tout ce qu'on doit savoir, quand on montre de l'étonnement, de la curiosité, qu'on parle sans réflexion, qu'on se laisse voir tel qu'on est. Il en résulte que malgré les montagnes, les lochs et des fortunes immenses, on s'ennuie mortellement.

D'un autre côté, moi je ne m'ennuie pas trop, parce que, malgré toutes les promesses que je m'étais faites d'être correct et digne, je reprends mes vieux plis, je suis inconvenant et je déride quelques bonnes âmes qui me traiteront de fou ou de vulgar fellow quand je serai loin. Mais la vie est courte, pourquoi se contraindre? Le dimanche, le maître de la maison lit un ou deux chapitres de l'Évangile avec un commentaire assez médiocre de je ne sais quel auteur approuvé par the free kirk, dans la salle à manger, devant la famille assemblée et tous les domestiques. Sans ce commentaire qui est parfois d'un ridicule achevé, cette cérémonie me toucherait fort. Elle m'a rappelé le culte de famille de l'antiquité. Vous noterez qu'il n'y a pas un village à quarante milles d'ici. Il n'y a que des auberges, et très bonnes, sur les routes. Les chemins de fer cessent au bout du loch Lomond on s'est appliqué depuis un siècle à extirper les Highlanders et à les remplacer par des moutons qui rapportent beaucoup. Je jouis ici de la compagnie d'une très jolie jeune personne de vingt à vingt-cinq ans comme on en voit peu ailleurs. Elle est d'une très illustre et très riche famille et n'aura pas un sou de dot. Elle n'a jamais été dans le monde ailleurs que dans des châteaux. Elle parle parfaitement le gallique, le français, l'allemand, l'italien. Elle dessine très joliment, joue du piano idem. Elle chasse le renard à cheval, con

duit des tandems et vient de pêcher un saumon aussi gros qu'elle. Elle est bronzée par l'air et le soleil; elle a de l'esprit et un mélange d'ignorance et de civilisation raffinée qui est plein de grâce; pas un atome de coquetterie et encore moins de bégueulerie anglaise.

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Il me semble, madame, que si je relis ma lettre je ne vous l'enverrai pas. Je la soupçonne d'être fort décousue, mais comment faire quand on écrit sur une grande table à côté de cinq ou six personnes qui font leur courrier à la fois. Je voudrais vous dire comment nous passons le temps. Le matin nous déjeunons vigoureusement de chair et de poisson avec du thé et du café, puis les dames vont mettre des bas rouges ou bleus à carreaux et de gros souliers avec des jupes retroussées, moyennant quoi elles sautent les buissons et enjambent les murs de façon à ne pas s'accrocher, — et à me donner souvent des distractions. Nous allons en bateau, en voiture et à poney dans la même journée. Mais nous avons soin de nous trouver dans quelque lieu habité vers deux heures, afin de manger un lunch très substantiel. Puis on rentre, et à sept heures on s'habille et on descend pour un dîner qui n'en finit pas. Le temps le plus agréable, c'est la matinée, c'est-à-dire celui où l'on est le moins gourmé. Il serait difficile de l'être, d'ailleurs, quand on patauge ensemble dans un moor (ou muir), où toutes les cinq minutes il vous arrive quelque accident ridicule. - Je suis honteux, madame, de vous écrire toutes ces sottises. J'aurais mieux fait sans doute de vous envoyer une description du Pass de Glencoe, où eut lieu le massacre que vous savez, commandé peut-être ou du moins traité comme une bagatelle par le grand usurpateur Guillaume III. C'est ce que j'ai vu jusqu'à présent de plus sauvage et de plus triste, la Cabrera près de Madrid exceptée. Ce qui me console, c'est que vous ne pourrez pas me lire.

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Adieu, madame, j'espère que vous avez beau temps et que votre santé est aussi bonne que la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous voir. Je ne sais pas pourquoi je ne vous ai pas parlé d'un sujet que vous avez traité dans votre dernière lettre. Votre argument n'est pas bon pour moi. Je ne crains rien, et si j'avais des inquiétudes pour une autre vie, je croirais difficilement qu'en prenant le chemin de la prudence, j'arriverais en paradis. Vousmême, madame, si vous n'aviez pas la foi, est-ce que vous iriez à la messe par politique? Retournant votre argument de prudence, je vous dirais Venez-vous en voir Sa Majesté. L'Empereur ne peut vous faire de mal, il vous fera peut-être du bien. Adieu, madame, je suis plus méchant que jamais. C'est que je suis triste de quitter Glenquoich. Je vais demain encore plus au nord, mais

je pense être à Paris avant la fin du mois. J'aurai l'honneur de vous demander pardon de toutes les sottises que je vous envoie. Veuillez agréer, madame, l'expression de mes respectueux hommages. PROSPER MÉRIMÉE.

Madame,

Paris, 12 octobre 1856.
52, rue de Lille.

J'ai eu l'honneur de vous écrire de je ne sais plus trop où en Écosse, pour vous remercier d'une aimable lettre que vous m'aviez adressée au moment de mon départ. Je voudrais vous raconter mon voyage qui a duré beaucoup plus longtemps que je n'avais prévu, mais vous vous représentez l'Écosse sous des couleurs si poétiques que je désespérerais de vous intéresser. Vous savez que j'ai le malheur d'être un matter of fact man. Lorsque j'ai vu pour la première fois la cathédrale de Cantorbery, j'ai beaucoup plus pensé à l'architecture qu'à la mort de Thomas Becket, et les vieux souvenirs en Écosse se mêlent toujours à des détails si prosaïques qu'ils manqueraient leur effet sur des esprits beaucoup plus enthousiastes que le mien. Voici cependant un souvenir d'Écosse que je prends la liberté de vous envoyer. Ce petit brin de bruyère a été cueilli à la place où Claverhouse a été tué dans le pass de Killiecrankie. C'était un assez mauvais coquin dans le fond, mais qui avait un côté héroïque. J'avais cueilli encore près d'Inverness une feuille d'un arbre où le prince Édouard attacha son cheval le matin de la bataille de Culloden, mais je n'ai pu la retrouver. J'ai eu pour guide à Inverness on plutôt aux environs un tailleur socialiste, homme d'esprit, dont le père mort à 105 ans avait vu le prince et lui avait parlé plusieurs fois. Il m'a raconté la bataille de Culloden comme s'il y avait été. Son père était le guide d'Inverness, et mon homme, à force d'entendre parler son père, n'était pas bien sûr de n'avoir pas assisté à toutes les scènes qu'il racontait. Ce qui m'a particulièrement intéressé, c'est ce qu'il m'a dit des Highlands et des Highlanders. Je n'avais pas trop bien compris comment je n'avais trouvé en Écosse, je dis dans le nord, que des gens ayant 20 000 livres sterling de revenu, des aubergistes excellens, et des domestiques. De paysans, de villages pas plus que sur la main. Or voici l'explication de mon tailleur. Après la rébellion de 1745, les chefs montagnards, rudement étrillés, s'aperçurent que leur puissance était perdue. Ils ne pouvaient plus piller les gens des Lowlands et mener la vie de petits souverains indépendans. Un homme d'esprit trouva une invention que tous imitèrent. Ce fut de se

débarrasser de leurs clansmen et de les remplacer par des moutons. Les hommes n'étaient bons qu'à se battre; les femmes, qui sont très laides, en général, n'étaient bonnes à rien. Les moutons au contraire rapportent beaucoup de laine et les côtelettes en sont excellentes. On expédia les hommes au Canada; on abattit les huttes de ceux qui voulaient rester; bref, on les obligea de déguerpir. Or mon tailleur dit que la terre dont les chefs de clans se disaient propriétaires ne leur appartenait pas en réalité, qu'elle appartenait en commun à toute la tribu, et que le chef n'en était que l'administrateur. Mais le gouvernement britannique n'était pas obligé de connaître les anciennes lois gaëliques, et était bien aise de voir partir cette race sauvage qui lui avait donné du tracas. Dans une de mes haltes on m'apprit l'histoire du dernier Rob Roy. Il vivait sur la terre de mon ami, M. Ellin, à Glenquoich, et s'appelait Mac Fee. C'était un déserteur de l'armée qui s'était établi dans une petite île en face de la maison de M. Ellin avec une femme qu'il avait enlevée. Il avait bâti sa maison lui-même, s'était construit un canot, et pour profession avouée il était seer. Un jour le laird de Glengarry, possesseur de l'île avant M. Ellin, voulut le mettre à la porte, Mac Fee le maudit en tournant en cercle autour de lui. Le surlendemain, le laird se cassa la cuisse dans un chemin de fer et mourut en établissant solidement la réputation du sorcier. Comme les voisins de M. Ellin (voisins à dix lieues à la ronde, car en Écosse on n'a pas de voisins plus proches) se plaignaient de perdre quantité de moutons, M. Ellin alla trouver son tenant volontaire et lui demanda de quel droit il s'était établi dans sa propriété. Mac Fee, tirant son dirk, l'enfonça dans la table en disant: Voici mon droit. On profita de son absence pour opérer un débarquement dans son île. Sa femme et sa fille accoururent chacune un fusil à la main, et ne se rendirent que par capitulation. M. Ellin leur donna une petite maison à Inverness, paya la pension de la fille et d'un garçon à l'école, et de temps en temps leur donnait de l'avoine et des harengs. Moyennant cette générosité il n'a jamais attrapé de coups de fusil à la chasse, et l'on n'a pas touché à ses moutons. L'année passée on a fait un petit kiosque dans l'île de Mac Fee. En plantant les premiers pieux on fut surpris de les voir glisser dans la terre. On était tombé sur une fosse pleine de suif. C'était là que Mac Fee mettait la graisse des moutons qu'il volait. Cet homme avait une telle réputation qu'on lui écrivait de Londres pour avoir des consultations magiques, et il répondait dans un mélange de gaëlique et d'anglais où le diable n'aurait rien compris. Ce grand homme est mort il y a deux ans, plein de jours, n'ayant jamais fait que sa volonté. Cela n'est-il pas d'un bon exemple? Sa femme avait

TOME CXXXIV. 1896.

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quinze ans lorsqu'il l'enleva tandis qu'elle moissonnait dans un champ d'avoine. Il la porta sur ses épaules plus de quatre lieues, jusqu'à ce qu'il eût gagné une de ses cachettes. C'est maintenant une matrone très vénérable que je ne porterais pas pendant deux minutes. Voilà, madame, comme la poésie s'en va. La fille de Mac Fee est femme de chambre et son fils menuisier, ou quelque chose de semblable,

Je crois vous avoir dit, madame, que j'avais été fort édifié des prières du dimanche en Écosse, lues par le père de famille devant tous les gens de la maison. A Édimbourg, le dimanche n'est pas une plaisanterie. Un cocher de fiacre qui m'avait mené au chemin de fer me demanda double taxe: Do you think that for less I would pollute the Lord's day? Malgré beaucoup de cant, ce sont des gens estimables et qui font de grandes choses. Ils ont une église d'Écosse un peu plus libérale que l'église anglicane, mais ils n'en veulent pas. Ils entretiennent, par souscriptions et très bien, une autre église qu'ils appellent free kirk, en sorte que dans toutes les petites villes du Sud, il y a deux églises : l'une payée par le gouvernement où il n'y a personne, l'autre payée par les habitans où ils vont. Cela vaut mieux que de faire des révolutions. J'ai dit adieu aux Ch... l'autre jour. Ils partent bien tristes, mais je suppose qu'ils seront ici l'année prochaine. Le pauvre M. de Salvandy est bien malade. Je crois qu'il n'y a plus de ressources. Adieu, madame, pardonnez-moi mon long bavardage, et veuillez agréer l'expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.

Paris, 29 octobre 1856.

Madame,

Vous me faites des éloges si immérités, que je n'osais plus vous écrire. J'attendais qu'il me vînt quelque pensée sublime pour vous en faire part. Malheureusement il ne m'en vient pas du tout. Il me semble que je m'abêtis tout les jours. Je n'ai de cœur à rien. Man delights me not nor woman neither. Savez-vous à quoi j'emploie ces beaux jours que nous avons? A peindre. Peutêtre à votre retour à Paris vous ferai-je connaître mon talent. Je voudrais écrire et je ne puis. Le soir je fais un commentaire sur Brantôme, je dis sur les Capitaines illustres. Je fais trois ou quatre lieues entre ma table et ma bibliothèque, pour écrire quelques notes d'histoire et de linguistique. Voilà les deux seules choses qui m'intéressent encore, ou plutôt vous voyez bien que

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