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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

DE

PROSPER MÉRIMÉE

PREMIÈRE PARTIE (1)

Octobre 1854.

Madame,

Je suis arrivé il y a trois jours de Berlin et j'ai trouvé la délibération du Conseil municipal de Chinon. J'ai fait aussitôt trois pages de ma plus belle prose, et l'ai portée à mon ministre. Je n'en augure pas grand bien; j'espère pourtant arrêter la démolition immédiate, mais l'affaire doit se résoudre par un certain nombre de mille francs- nombre plus grand, je le crains, que vous ne paraissez le croire et nous sommes pauvres comme Job. Veuillez croire cependant, madame, que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour que vos vœux soient exaucés. Outre tous les souvenirs glorieux qui se rattachent au château de Chinon, il a, pour nous autres antiquaires, des charmes tout particuliers, et ce serait nous arracher le cœur que de le démolir. J'essayerai, s'il le faut, de toucher un très haut personnage qui prend intérêt à tous les vieux témoins de nos gloires militaires. Je ferai de mon

(1) Nous regrettons de ne pouvoir dire ni à qui sont adressées, ni de qui nous tenons les lettres que l'on va lire. Mais il suffira sans doute que l'intérêt en soit considérable, et, si l'on n'y voit pas un homme tout nouveau, que Mérimée s'y montre pourtant sous un jour assez inattendu. A peine y trouvera-t-on trace de cette affectation de scepticisme et de sécheresse dont il s'était fait comme une seconde nature, ou plutôt une espèce de masque, et, au contraire, s'il était tout au fond, comme on l'a soupçonné, plus sensible et plus respectueux qu'il ne le voulait paraître, on en aura la preuve dans les pages qui suivent. Il nous a donc semblé, que rien ne saurait lui faire plus d'honneur que le ton de ces lettres, et puisque après tout nous n'avons jamais que les correspondans que nous méritons, on nous permettra d'ajouter, sans trahir son incognito, qu'il en fait davantage encore à la femme distinguée dont cette correspondance permettrait presque d'esquisser le portrait moral.

mieux enfin, madame, mais l'argent, l'argent, le trouverons-nous ? J'ai pensé à vous, madame, en lisant l'anecdote de l'obus. Tous ces projectiles ont des procédés. Un de mes amis fut sauvé d'une balle dans le corps par une médaille... mais elle était romaine, je veux dire du haut empire.

Je me suis trouvé à Munich et à Augsbourg cette année au fort du choléra. Je me suis senti malingre, presque malade, en train de devenir cholérique. Me voici à Paris avec la force des lions. Mon aventure doit-elle s'expliquer comme celle du général Canrobert? Quoi qu'il en soit, madame, en cas d'obus ou de choléra, il y aurait une pensée qui me rendrait la mort moins cruelle, c'est que de nobles âmes s'intéressent à la mienne. Vous m'avez fait un grand bien, madame, en pensant à moi, être si isolé dans ce triste monde; et, si la médaille ne fait pas de miracle en ma faveur, je me souviendrai toujours avec bonheur de la main qui me l'a donnée.

Veuillez agréer, madame, l'expression de tous mes respectueux hommages.

PROSPER MÉRIMÉE.

Paris, 24 janvier 1855.

Madame,

Je vous avouerai qu'il me paraît impossible de réparer ou, comme nous disons dans notre argot archéologique, de restituer le château de Chinon. Il faut se résoudre à le conserver en qualité de ruine. Très probablement il en coûtera quelque chose pour que cette ruine ne devienne pas encore plus pittoresque qu'elle n'est. Nous sommes prêts à nous exécuter pour les beaux yeux de messieurs les Chinonais dans la mesure de nos petits moyens. J'admire beaucoup le passage que vous me citez du discours (un peu long) de Ms d'Orléans, où il recommande de toujours chercher ce qui réunit les hommes, non ce qui les divise. Le château de Chinon réunit à vous un homme fort puissant, qui aime les châteaux forts (quoiqu'il ne soit pas payé pour cela) et la gloire nationale. J'espère qu'avec votre protection et la sienne, cette vénérable ruine, qui a réuni Jeanne d'Arc et Agnès Sorel pour donner de bons conseils, sera sauvée des Vandales.

Votre lettre, madame, m'a fait grand plaisir et grand bien. Elle m'a trouvé dans une attaque de blue devils qu'elle a conjurés. Depuis mon retour en France, je suis fort triste. Tant que je voyage je ne pense guère qu'à la vie matérielle, et je me fatigue tant que je ne pense plus. Il faut que vous sachiez, madame, que vers 1852 j'ai perdu mon grand intérêt à cette vie. Condamné à

une solitude croissante, et désespérant de retrouver cet intérêt, je suis hors d'état de travailler et de m'occuper à d'autres choses qu'à courir voir des tableaux, entendre de la musique, regarder des paysages ou observer dans des pays étrangers les variétés des bipèdes nommés hommes. Je n'ai rien fait jusqu'à présent pour moi, et je n'ai plus personne pour qui travailler. Voilà ce qui me met beaucoup de nuages noirs à mon horizon. Je suis bien touché de la bonne opinion que vous avez de moi. A certains égards elle n'est pas trop exagérée. J'ai le malheur d'être sceptique, mais ce n'est pas ma faute. J'ai tâché de croire, mais je n'ai pas la foi. Bien que je ne sois pas insensible à la poésie, je n'ai jamais pu faire de vers. Je suis trop a matter of fact man. Cela ne tient pas à mon éducation, mais à mon organisation. Croyez-vous au système de Gall? Beaucoup de choses me plaisent dans la religion chrétienne et dans la catholique en particulier. Je l'aime moins en France :

1° Parce qu'elle y prend des maximes de philosophie incompatibles avec son essence, et qui ne sont à vrai dire qu'une concession maladroite au scepticisme.

2o Parce que nos ecclésiastiques exagérant le caractère d'austérité, tombent dans l'affectation. Ni l'un ni l'autre de ces défauts, madame, ne se trouvent dans votre catholicisme, et c'est là ce qui me le rend aimable. Je suis surtout bien sensible à la pitié que je vous ai inspirée et je vous remercie du fond du cœur de vouloir bien attacher quelque intérêt à ma pauvre âme. A vous dire la vérité, je ne crois pas à ma conversion, mais il y a en Crimée des sœurs de charité qui soignent des blessés condamnés par les médecins, et leurs soins leur rendent la mort douce.

Adieu, madame, encore une fois merci. Veuillez agréer l'expression de tous mes respectueux hommages.

Me permettrez-vous, madame, d'aller vous les présenter en personne lorsque vous serez à Paris?

P. MÉRIMÉE.

11 avril 1855.

Madame,

Lorsque l'Impératrice m'annonça son mariage, je mis un genou en terre et lui demandai de m'accorder une grâce. Elle me le promit. Alors je la priai de me faire prêter serment de ne jamais lui demander ni place, ni croix pour personne. Le serment prêté je lui baisai la main pour la dernière fois. J'ai tenu mon serment et je n'ose l'enfreindre. Mais je n'ai rien promis à MM. les ministres. Que Mile de C... adresse sa demande au ministre des

finances. Je l'enverrai en la recommandant de mon mieux. Il se peut, si, comme on le dit, les nominations sont portées en haut lieu, qu'en voyant mon nom à côté de celui de Mile de C..., on y fasse un peu plus d'attention. Peut-être est-ce trop de vanité de ma part. Mais enfin c'est tout ce que je puis et oserai faire. Vous savez, madame, ce que c'est qu'un serment.

Un des malheurs de ma vie, c'est qu'on me croit moqueur. Je ne sais pas pourquoi. L'autre soir, quand je vous ai dit très simplement que, faute de mieux, je tenais à grand honneur de pouvoir vous écrire, si j'avais besoin d'un bon conseil, j'étais à cent lieues de railler. La bienveillance que vous m'avez montrée m'est trop précieuse, madame, pour que j'y songe autrement qu'avec bonheur et respect.

Veuillez agréer, madame, l'expression de mes respectueux hommages.

P. MÉRIMÉE.

21 juin 1855.

Madame,

Je ne sais pas pourquoi Mme Ch... s'est avisée de vous prêter mes romans, ni pourquoi vous les avez lus sans m'en prévenir. Il y a certaines choses que j'ai écrites que je n'aurais pas été fâché de vous montrer, d'autres que je ne voudrais pas que vous eussiez lues, surtout me connaissant très peu. On est toujours disposé à croire qu'un auteur pense ce qu'il fait dire à ses héros. Pour moi il n'y a rien de moins vrai. Je passe condamnation sur vos critiques et je prends vos éloges pour la bonne opinion que vous avez de l'auteur, non pour les ouvrages. Cependant il n'est pas juste de juger les gens en se mettant à un point de vue où ils ne se sont pas placés. Je n'ai jamais eu de prétention à la moralité et je n'ai jamais cherché qu'à faire des portraits. Quand j'étais jeune, j'aimais beaucoup à disséquer des cœurs humains pour voir ce qu'il y avait dedans, je crois devoir vous prévenir que c'est au figuré que je parle; - c'est une satisfaction de curiosité qui ne fait de mal à personne et où j'ai trouvé beaucoup de plaisir. Mais je suis bien revenu de tout cela. Outre l'amusement que je trouvais autrefois à écrire, j'avais un certain but. Je poursuivais quelque chose (non la gloire assurément) et je ne travaillais pas pour moi seul. Aujourd'hui, si j'écrivais, ce serait pour moi ou le public. Le premier est devenu trop difficile à amuser pour que j'essaye: le second a le malheur de ne pas jouir de mon estime. Voilà pourquoi je ne fais rien. Je me trompe. Je publie un commentaire sur le Baron de Foneste, un affreux pamphlet

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