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lorsque justement elle résulte du bien-être dont jouit le peuple français, au regard des autres peuples. Ce bien-être provient de l'élévation relative des salaires sur notre sol, dont nous avons droit d'être fiers. Et ce que nous remarquons aujourd'hui, pour la France et pour la navigation, sera tout le secret des luttes que ménage à nos fils le siècle prochain, pour la généralité des industries et pour l'Europe entière vis-à-vis du reste de l'univers. Nos marins, en attendant, sont comme nos constructeurs; pourvus d'un monopole improductif, ils trouvent difficilement à s'embarquer. Il s'agit ici pourtant d'un des métiers les plus durs à exercer, en tous cas du plus dangereux. Le chiffre des ouvriers, victimes d'accidens mortels, est chaque année dans les mines de charbon de 18 sur 10 000; il est de 13 dans le personnel des chemins de fer, de 20 dans les entreprises de voitures. Il s'élève, dans la marine à vapeur, à 48 tués sur 10 000 marins et, si l'on y comprenait les bâtimens de pêche, il irait à 77 par an.

V

Est-ce à cette même recherche de la douceur du vivre que nos paquebots doivent la renommée qu'ils possèdent, sous le rapport de l'installation et du traitement des passagers? Il est certain que leur supériorité, à ce point de vue, est incontestée. A terre, ce n'est pas une tâche aisée que d'exploiter ces hôtels qui, dans les capitales, reçoivent des centaines de voyageurs; sur mer, le problème est bien autrement complexe d'assurer l'existence pendant 10 ou 12 jours de il faut prévoir les retards 1500 personnes, dont 1 200 passagers logés, chauffés, éclairés, baignés et promenés dans des compartimens distincts. Pour que les habitans de la Touraine se reconnaissent dans le dédale des corridors, on a pris soin d'apposer, aux points d'intersection, des plaques indicatrices en deux langues : de la «< rue de Chicago » nous tombons dans « London street », puis nous traversons la << rue des Bains ».

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Lorsque après les serremens de mains, l'adieu final et le commandement de Enlevez la passerelle, le transatlantique, lentement, par une série de manœuvres compliquées, s'ébranle dans le bassin de l'Eure, poussé ou maintenu par son remorqueur, viré par cette amarre que l'on appelle à la grande surprise des militaires la « garde montante »; lorsque la rade est calme, que « le temps tient conseil », comme disent les Havrais, le passager qui descend l'escalier d'acajou massif à double révolution, orné de statues, de glaces énormes, où se mirent des tableaux

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représentant des vues champêtres et des châteaux historiques posés sur des prairies, ce passager certes a le sentiment de n'avoir pas quitté la terre ferme, ou du moins d'en avoir emporté beaucoup à ses pieds. Surtout s'il peut s'installer dans une chambre de moyenne grandeur, mais élégante et complétée par un cabinet de toilette, un water-closet et une salle de bain.

Celui-là est le privilégié des cabines de luxe; il paie jusqu'à 3 000 francs s'il est seul. Le billet ordinaire de première classe, qui varie de 500 à 1000 francs suivant la saison et le paquebot, donne droit à un réduit plus étroit, mais qu'à force d'invention et de calculs on est parvenu à agrandir, de façon que le voyageur debout, sa toilette terminée, retrouve le plus de superficie possible. Proportionnellement à la place qu'elle occupe, à ses cabines, à ses salons, au luxe de sa table et à tous les frais accessoires que ce luxe entraîne, la première classe paie moins cher que la troisième, taxée à 100 francs par personne, c'est du reste la même chose sur les chemins de fer. Les « réquisitionnaires » de première classe, c'est-à-dire les personnages officiels que la compagnie est tenue de transporter gratuitement, donnent lieu à une indemnité de 7 francs par jour de traversée; mais cette redevance conventionnelle est loin de correspondre au coût de l'ordinaire du bord.

Pour que les 175 convives, qui s'assoient en même temps dans la salle à manger principale, trouvent à leur dîner deux potages, un relevé de poisson, une entrée, deux légumes, deux rôtis, un entremets glacé, des pâtisseries et un dessert copieux, avec déjeuner à l'avenant, il faut embarquer de quoi fournir 15 000 kilos de viande de boucherie, 1500 têtes de volailles, 46 000 œufs, 7000 huîtres, 180 000 kilos de pain, sans compter 9000 brioches, 31 000 litres de vin, etc., etc. Un paquebot des Messageries emporte pour les longs parcours 12 000 serviettes et 4000 draps de lit. Sur un transatlantique, où les passagers sont plus nombreux, il est sali 32 000 pièces de linge par voyage, et l'on use 400 balais pour le nettoyage du navire. Il faut songer aux malades : un hôpital est organisé pour eux et aussi une pharmacie complète dont la commission sanitaire du port, avant chaque départ, vient faire l'inspection. Jadis, à partir d'une certaine heure, les passagers étaient plongés dans l'obscurité; un millier de lampes électriques éclairent maintenant le bateau dans toutes ses parties, et chacun peut, au milieu de la nuit, en tournant le commutateur, illuminer à son gré sa cabine.

Grâce à tout le confortable obtenu, rien, ou presque rien, ne différencie ce bâtiment d'un hôtel de premier ordre; rien... si

ce n'est le mal de mer. Puisque l'on n'a pu jusqu'ici contraindre l'Océan à se tenir tranquille, on cherche à supprimer du moins l'incommodité qui résulte de son agitation. Il avait été imaginé à cet effet un salon suspendu, qui devait rester fixe quelles que fussent les oscillations du navire et, comme ce salon ne pouvait être maintenu immobile par sa seule gravité, un mécanisme hydraulique devait le redresser en temps opportun. Le conducteur, dans un moment de distraction, manœuvra son mécanisme à contresens; c'en fut assez pour condamner le système. Un autre essai, tenté sur le Calais-Douvres, ne fut pas plus heureux : il consistait à accoler ensemble, côte à côte, deux coques jumelles. Ce double navire offrait plus de stabilité, mais il était peu solide. Une compagnie américaine ne réussit pas mieux avec la «< caisse à roulis ». Celle-ci flottait dans un réservoir à demi plein d'eau, et l'on comptait que le mouvement intérieur de cette eau contrarierait ou compenserait le balancement extérieur, imprimé par les vagues. La force et la durée des coups de roulis, malheureusetion trop variables, déjouèrent les calculs, et l'on dut renoncer à cette «< caisse », de peur qu'elle-même un jour, obéissant aux flots au lieu de leur résister, n'amenât par son poids mobile le navire à engager, c'est-à-dire à incliner sur le côté de manière qu'il ne pourrait plus se redresser. Ces essais infructueux ne doivent pas faire désespérer de l'avenir; on parviendra sans doute à supprimer le mal de mer sur les paquebots; il faut bien laisser quelque chose à souhaiter aux générations futures.

L'appréhension des gros temps a ce résultat que les transatlantiques, qui naviguent à moitié vides dans la mauvaise saison, refusent du monde en été. Des 300 000 voyageurs qui montent annuellement sur les bateaux de cette compagnie, le plus grand nombre se rend en Algérie et n'effectue, par conséquent, que de courts trajets; tandis que des 112000 passagers transportés par les Messageries, la majorité est à destination de l'ExtrêmeOrient, tout au moins de la Turquie et de l'Égypte. Le chiffre a beau être trois fois plus élevé dans la première société que dans la seconde, les recettes de l'une et de l'autre sont sensiblement pareilles, variant de 54 à 55 millions.

Du Havre pour New-York il part à peu près 30 000 personnes par an, de New-York au Havre il n'en arrive que 15000. Cette différence représente les émigrans qui ne reviennent pas. Le total des billets de première classe, 5 000 à 6 000,- celui des secondes classes, beaucoup plus bas, 1300 à 1 800, est le même dans les deux sens. Mais les trois quarts des individus qui peuplent les dortoirs de la troisième classe s'embarquent sans

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esprit de retour. Ceux-là ne se déplacent ni pour leurs plaisirs ni pour leurs affaires. Ce sont gens las de vivre uniquement pour travailler et qui rêvent de travailler seulement pour vivre. Un tout petit groupe est celui des économes, qui prennent les troisièmes pour ne pas gaspiller le modeste capital sur lequel sont étayées leurs espérances. La plupart n'ont que des espérances bien frêles et, dans des poches bien vides, pour remonter leur moral, un peu de la graine d'où sortent les «< oncles d'Amérique » ; car ils sont patiens plutôt que sombres.

A leur descente du train, au Havre, les émigrans trouvent la soupe servie sous la tente; ils passent ensuite, en présence du consul des États-Unis, une inspection médicale très minutieuse. Puis on les divise en chambrées distinctes, suivant leurs nationalités : beaucoup d'Italiens, d'Allemands et de Suisses, très peu de Français. Détail piquant: dans les différentes classes, énormément d'israélites de tout pays; aussi bien aux Messageries, pour la Plata, qu'aux Transatlantiques pour New-York. Le juif s'est toujours volontiers mis en route; bien avant le christianisme, on le voyait déjà répandu dans le monde civilisé.

L'émigration tend du reste à décroître depuis les entraves qu'y apporte la législation américaine; en un mois, cette législation a fait repousser 800 émigrans sur 2000. Les États-Unis tiennent à faire un choix. Tout voyageur de troisième classe est, a priori, considéré comme émigrant; à ce titre, pour être admis à débarquer, il doit prouver qu'il possède en argent comptant un minimum de 250 francs, qu'il n'a signé par avance aucun contrat de louage, qu'il est sain de corps et d'esprit, on a refusé des idiots, enfin qu'il n'a subi aucune condamnation infamante; ceci afin que le sol de l'Union ne devienne pas le rendez-vous des malfaiteurs du vieux continent. Ceux qui ne sont pas jugés dignes d'accueil demeurent consignés, comme une « marchandise laissée pour compte », jusqu'au départ du prochain paquebot qui les retourne à l'« expéditeur », quelque entrepreneur d'émigration le plus souvent.

Le passager de troisième classe rapporte plus, ai-je dit, que celui de première, mais il rapporte moins que de simples marchandises. Ces 100 francs payés pour son transport correspondent, proportionnellement à l'espace occupé par lui dans le navire, à un fret de 25 francs le mètre cube. Or, le mètre cube paie un taux moyen de 36 francs sur les transatlantiques, qui reçoivent principalement des marchandises de prix, et cependant le fret ne cesse de baisser depuis dix ans d'une manière constante. Sa quantité augmente, son produit brut diminue, chaque progrès

de la navigation tournant au profit du commerce universel. Sous Louis XIV il en coûtait environ 200 francs de notre monnaie, en tenant compte du pouvoir de l'argent, pour porter 100 kilos de soie de Messine à Marseille; aujourd'hui, d'un port chinois à Marseille, les Messageries pour 25 francs transportent un quintal de la même marchandise. De Bilbao à Nantes, au temps de Colbert, la laine espagnole payait 440 francs par 1000 kilos. La même quantité de laine est maintenant véhiculée d'Australie à Liverpool pour 20 francs et parfois pour 15.

Le fret, de Marseille à Constantinople, était encore il y a quarante-quatre ans, avant la guerre de Crimée, de 200 francs la tonne. Il n'y a plus de distance au monde pour laquelle on paie un prix semblable; à moins qu'il ne s'agisse d'objets exceptionnels, le fret le plus cher est de 50 à 60 francs. De l'Amérique du Sud à Bordeaux, le tarif moyen des Chargeurs réunis ressort à un dixième de centime par tonne et par kilomètre; et l'on a vu le prix du port de Calcutta à Londres tomber, en 1892, à 6 fr. 25 les 1 000 kilos; exactement ce que coûte à l'intérieur de Paris, le camionnage des marchandises de la gare d'arrivée au domicile du destinataire. Le prix des transports maritimes n'obéit en effet à aucune règle. On vend et on achète du fret, aux bourses spéciales de Londres et de New-York, suivant les oscillations très brusques résultant de l'offre et de la demande. Aucune puissance, aucune compagnie organisée, ne peuvent prévaloir contre la rivalité des libres cargoboats, qui, semblables aux fiacres maraudeurs des grandes villes, se promènent de-ci de-là sur les mers, en quête de fret, chargeant où ils peuvent. Si la clientèle donne quelque part, le télégraphe au loin leur fait signe, et ils viennent à quai, ainsi qu'au geste du passant le cocher flâneur se range le long du trottoir. En quarante-huit heures ils ont fait disparaître dans leurs flancs 2000 tonnes de marchandises, calées, arrimées, rangées aussi bien que du linge dans une malle; et voilà que déjà leur panache de grosse fumée noire disparaît à l'horizon. Ainsi les prix s'équilibrent, d'une mer à l'autre, comme les flots.

Seules les compagnies subventionnées ne sont pas libres; leur marche est tellement ordonnée et précise que souvent le commandant des Messageries on des Transatlantiques est, à son grand désespoir, obligé de quitter une escale où les colis abondent, sans avoir le temps de les prendre; parce que l'inflexible agent des postes lui signifie poliment que l'heure est venue de repartir. Les arrêts sont si brefs que parfois ces bateaux n'ont pu même décharger la totalité de leur cargaison au point où elle est attendue

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