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met, Shakspeare, Napoléon. Dès qu'il est apparu, les autres hommes se groupent autour de lui et le suivent. Ils subissent son prestige sans avoir le droit de s'y soustraire ou même de le discuter. Ils ont vis-à-vis de lui un devoir, celui de l'Adoration. Cette adoration du héros, cette admiration ingénue, cette soumission brûlante, ce culte prosterné, c'est, d'après Carlyle, le plus noble sentiment qui puisse habiter dans la poitrine d'un homme. Emerson a sur plusieurs points corrigé, atténué la doctrine de son maître, et il l'a aidée ainsi à se répandre; mais il est à cet égard pleinement d'accord avec lui. Le génie est parce qu'il est, et mérite, quel qu'il soit, d'être adoré : « J'admire les grands hommes de toutes classes, ceux qui tiennent pour les faits et ceux qui tiennent pour les pensées; j'aime le rugueux et l'uni, les << Fléaux de Dieu » et les «< Chéris de la race humaine ». J'aime le premier César et Charles-Quint d'Espagne, et Charles XII de Suède, Richard Plantagenet et Bonaparte en France. » La soumission au génie n'admet ni degrés ni réserves : « Sers les grands hommes. Ne t'arrête à aucune humiliation. Ne marchande aucun service que tu puisses rendre. Sois le membre de leur corps, le souffle de leur bouche. » Comme il explique le passé de l'humanité, le culte des héros nous garantit son avenir. Carlyle y puise un éternel espoir pour la direction du monde. Traditions, croyances, sociétés peuvent périr; il restera toujours la certitude que des héros nous sont envoyés quand nous en avons besoin et qu'il nous faut les révérer quand ils nous sont envoyés. C'est l'étoile polaire brillant au ciel des âges. « Les grands hommes existent pour qu'il puisse y avoir de plus grands hommes. La destinée de la nature organisée est l'amélioration. C'est l'affaire de l'homme de triompher du chaos, de répandre de toutes parts, tant qu'il vit, les semences de science et de poésie pour que le climat, le blé, les animaux, les hommes soient plus doux et que les germes d'amour et de bienfait soient multipliés. » Telle est la conclusion où se repose l'optimisme d'Emerson.

Cé que vaut cette théorie au point de vue de l'histoire générale, je n'ai pas ici à l'examiner. Je remarque seulement combien elle est surannée. L'histoire, se modelant sur les sciences, abandonne de plus en plus l'étude des individus pour celle des collectivités; elle cherche l'explication des faits moins dans l'action de quelques privilégiés que dans la collaboration de la masse anonyme; elle s'attache non aux accidens et aux soubresauts, mais à l'insensible développement et à la marche continue. L'armée des infiniment petits a mis les héros en déroute. Généreuse en apparence, la théorie de l'héroïsme dans l'histoire pourrait bien n'être au fond que la reconnaissance du succès et qu'un acte de soumission aveugle devant la force. Car le grand homme est celui dont la grandeur a été manifestée d'abord et consacrée ensuite par le

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succès. Mais combien y en a-t-il parmi les grands hommes dont l'action a été néfaste et qui ont fait dévier l'humanité de la voie du progrès, de l'amélioration et de l'adoucissement? Et enfin ne savonsnous pas où aboutit d'ordinaire l'optimisme, et que les effusions du sentiment ont coutume de se résoudre en un furieux déchaînement de brutalité ?

Mais c'est uniquement au point de vue de l'histoire des lettres que je me place. Je demande quel secours les procédés de Carlyle peuvent apporter à la critique. C'est Carlyle qui se charge de répondre; il a soin de nous mettre en main le fil qui doit nous conduire dans cette recherche. Aux premières pages de son livre, il prend violemment à partie ceux qu'il appelle les «< petits critiques ». Il est instructif de voir ce qu'il leur reproche, et ce qui leur vaut de sa part un si âpre dédain. « Cet âge, s'écrie-t-il, nie l'existence des grands hommes. Montrez à nos critiques un grand homme, un Luther par exemple; ils commencent par ce qu'ils appellent : « l'expliquer; » non l'adorer, mais prendre ses dimensions et découvrir que c'est une petite sorte d'homme. Il a été la création du Temps, disent-ils. Le Temps l'a appelé, le Temps a tout fait, lui rien que nous, les petits critiques, n'eussions pu faire aussi. » Expliquer!... Voilà ce qui est criminel et quasiment impie. Rattacher l'éclosion du génie aux circonstances qui l'ont accompagnée, montrer comment le grand homme est dans la dépendance du temps où il est venu, de l'époque où il s'est développé, du milieu qui a en partie déterminé sa formation, quel égarement d'une fureur iconoclaste! Les critiques s'efforcent de comprendre et de faire comprendre; c'est en quoi éclate la médiocrité de leur esprit. La petite critique est petite en ceci, qu'elle essaie de faire de la clarté. Faire de l'ombre, tel sera donc par contraste l'office de la Grande Critique. Elle s'emploiera à obscurcir les questions, à embrouiller ce qui passait pour être simple, à embrumer ce qui semblait clair, à noyer dans un flot de ténèbres les faibles lueurs dues à l'effort de l'intelligence et de la raison. Obscurcissez ! disait le rhéteur antique. On ne peut nier que le système de Carlyle et de ses disciples ne soit merveilleusement approprié à cet effet.

Le mysticisme est au fond même de la doctrine... La nature est surnaturelle. Tout y est miracle. Événemens, êtres, choses, sont des apparitions. Et ce sont des apparences. Rien n'est vrai que le mystère. Rien n'est réel que l'invisible. Parfois une porte s'ouvre sur le mystère, l'invisible se manifeste à nous ce sont les rares instans, les momens héroïques de la vie. La plupart des hommes se contentent des apparences, s'en tiennent aux semblans et aux formes : l'homme de génie pénètre jusqu'à l'Essence, jusqu'à la pensée divine qui y est incluse. Cela même le caractérise. « Il est, aux termes de Carlyle, celui qui vit TOME CXXXIV. 1896.

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dans la sphère intérieure des choses, dans le Vrai, le Divin et l'Éternel qui existent toujours, inaperçus de la plupart dans le Temporaire et le Trivial: son être est dans cela; il déclare cela au dehors par acte ou parole selon le cas en se déclarant lui-même au dehors. Sa vie est un lambeau de l'éternel Cœur de la Nature. » Il est sincère, en ce sens qu'il s'appuie sur la vérité. Il est sérieux, ence sens qu'au lieu de s'arrêter à la frivole apparence il s'installe dans le Cœur des choses. Il est silencieux, car toute chose a une harmonie, sans quoi elle ne pourrait maintenir sa cohésion et exister; tout est chant, tout est musique ; mais cette musique ne s'entend que dans le silence. Sérieux, sincérité, silence, sont les signes dont est marqué le grand homme en littérature aussi bien qu'ailleurs. Car la littérature est une « Apocalypse de la Nature », une « révélation du secret ouvert ». L'homme de lettres est envoyé pour nous manifester cette idée divine du monde.

Le génie procède par intuition, l'homme de génie étant par essence un voyant. « Au poète comme à tout autre nous disons avant tout Vois! » Sans avoir besoin de passer par la série des raisonnemens et par la chaîne des intermédiaires, il atteint directement son but. Vérité, beauté, bonté, il saisit son idéal d'une prise immédiate. Il s'y élance d'un bond par la seule impulsion de l'élan intérieur. Sa démarche est soudaine et sûre tout à la fois. Inconscient à la manière de l'instinct, il ne sait ce qu'il fait, et il le fait infailliblement. Il ignore les hésitations, les tâtonnemens, les reprises et les retouches. Il n'a eu besoin ni d'être éduqué ni d'être développé ou redressé. Tel est ce procédé de l'intuition, auquel nul autre n'est analogue, dont nulle analyse ne rend compte et dont nous ne pouvons nous faire même une idée, nous tous qui n'y avons point de part, à qui n'a pas été révélé le lien du visible avec l'invisible, à qui il n'a pas été donné d'être des voyans. Cela contribue déjà à isoler le génie; mais il y a plus. Nous ne connaissons que par comparaison; nous ne saisissons que des ressemblances et des différences. Ce qui nous permet d'apprécier, de juger - et d'admirer l'homme de génie, c'est que nous croyons qu'avec tout son génie il est encore et tout de même un homme. Nous savons, à n'en pas douter, que dans l'humanité il n'y a pas d'êtres surhumains, que le même sang coule dans toutes les veines, que la même argile a servi à pétrir toutes les chairs. Il n'est de différences que de degrés et non pas de nature. Le grand homme réalise plus complètement ce qui chez les autres n'est qu'à l'état d'ébauche; il est l'exemplaire, non pas encore achevé, mais moins imparfait, de ce qui ailleurs est à l'état inchoatif et embryonnaire. C'est parce qu'il y a entre les autres hommes et lui une commune mesure, que nous pouvons mesurer la distance qui le sépare des autres hommes. Mais voilà justement ce qu'on se refuse à admettre entre mystiques. On s'applique à

mettre le grand homme à part et en dehors des conditions de l'humanité générale, tous liens étant rompus, tous points de contact étant supprimés. On fait de lui un enfant du miracle, un ambassadeur céleste, un envoyé de Dieu, créature extraordinaire qui n'a de l'homme que l'enveloppe matérielle, douée d'une essence particulière, comme les démons ou les anges.

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Après qu'on a supprimé entre l'homme de génie et nous toute ressemblance, on efface les traits qui peuvent différencier entre eux les grands hommes. Nous avons coutume d'établir une distinction entre l'homme de pensée et l'homme d'action, entre le rêveur et l'homme d'affaires ou l'homme d'État. Nous ne croyons pas que les mêmes facultés fassent le grand conquérant, le grand législateur, le grand artiste. Même nous distinguons entre les qualités qui font l'orateur ou le poète, et le poète lyrique, épique ou dramatique. Nous voyons par maints exemples qu'on peut réussir dans un genre, échouer dans un autre. Et il nous arrive de déplorer que, par une erreur de direction et faute d'avoir connu la nature de son esprit, tel qui eût pu briller ailleurs se soit obstiné à un labeur pour lequel il n'était point propre. On ne tient pas compte de ces différences dans la théorie de l'héroïsme. Le héros sera prophète, poète, général, mettra en ligne des bataillons ou des vers, fera manoeuvrer des soldats ou des acteurs, suivant les circonstances et suivant le temps, mais en appliquant des facultés au fond identiques et toujours les mêmes. Shakspeare a trouvé sous sa main la forme dramatique; il s'en est servi; il aurait aussi bien coulé sa pensée dans la forme de l'ode ou de l'épopée. Cromwell aurait pu faire, le cas échéant, de très beaux livres. Napoléon, entre deux batailles, émettait sur la littérature, sur les arts ou sur la médecine des aphorismes mémorables. Pendant l'expédition d'Égypte, comme le corps des savans qui l'accompagnait s'évertuait à démontrer la non-existence d'un Dieu, Bonaparte, levant les yeux vers le ciel étoilé, réfuta d'un mot leur argumentation: «< Très ingénieux, messieurs, mais qui a fait tout cela?» Preuve évidente qu'il n'est pas besoin d'avoir passé par l'école et pâli sur les livres pour en remontrer aux plus subtils métaphysiciens! << J'imagine, dit Carlyle, qu'il'y a dans le Poète, le politique, le penseur, le législateur, le philosophe; à l'un ou l'autre degré il aurait pu être, il est tous ces hommes-là. Et de même je ne puis comprendre comment un Mirabeau, comment ce grand cœur brûlant, avec le feu qu'il portait en lui, avec les éclats de larmes qu'il portait en lui, n'aurait pas pu écrire des vers, des tragédies, des poèmes et toucher tous les cœurs de cette façon... Les maréchaux de Louis XIV sont une sorte d'hommes poétiques aussi. Les choses que Turenne dit sont pleines de sagacité et de génialité comme des dits de Samuel Johnson. » C'est le domaine de l'indiscernable et de l'indéterminé. Tout est dans tout.

Ainsi relégué dans son empyrée, et d'autre part affranchi des limites qui auraient servi à le définir, il est clair que le génie échappe à toute compréhension. Il n'y a aucun moyen de le saisir par le dehors. Le seul moyen est de s'installer en lui et de communier avec lui. La méthode la plus usitée en critique consiste à s'avancer par approches successives, et, par une série d'investissemens, à étreindre de plus en plus près l'écrivain qu'on étudie. On recherche ce qu'il doit à ceux qui l'ont précédé, à ses contemporains, à ses maîtres, à ses amis, ce qu'il a emprunté à ses lectures, ou aux spectacles dont il a été le témoin; on a chance alors de découvrir ce qu'il ne doit qu'à lui-même et qu'il a tiré de son fond. S'agit-il du drame de Shakspeare? On n'en dira rien qui ait quelque portée, si on n'a pas montré d'abord comment il se préparait par le drame de Marlowe, de Ben Jonson et de dix autres. S'agit-il de Goethe? Il faudra établir ce qu'étaient le Faust de la légende, le Faust de Marlowe, le Faust des marionnettes, avant de déterminer comment le poète en a fait son Faust. S'agit-il du scepticisme de Montaigne? Il faudra commencer par démêler les élémens dont il se compose afin de le distinguer de toutes les autres sortes de scepticisme. Mais jamais les grands critiques, ne s'attardent à ce travail. Ils brûlent les étapes. Ils vont droit au génie, bondissent sur ce qu'il y a en lui d'essentiel, sans crainte de faire faux bond et de tomber à droite ou à gauche, en deçà ou au delà. Eux aussi ils sont guidés par un sentiment qui ne se trompe pas, ils s'en remettent à leur instinct qui est infaillible. En somme la démarche de leur critique est pareille à celle du génie. Ne sait-on pas, en effet, que, pour goûter une œuvre d'art, nous mettons en œuvre les mêmes facultés dont l'artiste s'était servi pour l'exécuter? Goûter la Beauté et la réaliser ne sont pas deux opérations différentes. L'amateur d'art est à quelque degré un créateur. C'est donc ainsi que se passent les choses. Le poète se révèle au critique exactement comme la nature se révèle au poète. Le critique lui aussi procède par intuition. Il est lui aussi un voyant. Le Critique est un Héros.

Les voies de cette critique sont mystérieuses comme celles du Seigneur, et ses desseins sont impénétrables. Elle a ses raisons que la raison n'entend pas. Une fois qu'elle a reconnu le génie à des signes lisibles pour les seuls initiés, il lui reste à le célébrer. Cela même est son rôle et elle n'en a plus d'autre. Au reste ce n'est pas une mince affaire, car les ressources du langage humain sont limitées. En contemplation devant son idole, elle en voit avec ravissement se découvrir les perfections qu'elle exalte à mesure en autant de litanies. Emerson, plus il étudie Platon, et plus il en voit les mérites se multiplier jusqu'à l'infini. Afin de donner quelqué idée de la structure de son esprit, il la compare aux monumens de Karnak, aux cathédrales

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