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III

Ainsi, en déterminant les principaux centres où se constituait l'hagiographie au 1x siècle, M. Loparev a dressé en quelque sorte le tableau du mouvement religieux et intellectuel de l'empire byzantin à cette époque. On voit qu'en Orient ce mouvement dépasse les frontières de l'empire, tandis qu'en Occident il empiète sur l'Italie latine. C'est dans la période féconde qui suivit le rétablissement des images, sous les règnes de Basile le Macédonien et de Léon VI, après la restauration de l'école patriarcale et des grands monastères qu'avait ruinés la persécution iconoclaste, que l'hagiographie atteignit son point culminant. Pendant la tourmente iconoclaste toutes les institutions, tous les usages de l'Église orthodoxe avaient été violemment attaqués; d'antiques traditions avaient failli périr. Une fois vainqueurs, les partisans des images se préoccupèrent avant tout de reconstruire et de restaurer, mais pour mieux manifester le caractère de leur victoire, ils voulurent glorifier ceux qui en avaient été les principaux artisans. C'est ce sentiment qui explique la floraison hagiographique de la seconde moitié du 1x siècle. La vie des saints et, il ne faut pas l'oublier, la vie des saints presque contemporains, paraît avoir été alors l'objet d'un véritable engouement. Dans chaque monastère des moines travaillent avec ardeur à recueillir des témoignages sur les personnages éminents qui ont illustré leur maison. L'éloge funèbre, le panégyrique deviennent des exercices littéraires. Lus devant des auditoires de choix, ils jouent le rôle de nos conférences mondaines; prononcés devant les jurys de l'école patriarcale, ils constituent l'épreuve solennelle qui confère les grades universitaires de rhéteur ou de philosophe.

Si profane que soit la comparaison, on peut dire que les vies des saints ont tenu dans la société byzantine du 1x siècle une place analogue à celle de nos romans contemporains. Elles en ont toute la variété et elles sont composées souvent d'après des procédés analogues. A côté des dissertations morales et théologiques, on y trouve les tableaux des mœurs, l'observation précise et parfois fine de la vie contemporaine, les récits historiques, le reflet des luttes politiques et des polémiques religieuses, les détails pittoresques et même, nous

l'avons vu, les récits d'imagination. Et c'est ce caractère complexe qui leur donne une si grande importance historique. Sans doute, à part quelques exceptions, leur information n'est pas très sùre et ce n'est qu'après une sévère critique qu'on peut utiliser pour l'histoire les événements qu'elles rapportent. En revanche, si l'on veut connaître véritablement la société byzantine et le jeu de ses institutions, et ses préoccupations religieuses ou intellectuelles, et sa vie matérielle ou morale, aucune espèce de documents n'en donne un tableau aussi fidèle et d'une vérité aussi saisissante que les documents hagiographiques. Mieux même que dans les chroniques et les histoires nous y voyons vivre et agir les contemporains de Théodore de Stoudion et de Photius. Les progrès de la critique hagiographique auront donc toujours pour résultat d'augmenter un peu plus notre connaissance de la société byzantine et c'est par là que les belles études consacrées par M. Loparev à l'hagiographie du 1x siècle présentent un si grand intérêt et ont une si grande valeur.

LOUIS BRÉHIER.

LES ÉTUDES »
«

355 pages.

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DE PIERRE DUHEM
SUR LEONARD DE VINCI.

PIERRE DUHEM. Études sur Léonard de Vinci. Ceux qu'il a lus; ceux qui l'ont lu. Première Série, 1906. 1 vol. gr. in-8, viSeconde série, 1909, 1 vol. gr. in-8, IvTroisième série. Les précurseurs parisiens de Galilée, 1913, 1 vol. gr. in-8, XIV-605 pages. Librairie scien- tifique A. Hermann et fils.

474 pages.

PREMIER ARTICLE.

I

Il faut déplorer la mort de Pierre Duhem, enlevé prématurément, à cinquante-cinq ans, il y a quelques mois. Elle a passé trop inaperçue, même en ce temps de graves, d'angoissantes préoccupations.

SAVANTS.

4

Membre de l'Institut, professeur à la Faculté des Sciences de Bordeaux, il avait sans doute donné la mesure de sa valeur par ses livres et par son enseignement, mais il n'avait pas donné tout ce qu'on attendait de lui, tout ce qu'auraient encore pu produire des années de pleine et ample maturité. Le physicien, le savant ne nous appartiennent pas; il nous est permis, nous est permis, sans trop de présomption peut-être, de rendre hommage à l'historien des sciences et de la pensée scientifique, qu'on ne remplacera pas de sitôt. A dresser seulement le catalogue de cette partie de son œuvre, on se sent presque déconcerté par l'effort de travail qu'elle suppose, par l'étendue des connaissances, par la largeur des conceptions: trois volumes sur Léonard de Vinci, publiés de 1906 à 1913; quatre volumes sur le Système du monde, les deux derniers parus en 1915 et 1916: deux volumes sur les Sources des théories physiques; un volume sur l'Évolution de la mécanique, voilà l'œuvre de dix années environ, fruit de longues et ardentes recherches, et qui, dans la variété de ses sujets, se rattache à une idée maîtresse hardie "").

OEuvre sans doute compacte, diffuse, alourdie dans ses développements par des redites dans le même ouvrage ou d'un ouvrage à l'autre; œuvre où l'on sent parfois que l'auteur cherchait encore en même temps qu'il composait. On y signalera quelques partis 'pris, quelques incertitudes, des erreurs. Qu'importe? Il n'est plus un historien de la pensée scientifique du moyen âge ou de la pensée moderne qui puisse rien écrire sans l'avoir étudiée, contrôlée peutêtre et méditée. Même à s'en tenir aux études sur Léonard, elle va

(4) Voici les titres exacts de ces ouvrages où se retrouvent quelquesunes des questions traitées dans les Études sur Léonard. On y rencontre des compléments, parfois des rectifications Pierre Duhem, le Système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic. 4 vol. gr. in-8; t. III, 1915, 549 pages; t. IV, 1916, 597 pages. Librairie scientifique A. Hermann et fils. L'ouvrage s'arrête à la fin du xive siècle. Deux volumes achevés en manuscrit seront

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plus loin que son sujet. Quand on essaie de l'embrasser dans son ensemble, elle soulève ou résout de graves problèmes. Elle ajoute un siècle à l'histoire de la Science française.

Nous ne pourrons en donner qu'une bien faible et incomplète idée dans ce compte rendu, qui n'a d'autre caractère que celui d'une analyse.

Les historiens de Léonard, lorsqu'ils ont étudié le savant et le penseur, ont généralement cherché et trouvé en lui « l'autodidacte par excellence », et ils voyaient là une gloire de plus, celle de l'homme dont le génie a tout deviné sans avoir eu de précurseur. Ils le félicitaient de son heureuse ignorance de la scolastique, par où il réussit à s'affranchir de ces écrits vides, qui proclamaient que la science était faite et finie et la résumaient dans des mots, sans observation, sans critique autre que verbale.

Bien différent apparaît le Vinci à Duhem. Sa pensée se résume dans le premier volume de ses études, le plus accessible certainement de tous ses ouvrages à des lecteurs éclairés, mais non absolument initiés. Il a voulu montrer que Léonard doit quelque chose à ses prédécesseurs, en même temps qu'à lui-même. En reprenant plus tard l'idée, il l'a développée dans une page qu'il faut reproduire presque en entier (1)

Non seulement les notes manuscrites de Léonard montrent qu'il avait beaucoup lu, mais elles témoignent de l'admirable puissance avec laquelle il s'assimilait tout ce qu'il lisait. En quelqu'une des pages que ses doigts feuilletaient, une pensée nouvelle s'offrait-elle à son esprit ? Il ne se bornait pas à la copier, il l'examinait et la retournait longuement en tous sens, afin de la contempler à plusieurs reprises sous chacune de ses faces... Il est telle proposition de mécanique, d'hydraulique, de géologie, dont nous avons pu avec certitude retrouver la source, qui n'est assurément qu'un souvenir de lecture, et dont il est facile de relever quatre, cinq, six énoncés légèrement différents les uns des autres... Et c'est précisément parce que Léonard lisait ainsi, paree qu'il lisait bien, qu'il a été un grand inventeur.

Bien différent aussi lui apparaît le moyen âge. Et il me semble que là il a procédé, pour ainsi dire, par hypothèse scientifique. Puis au cours de ses recherches, de ses découvertes, il s'est aperçu que

(4) T. II, p. 340-341. Lorsque nous ne désignons pas le titre de l'ouvrage

cité, il s'agit des Études sur Léonard de Vinci.

la scolastique, si décriée, avait, non pas même au XIII° siècle, au temps des Bacon, des saint Thomas d'Aquin, mais aussi au XIVe siècle, considéré souvent comme une époque de décadence, réalisé de puissants efforts de pensée; qu'elle avait sur certains points préparé des théories modernes qu'on datait de la Renaissance ou du xvII° siècle. Idée neuve, sur laquelle il faut insister, qui élargit le sujet, dont Léonard de Vinci reste le centre. Ainsi se compléterait la réhabilitation du moyen âge. Et malgré la brisure, plus apparente peut-être que réelle, qui se produisit au xvi^ siècle, nous ressaisirions, dans deux phases successives, la continuité de notre histoire intellectuelle, parallèle à celle de notre histoire politique.

Deux ordres de recherches s'offraient donc et s'imposaient l'étude des manuscrits de Léonard de Vinci, celle des auteurs qu'il avait pu lire. On sait ce que sont les manuscrits de Léonard, un recueil de notes au jour le jour, écrites de droite à gauche, au rebours de l'écriture usitée, dispersées sur le même sujet dans plusieurs volumes ou carnets, mêlées à des dessins, à des figures géométriques, etc. Labeur d'un esprit aventureux, serait-on tenté de dire, si l'on ne devait y voir, au contraire, la trace saisissante des pas d'un génie toujours en mouvement.

Sur ce point, le travail à faire, quoique très ardu, n'était pas le plus difficile, puisque, grâce à Ravaisson, les érudits ont à leur disposition une grande partie des notes manuscrites de Léonard". Mais, pour connaître ses lectures, dès qu'on avait passé en revue l'antiquité, il fallait chercher presque à tâtons, étudier des œuvres souvent ensevelies dans des manuscrits dispersés çà et là; c'était une suite d'investigations nécessaires. OEuvres d'une lecture intéressante quand on pénètre jusqu'aux arcanes de la pensée, mais d'une lecture rebutante au premier abord, souvent difficile, et pour laquelle il fallait un savant, un philosophe, un historien, même, pour commencer, un paléographe.

Ces quelques observations expliquent pourquoi nous renversons l'ordre indiqué par le titre Études sur Léonard, car il paraît logique de se demander ce qu'étaient les auteurs lus avant de savoir jusqu'à

(1) Ch. Ravaisson-Mollien, les Manuscrits de Léonard de Vinci (de la

Bibl. de l'Institut et de la Bibl. Nationale). 6 vol. in-f, à partir de 1881.

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