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supériorité que lui assurerait une grosse artillerie "; il emmenait six grands canons; on les tirait à l'aide de bœufs que fournissaient les villages qu'on traversait; une bombarde s'embourba, mais finalement elle rejoignit l'armée et rendit de grands services. Malgré ces impedimenta, César faisait vingt kilomètres par jour, il arrivait partout à l'improviste. La petite ville de Fossato surprise, fut mise à sac parce qu'elle n'était pas de celles que le duc pensait incorporer dans ses futurs Etats. Il en alla tout autrement dès qu'il pénétra en Romagne; les habitants des villes comme ceux des campagnes voyaient avec étonnement leurs biens et leurs vies respectés; à Forli où l'armée pontificale parvint le 4 novembre 1500, ce fut le conseil des Anciens qui détermina lui-même le prix des objets que les troupes pontificales avaient besoin d'acheter; le 7 décembre deux hommes furent pendus pour pillerie aux fenêtres du palais ducal, un Gascon et un Piémontais; d'autres exécutions eurent lieu le 13 décembre. Aussi la population accueillait-elle son nouveau souverain, sinon avec joie, du moins sans animosité; que lui importait le changement; si elle y gagnait peu, elle n'y perdait rien. A Césène, César n'hésita pas à se mêler sans escorte à la foule.

Les habitants de Faenza, au contraire, tenaient à leur seigneur, Astorre Manfredi; d'esprit indépendant, fort attachés à leurs traditions, peut-être hostiles foncièrement au Saint-Siège, ils devaient quelque cinquante ans plus tard, donner à plein dans le protestantisme; Faenza fut un des foyers de la Réforme en Italie comme du carbonarisme au commencement du XIXe siècle". Plutôt que de voir leur seigneur chassé, ils se disposèrent à subir les rigueurs d'un siège; les femmes secondèrent les hommes. Mais que pouvaient la solidité des murailles d'une antique forteresse et l'intrépidité de ses défenseurs contre l'artillerie de César? Une première attaque échoua, il est vrai, mais la seconde réussit; les pièces cachées derrière les décombres d'un édifice et tirant sur les indications de guetteurs, eurent tôt fait de pratiquer une brèche. César étonna par sa clémence; elle fut même si grande qu'Astorre s'engagea sans

(4) « Il possède à lui seul presque autant d'artillerie en bon état que tout le reste de l'Italie », dit Ma

chiavel, lettre du 9 octobre 1502. (2) La seule société secrète la Turba comptaiten 1820 plus de 200 adhérents.

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tarder à son service et fit à ses côtés le reste de la campagne. Tout le pays depuis Camerino jusqu'aux confins du Ferrarais fut conquis et César put prendre le titre de duc de Romagne.

La troisième « entreprise » eut pour objet de réduire les quelques cités qui ne lui obéissaient pas encore. Le 21 juin 1502, l'armée de César entrait sans opposition à Urbino où les magistrats furent maintenus en fonctions; on s'aperçut à peine que le fils d'Alexandre Vl avait succédé à Guidobaldo fugitif. De même à Camerino; partout où paraissait ce jeune capitaine de vingt-sept ans, les principicules fuyaient devant lui aussi bien en Toscane qu'en Romagne. L'Italie s'émerveillait de la « fortuna » de César, de la rapidité de ses mouvements, de son art consommé à manier les hommes. Il porta au comble cette admiration par l'heureux guet-apens de Sinigaglia qui lui livra d'un seul coup de filet cinq redoutables condottieri, ses alliés d'un moment dont il sentait fort bien qu'il avait tout à craindre (1o janvier 1503). C'était une trahison et une abominable trahison à n'en pouvoir douter, mais d'une adresse extrême, admirablement conçue et prestement conduite; or on goûtait fort en Italie ce genre d'exploit et il n'y eut pas assez d'éloges pour le « bellissimo inganno », le « colpo di maestro » que César venait d'accomplir. Machiavel, qui avait été envoyé auprès de lui, en conçut cette vive admiration pour la politique des Borgia, dont le traité du Prince devait dix ans plus tard contenir l'apologie et exposer la théorie.

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Maître du pays, César s'occupa sur-le-champ de l'organiser. Sachant combien les Italiens étaient passionnés pour leur indépendance communale et soucieux de paraître libres, il laissa intactes toutes les institutions locales, ne déplaça nulle part les magistrats, en choisit même parmi ceux qui l'avaient combattu, ne chercha pas à unifier l'impôt mais en revanche, comme il savait que celui qui tient la justice tient en fait l'administration, il créa une cour suprême, composée de sept membres représentant les sept principales villes de son nouveau domaine, à savoir Fano, Pesaro, Rimini, Cesena, Faenza, Forli, Imola; elle devait siéger alternativement dans chacune de ces villes jusqu'à épuisement des affaires en suspens; les ecclésiastiques de même que les laïques en étaient justiciables; le code appliqué était les Constitutions égidiennes que le cardinal Egidio Albornoz avait jadis données aux communes de Romagne et

qui n'avaient pas cessé d'être appliquées plus ou moins régulièrement. En même temps un corps de milices fut institué.

La mort du pape, survenue le 18 août 1503, ruina dès son commencement cette œuvre où se découvre la main d'un politique avisé. C'est grand dommage qu'on ne puisse que soupçonner ce qu'aurait été César Borgia comme souverain d'un État si dextrement constitué. E. RODOGANACHI.

VARIÉTÉS.

LETTRES INÉDITES D'ERNEST BEULĖ.

L'Archéologie n'est pas, à coup sûr, le chemin le plus court pour aboutir à la politique; ni, d'ailleurs, le plus fréquenté. Pourtant quelques-uns s'y engagèrent, au siècle dernier, dont le plus connu est, sans doute, Ernest Beulé. A peine pourrait-on citer, avec lui, Henri Waddington, dont la carrière fut bien différente et le caractère tout opposé. Pourquoi ce sort si distinct? On voudrait essayer de le montrer pour Beulé, à l'aide de documents venant de lui.

Non certes qu'il puisse être question de retracer, même fragmentairement, avec preuves à l'appui, la suite d'une existence si variée, mais seulement d'en rappeler ce qu'il faut pour comprendre et apprécier l'enseignement qui se dégage des lettres suivantes, qui toutes émanent de Beulé, et qui ont trait les unes à ses fouilles de l'Acropole, les autres à sa collaboration au Journal des Savants.

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Né à Saumur, le 29 juin 1826, d'une famille modeste, Ernest Beulé était venu, à neuf ans, poursuivre ses études classiques au collège Rollin, où il les acheva avec des succès tels qu'ils l'amenèrent naturellement à l'École normale supérieure. Il y entra en 1845 pour en sortir en 1848, à l'heure où les événements de la rue troublaient parfois le travail des étudiants. L'École

était toute secouée de l'orage politique, et quand le ministre de l'Intérieur Ledru-Rollin envoya en province de jeunes patriotes chargés d'y proclamer la République, Beulé fut des premiers et des plus convaincus à s'y rendre. On l'adjoignit, pour l'arrondissement de Cambrai, au citoyen Delécluze, commissaire du département du Nord, dont il adopta avec zèle les intentions. Il ne serait pas malaisé de retrouver, dans le Progrès du Pas-de-Calais de l'époque, des discours de Beulé, des professions de foi lancées par lui, et même un éloge de Maximilien Robespierre prononcé alors à la mairie d'Arras ce qui était un début inattendu pour un futur archéologue.

Mais le temps de ces équipées fut court. A la fin de l'année, Beulé partait enseigner la rhétorique à Moulins, encore tout ému de son rôle politique et fort désireux surtout de ne pas trop séjourner dans sa chaire. En septembre 1849, il était désigné comme membre de l'École d'Athènes, qui, fondée trois ans auparavant, commençait à donner des preuves de son activité. Il se trouvait en Grèce dès les premières semaines de 1850 et faisait, au printemps, un voyage dans le Péloponèse, en compagnie de ses camarades Alexandre Bertrand et Mézières. C'était un début dans lequel Beulé faisait montre de réelles qualités d'archéologue, même d'épigraphiste, et qui surtout, en lui révélant ses propres aptitudes, le mettait dans le véritable sens de sa vocation.

Celle-ci était encore incertaine de ses moyens en novembre 1851, quand Beulé, qui avait songé jusqu'alors à une exploration de la Sicile, fut dirigé vers l'Acropole d'Athènes par un vou de l'Académie des Inscriptions. Le mérite personnel du débutant fut de comprendre qu'on n'attendait pas de lui un mémoire littéraire et livresque, mais un travail d'étude et d'observation directe, et il se mit à l'ouvrage avec décision. Lui-même a conté, vingt ans après, la genèse et la suite de ses efforts, dans des pages à effet, qu'on a justement comparées à une sonate, à un morceau de bravoure exécuté par un virtuose, et où le souci de la rhétorique fait tort parfois à la chronologie (". On verra ici d'autres erreurs encore à redresser; mais du moins on y trouve la véritable humeur du jeune érudit et les moyens par lesquels elle se manifesta.

C'est après un séjour en Italie que Beulé se décida ainsi pour le sujet qui devait le retenir. Aussitôt de retour en Grèce, il se prépare donc à écrire le mémoire qu'on lui demandait, et, pour cela, à examiner de près l'Acropole. C'était le moment où Edmond About arrivait à Athènes, assez peu

(1) Voyez le judicieux exposé des fouilles de Beulé fait par M. Georges

Radet dans son Histoire de l'École française d'Athènes, p. 116 et 272.

enthousiaste de son sort, et aussi, quelques mois après, au début de mars 1852, l'architecte Charles Garnier, qui, pensionnaire à Rome, venait faire un tour en Grèce et dans l'Orient islamique. Beulé avait connu l'architecte à la villa Médicis et tout de suite l'avait aimé. Pour lui éviter quelques-unes des incommodités d'un débarquement en pays ignoré, il lui adressait le court billet que voici :

Mon cher ami, je vous recommande le courrier Antonio qui vous épargnera tous les ennuis de barque, douane, voiture, et qui vous amènera sans encombre à l'École où vos lits sont prêts et où nous vous attendons pour dîner. A ce soir donc. Je vous serre la main cordialement.

E. BEULÉ.

Et de fait, grâce à cette prévenance, l'arrivée fut singulièrement simplifiée et Garnier débarqua au Pirée comme on débarque à Saint-Cloud, ainsi qu'il le note dans son journal inédit de voyage.

A Athènes, About et Beulé se firent les guides de Garnier. J'ai dit ailleurs ce que furent les relations d'About et de Garnier ("). Pour Beulé, qu'un séjour plus prolongé avait familiarisé davantage avec la ville et avec la région, il fut le véritable cicerone de l'architecte, à qui il s'empressa de montrer l'Acropole, puis l'Hymette, les bords du Céphise, les marais de Phalère, le couvent de Daphni, tous les immortels attraits de ce pays incomparable. Beulé aurait voulu l'aide de Garnier aux fouilles qu'il projetait sur l'Acropole. Mais il ne paraît pas que cette collaboration ait été alors très active, à cause du mauvais temps et pour d'autres motifs. D'abord, Garnier s'absenta et alla étudier le temple d'Égine, qu'on disait alors consacré à Jupiter Panhéllénien et qu'on croit maintenant un temple de l'antique Aphaïa. L'absence dura à peu près un mois, du rer au 25 avril, et non pas du 1er au 25 mai, comme Beulé l'écrit à tort dans le journal de ses fouilles. Puis, Garnier, About et le peintre de Curzon partirent pour une excursion dans le Péloponèse, qui, commencée le 1er mai, dura encore environ.

un mois

C'est donc seulement dans l'intervalle des absences de Garnier que celui-ci put servir à Beulé dans la conduite des fouilles. Aide excellente, certes, car, comme le disait ce dernier, « un œil d'architecte voit si bien les choses qui échappent aux autres, et si peu qu'un ignorant veuille parler d'architecture,

(1) Edmond About à l'École normale et à l'École d'Athènes. Revue des

SAVANTS.

Deux Mondes, livraisons du 1er et du 15 mai 1915.

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