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en famille. Une sorte de post-scriptum, qu'il ajouta plus tard à son Adieu, en témoigne assez clairement :

Ainsi parla Clitandre, et ses maux se passèrent,
Son feu s'évanouit, ses déplaisirs cessèrent.
Il vécut sans la dame, et vécut sans ennui,
Comme la dame ailleurs se divertit sans lui:
Heureux en son amour, si l'ardeur qui l'anime

N'en conçoit les tourments que pour s'en plaindre en rime,
Et si d'un si beau feu la céleste vigueur

Peut enflammer ses vers sans échauffer son cœur!

Corneille avait, du reste, jeune encore, en 1632, raillé ces amours d'imagination, sans pouvoir, comme on le voit, s'en corriger jamais :

J'ai fait autrefois de la bête;

J'avois des Philis à la tête...
Par là je m'appris à rimer.

On ne sait à quel moment de ces huit dernières années fixer la représentation de l'Andromède de P. Corneille, dont on voit la distribution manuscrite sur un exemplaire de l'édition originale, in-4°, provenant de la bibliothèque de Pont-de-Veyle. Cette distribution, selon M. P. Lacroix, serait de la main même de Molière. De la main même de Molière, c'est bientôt dit! Mais enfin elle est curieuse par les noms qu'elle rassemble. La voici :

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Molière avait d'abord le rôle de Phinée, et Châteauneuf

celui de Persée; mais ils changèrent de personnages. Phorbas, qui n'est pas dans la liste imprimée, y a été ajouté, et attribué à M1le Hervé, déchargée sans doute de celui de Céphalie, dont le nom a été remplacé à la main dans le courant de l'ouvrage par celui d'Aglante. Scène dernière, Jupiter a été substitué à Junon.

Voilà bien des noms que nous ne connaissions pas encore. Edme Villequin, sieur Debrie, d'abord, le mari de Catherine Leclerc du Rozet, que nous n'avions pas rencontré jusqu'ici dans nos documents. L'Éguisé, c'est Louis Béjart. Vauselle n'est autre que Jean-Baptiste Tristan l'Hermite de Vauselle ou Vaucelles, et Mlle Vauselle, c'est sa femme. Mlle Magdelon? serait-ce cette Magdeleine de l'Hermite, qui est marraine avec Molière dans le baptême du 6 janvier 1654 à Montpellier? Mlle Menou? on retrouve ce nom comme celui d'une toute jeune personne dans une lettre de Chapelle, dont nous parlerons plus loin. Châteauneuf est un gagiste que nous rencontrerons plus tard sur le registre de La Grange. Enfin L'Estang, qui fait le Choeur de peuple, ne peut être que l'ex-patissier Ragueneau de L'Étang, père de Mlle Marotte de L'Estang, qu'épousera La Grange.

A quelle date aurait eu lieu la représentation d'Andromède ainsi distribuée? La Grange a consigné sur son registre que son beau-père Ragueneau mourut à Lyon le 18 août 1654. La représentation où il a un rôle est donc antérieure à cette date. Mlle Duparc n'est pas sur la liste : aurait-elle été éloignée de la scène par une maladie ou quelque autre cause, ou faut-il faire remonter la représentation avant l'année 1653, où elle entra dans la troupe? Mais, d'autre part, si Mlle Menou, qui joue Ephyre, n'était qu'une toute jeune personne vers 1659 ou 1660, date probable de la lettre de Chapelle, elle n'eût été qu'une enfant en 1653, et, quoique Éphyre soit un petit rôle de quatre vers, encore n'est-ce pas un rôle d'enfant : c'est une des Néréides jalouses d'Andromède. On le voit, l'annotation manuscrite de la pièce de Corneille soulève des questions embarrassantes.

En tout cas, ce n'est pas à Rouen, en 1658, que cette représentation aurait été donnée, car la composition de

la troupe, alors bien connue, était fort différente de celle que constaterait la distribution d'Andromède. Les comédiens n'étaient venus à Rouen, comme le disent les auteurs de la préface de l'édition de 1682, que pour se rapprocher de Paris. Ceux qui jouèrent à Rouen étaient les mêmes qui rentrèrent à Paris au mois d'octobre, et que nous verrons tout à l'heure.

Tout en jouant la comédie à Rouen, Molière faisait auprès des personnages qui lui voulaient du bien d'actives démarches pour être, avec ses camarades, introduit à la cour. Paris était déjà le seul théâtre où des artistes pussent s'illustrer. Le peintre Mignard lui fut sans doute utile auprès du cardinal Mazarin. D'autres personnes influentes intervinrent certainement en faveur de Molière. Monsieur, frère du roi, qui portait alors le titre de duc d'Anjou et qui allait porter bientôt celui de duc d'Orléans (à la mort de son oncle Gaston, en 1660), Monsieur avait deux années de moins que le roi, c'est-à-dire dix-huit ans. On lui fit venir l'envie d'avoir une troupe de comédiens et on lui proposa celle de Molière, qui fut admise à faire son essai devant la cour.

C'était la faveur à laquelle celui-ci aspirait depuis si longtemps, le but qu'il poursuivait avec la ténacité et l'ardeur que lui donnait la conscience de son génie. C'était la fin de son exil, le terme de son apprentissage, le premier et indispensable succès de son ambition. Molière avait trente-six ans au moment où il allait trouver enfin un théâtre digne de lui. Jetons un coup d'œil sur le chemin qu'il a parcouru, et voyons quels sont les résultats de cette période de douze ans qui vient de s'accomplir.

Cette longue odyssée provinciale fut certainement un temps d'épreuves plutôt que de plaisirs. Il ne faut pas regarder ces années à travers le contentement de Dassoucy, bien repu; les parasites sont enclins à voir tout en beau. Il est aisé de se rendre compte des difficultés de cette existence et des hasards d'une telle profession. Elle créait au chef de la troupe des soucis sans nombre; elle lui attirait une infinité de froissements et de blessures, que Molière devait d'autant plus vivement ressentir que son éducation avait été mieux soignée. Les comédiens ambu

lants étaient à la merci de toutes les tyrannies locales. Il fallait déployer dans chaque ville, dans chaque bourgade, des prodiges de diplomatie. Il fallait gagner les personnages influents, capter les bonnes graces de Mme l'Élue ou de Mme l'Intendante, ménager ces pecques provinciales qui étaient les arbitres du goût dans les limites de chaque banlieue, courtiser la comtesse d'Escarbagnas, qui avait l'air du beau monde, ne trouvait jamais rien de bien, et était toute-puissante sur M. le Conseiller ou M. le Receveur des tailles. Quelques présents faits par un concurrent à la maîtresse du prince de Conti faillirent compromettre, comme on l'a vu, l'avenir de Molière. Ce qui se passa au château de la Grange avait dû se renouveler mille fois dans des circonstances moins importantes, il est vrai, mais non moins pénibles. C'était enfin une servitude sans trêve, dont Molière garda un amer souvenir. Et il ne suffisait d'avoir pour pas soi les gens de condition, on avait à compter encore avec le parterre debout, remuant et bruyant. La soldatesque, dont la brutalité se donnait alors pleine carrière, était surtout à craindre. On peut se figurer jusqu'où devait aller son insolence au milieu des troubles de la Fronde, si l'on songe à ce qui se passera à Paris lorsque les comédiens du Palais-Royal voudront supprimer les entrées gratuites à la maison du roi. Les populations, appauvries par les dissensions civiles, ou pillées ou pressurées, étaient parfois, sans doute, moins disposées à se laisser distraire de leurs maux qu'à prendre de tristes revanches contre les comédiens. Combien il fallait de force de volonté et de patiente énergie pour vaincre tant de chances contraires, combien de prudence pour éviter tant de périls!

Mais si l'apprentissage était rude, il était aussi merveilleusement propre à former l'auteur comique. Molière y avait en effet forgé et trempé une à une, pour ainsi dire, les pièces de son armure. Il avait acquis d'abord une expérience pratique du monde aussi complète que possible, et désormais aucun terrain, pas même celui de la cour, ne sera si glissant qu'il y perde l'équilibre. Puis, quel vaste champ s'était ouvert à son observation, et quel trésor d'impressions et d'images il en devait rapporter!

La province était alors infiniment variée d'aspects, de costumes, de types et de mœurs. Il y avait plus de contrastes d'une ville à la ville prochaine qu'il n'y en a maintenant d'une ville de la frontière belge à une ville sise au pied des Alpes ou des Pyrénées. Battre l'estrade, courir la campagne, comme fit Molière pendant douze années' c'était fourrager parmi les originaux; Molière put en recueillir une rare et abondante collection. Pour comble d'à-propos, la France, participant tout entière à cette ébullition fantasque qui avait commencé à Paris, s'étalait palpitante sous le regard curieux qui l'étudiait. C'était un de ces moments si précieux pour la haute éducation de l'esprit, où les masques se détachent, où les physionomies ont toute leur expression, où les caractères ont tout leur jeu, où les conditions sociales s'opposent violemment les unes aux autres, où les travers, les vices, les ridicules se montrent avec une pétulance fanfaronne. Il n'y avait pas bien longtemps encore que le Lorrain Jacques Callot recueillait sur les grands chemins sa longue et bizarre série de figures caricaturales. Molière, dont le regard scrutateur ne se laissait pas arrêter aux postures grotesques, aux costumes provocants, aux surfaces, s'attachait à voir l'homme dans sa nature profonde et essentielle, qui se révélait avec une exubérante franchise.

Molière, en effet, ne menait pas ce train de jeunesse vagabonde étourdiment et sans but. Il marchait dans sa voie avec une résolution inflexible. Il savait ce qu'il voulait faire, et il s'y préparait. Il commença par se donner une instruction spéciale qui surprend par son étendue. Il pratiqua assidûment les auteurs comiques de l'antiquité. Il éplucha, suivant un mot qu'on lui attribue, et qui n'est qu'un aveu facile à vérifier, les fragments de Ménandre : il s'assimila par un travail merveilleusement attentif le théâtre de Plaute et de Térence, tellement que les traducteurs sont obligés de lui emprunter sans cesse les tournures de style dont il s'est servi pour adapter à notre scène le dialogue de ces poètes, ainsi qu'un grand nombre d'expressions qui joutent de concision et d'énergie avec le modèle ancien. A quel point il fouilla dans le théâtre italien et le théâtre espagnol, c'est ce qu'il est facile

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