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charlatan, bourru et saugrenu, le vilain côté et qui fait rire. >>

Le Cocu imaginaire ne fut pas accueilli avec moins de faveur que les Précieuses ridicules. Malgré l'éloignement de la cour, et quoique l'été achevât de dépeupler Paris, « il se trouva assez de personnes de condition pour remplir plus de quarante fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et assez de bourgeois pour remplir autant de fois le parterre (1) ».

L'acteur eut une grande part dans ce brillant succès. Un des spectateurs les plus assidus et les plus fanatiques de la nouvelle pièce, nommé Neufvillenaine, a parlé avec admiration du jeu de Molière dans ce rôle de Sganarelle : « Molière changeoit vingt fois son visage dans le courant de la pièce; il étoit admirable à chaque fois qu'il croyait apercevoir quelque preuve de son malheur; sa pantomine excitoit des éclats de rire interminables. » Ainsi s'exprime l'enthousiasme de Neufvillenaine, qui va jusqu'à regretter de n'avoir, pour reproduire ces postures, le pinceau d'un Poussin, d'un Lebrun ou d'un Mignard. On aurait pu lui indiquer au commencement des Baliververneries d'Eutrapel, par Noël Du Fail, une assez jolie description de ces postures d'un client, pour employer le terme adouci dont Eutrapel fait usage et qui paraît aujourd'hui plus honnête que le mot propre dont Molière s'est servi.

Neufvillenaine, ce bourgeois inconnu qui s'était pris de passion pour Sganarelle, était doué d'une mémoire excellente; après avoir assisté plusieurs fois à la pièce, il s'aperçut, en voulant la réciter à des amis, qu'il la savait à peu près par cœur. Il y retourna encore une fois pour achever de la savoir, l'écrivit et s'entendit avec le libraire Ribou pour la faire imprimer. Il y mit, en guise de préface, une Lettre à un ami, et à chaque scène des arguments destinés à célébrer le talent du poète et celui du comédien. La pièce fut ainsi publiée au mois d'août 1660. Le nom de l'auteur n'y était pas même mentionné; et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que ce bénévole éditeur

(1) DONEAU, préface de la Cocu imaginaire.

s'était muni d'un privilège pour cinq ans, avec défense à tous autres, c'est-à-dire même à l'auteur, de l'imprimer. Molière ne se résigna pas à une spoliation si complète. Il fit saisir les exemplaires de son ouvrage chez le libraire, et lui intenta un procès. Est-ce avant ou après cette saisie que Neufvillenaine, sans doute pour adoucir l'auteur, justement irrité, introduisit dans un nouveau tirage ou dans une réimpression une épître dédicatoire « à Monsieur de Molier, chef de la troupe des comédiens de Monsieur, frère du roi, » dans laquelle il s'efforce d'expliquer sa conduite? Toujours est-il que cette épître se trouve dans quelques exemplaires de l'édition de 1660 et dans la plupart des éditions suivantes. « Cela, dit-il, ne vous pouvoit apporter aucun dommage, non plus qu'à votre troupe, puisque votre pièce avoit été jouée près de cinquante fois ». Il avait craint, en outre, touchante sollicitude! qu'on n'en fit paraître des versions inexactes ou défigurées. Molière n'en continua pas moins sa poursuite et gagna son procès. Molière avait obtenu d'autant plus facilement gain de cause qu'il s'était prémuni, à la date du 31 mars 1660 (trois jours après la représentation du Cocu imaginaire) d'un privilège, non seulement pour cette pièce, mais encore pour l'Étourdi, pour le Dépit amoureux et pour Don Garcie de Navarre, non encore représenté, privilège dont il fit transport de sa main, deux ans plus tard, le 18 octobre 1662, à Claude Barbin et Gabriel Quinet.

Toutefois, il ne changea rien à la publication de Neufvillenaine, quoique celui-ci reconnût d'ailleurs qu'il pouvait s'être glissé quantité de mots les uns pour les autres; et, de son vivant, ce fut presque toujours cette copie faite de mémoire, et ornée de très médiocres arguments et sommaires, qui fut purement et simplement réimprimée. « O Racine ! ô Boileau ! qu'eussiez-vous dit, s'écrie SainteBeuve, si un tiers eût ainsi manié devant le public vos prudentes œuvres où chaque mot à son prix? On doit maintenant saisir toute la différence native qu'il y a de Molière à cette famille sobre, économe, méticuleuse, et avec raison, des Despréaux et des La Bruyère. »

Un curieux témoignage du bruit que fit l'apparition de

Sganarelle se trouve dans le Testament en vers burlesques de Scarron, qui mourut à quelques mois de là, au mois d'octobre de cette même année. Parmi les nombreux legs plus ou moins plaisants faits par l'auteur du Roman comique, qui donne, par exemple, à sa femme Françoise d'Aubigné, depuis Mme de Maintenon, le pouvoir de se remarier, dont elle fera bon usage; à tous les auteurs, ses confrères, les qualités ou les ridicules dont ils sont déjà riches; à Loret,

Ma pie qui des mieux caquette
Aussi pour joindre à sa gazette;
Item, par libéralité,

Cinq cents livres de gravité

A l'un et à l'autre Corneille, etc.

il n'oublie pas ce comédien qui fait les délices de tout Paris, ce nouvel auteur comique dont la gloire éclipsera la sienne, et il lègue

A Molière le cocuage.

Il ne fait allusion qu'à la railleuse comédie qui jouissait en ce moment même de la faveur publique; il ne se doutait pas que le legs pourrait être interprété plus tard en un autre sens qui aurait fait passer le pauvre Scarron pour prophète.

Cependant les événements accomplis aux Pyrénées ramenaient la cour vers Paris. Louis XIV et sa jeune épouse, Marie-Thérèse, étaient arrivés à Vincennes. Le 26 août, ils firent leur entrée solennelle. On peut lire dans les Mémoires et dans les gazettes du temps le détail des fêtes magnifiques auxquelles cette entrée donna lieu. Molière et sa troupe eurent à lutter d'abord contre la concurrence des réjouissances populaires, des carrousels et des feux d'artifice; mais de plus graves périls les menaçaient. Le roi avait grande hâte de voir élever la colonnade du Louvre, dont Claude Perrault avait donné le plan; la salle du Petit-Bourbon, qui se trouvait dans l'alignement, tomba tout à coup sous le marteau des architectes. Transcrivons ce que La Grange nous apprend

à ce sujet « Le lundi, 11 octobre, le théâtre du PetitBourbon commença à être démoli par M. de Ratabon, surintendant des bâtiments du roi, sans en avertir la troupe, qui se trouva fort surprise de demeurer sans théâtre. On alla se plaindre au ri, à qui M. de Ratabon dit que la place de la salle étoit nécessaire pour le bâtiment du Louvre, et que, les dedans de la salle qui avoient été faits pour les ballets du roi appartenant à Sa Majesté, il n'avoit pas cru qu'il fallût entrer en considération de la comédie pour avancer le dessein du Louvre. La méchante intention de M. de Ratabon étoit apparente. Cependant la troupe, qui avoit le bonheur de plaire au roi, fut gratifiée par Sa Majesté de la salle du Palais-Royal, Monsieur l'ayant demandée pour réparer le tort qu'on avoit fait à ses comédiens; et le sieur de Ratabon reçut un ordre exprès de faire les grosses réparations de la salle du Palais-Royal il y avoit trois poutres de la charpente pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en ruine. La troupe commença, quelques jours après, à faire travailler au théâtre et demanda au roi le don et la permission de faire emporter les loges du Bourbon et autres choses nécessaires pour leur nouvel établissement, ce qui fut accordé, à la réserve des décorations, que le sieur de Vigarani, machiniste du roi, nouvellement arrivé à Paris, se réserva sous prétexte de les faire servir au Palais des Tuileries; mais il les fit brûler jusques à la dernière, afin qu'il ne restât rien de l'invention de son prédécesseur qui étoit le sieur Torelli, dont il vouloit ensevelir la mémoire. La troupe, en butte à toutes ces bourrasques, eut encore à se parer de la division que les autres comédiens de l'hôtel de Bourgogne et du Marais voulurent semer entre eux, leur faisant diverses propositions pour en attirer, les uns dans leur parti, les autres dans le leur. Mais toute la troupe de Monsieur demeura stable. Tous les acteurs aimoient le sieur de Molière, leur chef, qui joignoit à un mérite et à une capacité extraordinaires une honnêteté et une manière engageante qui les obligea tous à lui protester qu'ils vouloient courir sa fortune et qu'ils ne le quitteroient jamais, quelque proposition qu'on leur fit et quelque avantage qu'ils pussent

trouver ailleurs. Sur ce fondement, le bruit se répandit dans Paris que la troupe subsiste, qu'elle s'établit au Palais-Royal avec la protection du roi et de Monsieur. »>

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dit Loret dans la Muse historique, à la date du 30 octobre 1660.

Qu'on leur donne et qu'on leur apprête,
Pour exercer après la fête (de la Toussaint)
Leur métier docte et jovial,

La salle du Palais-Royal

Où diligemment on travaille

A leur servir vaille que vaille.

Cette salle du Palais-Royal, autrefois magnifique, maintenant abandonnée et presque en ruines, était celle que le cardinal de Richelieu avait fait construire en 1639 pour la représentation de Mirame. Elle était située dans l'aile droite du palais. Elle avait son entrée rue SaintHonoré. Elle passait pour le plus grand théâtre du monde, le << mieux entendu et le plus commode qu'il y ait jamais eu, dit Sauval (1), quoiqu'il ne consiste qu'en vingt-sept degrés et en deux rangées de loges. Il est dressé dans une salle qui n'a pas plus de neuf toises de large; l'espace destiné pour les spectateurs n'en a que dix ou onze de profondeur, et cependant un si petit lieu tient jusqu'à quatre mille personnes... Les degrés des théâtres anciens, qui n'avoient guère moins d'un pied et demi de haut, étoient si incommodes qu'à grand'peine pouvoit-on monter et descendre, et, qui pis est, dès le huitième degré ils commençoient à s'élever de plusieurs toises au-dessus des acteurs, et depuis le trente ou quarantième jusqu'à l'infini; joint qu'ils occupoient beaucoup de place, et que, servant en même temps de siège et de marchepied, chacun venoit à s'entrecrotter, marchoit sur les habits de ceux qui étoient au-dessous de lui, comme les autres qui étoient au-dessus marchoient sur les siens. Au PalaisRoyal il n'en va pas ainsi; là, les degrés n'ont que quatre (1) Antiquités de Paris, t. III, p. 47,

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