Images de page
PDF
ePub

ou cinq pouces de haut, et par ce moyen, dans un lieu où les Grecs et les Romains auroient eu de la peine à en placer six ou sept au plus, il s'en trouve vingt-sept; on les monte et descend aisément, et comme ils ne portent tous ensemble qu'une toise et demie ou environ, les spectateurs du vingt-septième degré ne sont point audessus des acteurs. Mais parce qu'avec quatre ou cinq pouces de hauteur il n'y auroit pas eu moyen de s'asseoir dessus, on y rangeoit des formes (1) qui n'occupoient qu'une partie, afin de pouvoir passer par derrière; je laisse là les autres commodités qui s'y trouvent. Au reste, lorsque ce théâtre fut rendu au public, on couvrit ces degrés, qui pourtant ne sont pas si bien cachés qu'en entrant on n'en aperçoive une partie (2) ».

Molière avait bien fait de marquer par deux triomphes éclatants les deux années qu'il venait de passer à Paris. Il est douteux que la troupe fût sortie sans cela du pas scabreux où elle se trouva tout à coup jetée. La réputation qu'elle s'était acquise et l'habileté de Molière la sauvèrent; elles lui ouvrirent d'abord les portes du Louvre. Les comédiens, après la fermeture de la salle du PetitBourbon, furent admis à jouer au Louvre trois fois de suite, les 16, 21 et 26 octobre. Le 26, ce fut chez le cardinal Mazarin que la représentation eut lieu. Ce ministre, de qui l'on disait qu'il conservait sa puissance bien avant dans la mort ou selon le mot de Fuen Saldagne : Representa muy bien eso defunto cardenal, « voilà un cardinal mort qui représente très bien », Mazarin, toujours paré magnifiquement, était étendu sur une chaise longue ou plutôt sur un lit de parade. Le roi assistait incognito à la comédie; ce jeune prince, qui plus tard disait du vieux ministre «S'il eût vécu plus longtemps, je ne sais ce que j'aurais fait », s'appuyait au dossier de la chaise du cardinal; de temps en temps il rentrait dans un grand

(1) Banquettes.

(2) Cette salle consacrée après la mort de Molière à la représentation des tragédies lyriques appelées operas, fut détruite en 1763 par un incendie, reconstruite peu après, et incendiée de nouveau en 1771. On bátit alors le théâtre de la Porte-Saint-Martin.

cabinet qu'on voyait derrière. Autour de la chambre étaient rangées les reines et les dames de la cour dans le brillant appareil que les Mémoires nous décrivent. Le sieur Molière et sa troupe, appelés pour distraire un instant cette fastueuse agonie, jouèrent l'Étourdi et les Précieuses. « Il nous semble, remarque M. Bazin, qu'il y aurait là le sujet d'un tableau qui vaudrait bien celui qu'on a fait des derniers moments du cardinal. » Sa Majesté ou plutôt Mazarin gratifia la troupe de trois mille livres; ce fut peut-être aussi dans cette occasion que Molière obtint la salle abandonnée du Palais-Royal.

La troupe de Monsieur, pendant qu'elle se trouva sans abri, ne donna pas seulement des représentations au Louvre; elle alla en visite, comme on disait, chez plusieurs grands personnages de la cour et de la finance; elle reçut notamment chez le surintendant Fouquet, pour qui elle joua l'Étourdi et Sganarelle, une hospitalité généreuse; et, dans l'intervalle de trois mois qui s'écoula avant que son théâtre fût prêt, elle gagna cinq mille cent quinze livres.

Nous trouvons les renseignements plus précis dans le registre de La Grange :

<< Pendant que l'on travaille à la salle du Palais-Royal, on a joué plusieurs fois la comédie à la ville.

« Une visite chez M. Sanguin (c'était le maître d'hôtel du roi), à la place Royale, le Dépit amoureux, 200 livres.

« Une visite chez M. le maréchal d'Aumont, 220 livres,

« Une visite 'chez M. Fouquet, surintendant des finances, l'Étourdi et le Cocu, 500 livres.

<< Une visite chez M. le maréchal de La Meilleraye, le Cocu et les Précieuses, 220 livres.

« Une visite chez M. de La Bazinière, trésorier de l'Épargne, idem, 300 livres.

<«< Une visite chez M. le duc de Roquelaure, l'Étourdi et le Cocu, 25 louis d'or: 275 livres.

« Une visite chez M. le duc de Mercœur, le Cocu imaginaire, 150 livres.

« Une visite chez M. le comte de Vaillac, l'Héritier ridicule (de Scarron) et le Cocu, 220 livres.

POUR LE ROI.

« Le samedi 16 octobre, au Louvre, le Dépit amoureux et le Médecin volant.

« Le jeudi 21 octobre, l'Étourdi et les Précieuses, au Louvre. « Le mardi 26 octobre, l'Étourdi et les Précieuses, au Louvre, chez S. Ém. M. le cardinal Mazarin, qui étoit malade dans sa chaise. Le roi vit la comédie incognito, debout, appuyé sur le dossier de ladite chaise de Son Eminence (nota qu'il rentroit de temps en temps dans un grand cabinet). Sa Majesté gratifia la troupe de 3,000 livres.

« Le 23 novembre, un mardi, on a joué à Vincennes, devant le roi et Son Éminence, Don Japhet (de Scarron) et le Cocu.

« Le samedi 4 décembre, joué au Louvre, pour le roi, Jodelet prince (de Thomas Corneille).

Le 25 décembre, joué au Louvre, Don Bertrand (de Thomas Corneille) et Jalousie de Gros-René.

« La troupe a reçu, dans l'intervalle qu'elle n'a point joué en public, CINQ MILLE CENT QUINZE LIVRES.

La salle du Palais-Royal s'ouvrit le 20 janvier 1661; la troupe de Monsieur y joua le Dépit amoureux et le Cocu imaginaire. Mais Molière faisait répéter pour l'inauguration du nouveau théâtre une nouvelle œuvre. Le retour de la cour et des courtisans, le réveil du goût espagnol auquel la jeune reine servait de prétexte, les souvenirs de cette scène où la tragi-comédie avait fleuri, semblaient favoriser une tentative dans un genre tout opposé à celui des comédies précédentes, se rapprochant davantage du Dépit amoureux, mais allant plus loin dans la noblesse et dans l'héroïsme des sentiments. Molière comptait avoir affaire à un autre public et voulait le servir à son gré. Il conservait l'ambition d'embrasser tout le domaine dramatique; il se sentait bien capable des créations les plus élevées, et il était préoccupé de voir trop restreindre son rôle et spécialiser son génie. Il ne s'avisait pas encore

que le moyen de s'établir dans les régions supérieures de l'art c'était, non pas de sortir de la vraie et franche comédie, mais de l'y porter elle-même.

Il avait depuis quelque temps déjà composé une de ces œuvres d'un caractère mixte qu'on appelait tragi-comédies ou comédies héroïques. Don Garcie de Navarre ou le prince jaloux parut sur la scène du Palais-Royal le 4 février 1661; il y éprouva le plus malheureux sort. La chute fut à coup sûr plus profonde qu'elle ne l'aurait été, si des rivalités et des hostilités nombreuses n'avaient été excitées contre Molière par ses récents succès. Quoique l'intérêt languisse dans cette pièce, bien peu, entre les nombreuses tragi-comédies des prédécesseurs ou des contemporains, lui sont pourtant comparables. De grandes qualités s'y découvrent. On y voit poindre très visiblement l'idée de la haute comédie que Molière réalisera plus tard. Mais les conditions du genre héroïque où l'auteur s'est placé le dominent fatalement; elles gênent le développement des caractères et répandent la froideur sur les situations les plus vigoureusement indiquées; le spectateur n'est pas gagné tour à tour à la pitié ou au sourire; il reste incertain entre ces deux sentiments, et sans pouvoir se décider pour l'un et pour l'autre.

Est-il vrai toutefois, comme on s'accorde unanimement à le dire, qu'on doive considérer cette tentative de Don Garcie comme « une aberration malencontreuse, l'erreur d'un homme d'esprit, un faux pas du jugement si droit de Molière, un retour de sa déplorable passion pour le tragique...»? Nous n'acceptons pas ces jugements trop sommaires; nous voyons dans cet ouvrage un essai remarquable et un prélude digne de toute notre attention. A travers la phraséologie élégiaque et souvent précieuse dont l'auteur n'a pas réussi à se dégager, dans ces personnages glacés par les conventions romanesques, une sensibilité profonde et délicate çà et là se fait jour, une âme passionnée respire. Don Garcie nous présage le Misanthrope, et nous doutons que Molière eût fait l'un s'il n'avait pas fait l'autre. Nous ne dirons pas non plus, << qu'il se tint pour battu, qu'il fut corrigé et guéri, et qu'il n'y revint plus... mais qu'il y revint au contraire,

qu'il ne perdit pas de vue le but qu'il s'était fixé, et qu'il prit pour y atteindre une autre route. Il se modifia avec la patience et la docilité qu'il porta dans la longue éducation de son génie. « Jamais homme, disait de Vizé, ne s'est si bien su servir de l'occasion; jamais homme n'a su si bien faire son profit des conseils d'autrui; » jamais homme, ajouterons-nous, n'a plus attentivement obéi aux rudes avertissements de l'expérience. Aussi le retrou verons-nous bientôt au niveau de Don Garcie dans la même noblesse de ton et dans la même finesse de nuances; il aura seulement fondé cette fois son œuvre sur le sol comique, et substitué Alceste au prince jaloux, Philinte à don Alvare, et Célimène à done Elvire.

Le rigoureux accueil que reçut sa comédie héroïque le détermina à la retirer à la septième représentation. Il ne fut pas toutefois désillusionné aussi promptement qu'on l'affirme d'ordinaire. Sachant ce qu'il avait voulu faire, quoique l'exécution n'eût pas répondu à son dessein, il tenait à sa pièce. Il la représenta devant le roi, le 29 septembre 1662, en octobre 1663 à Chantilly et deux fois à Versailles. Il essaya même de la reprendre en novembre 1663 (le 4 et le 6 de ce mois) sur le théâtre du Palais-Royal, en l'accompagnant de la première et de la seconde représentation de l'Impromptu. Il interjeta enfin plus d'un appel; mais la sentence fut partout confirmée. La leçon étant complète, il passa condamnation et ne laissa point imprimer Don, Garcie. Il se contenta d'en sauver ce qu'il put, et il en utilisa des fragments dans le Misanthrope, les Femmes savantes et Amphytrion, fragments qui, placés dans un milieu favorable, éclairés de leur vrai jour, produisent le meilleur effet et ne contrastent en rien avec ce qui les entoure.

Avec Don Garcie ou le Prince jaloux se termine la période des esquisses, des ébauches, des tâtonnements, des coups d'essai, pour ainsi dire, coups d'essai qui, pour un autre que Molière, seraient des coups de maître. Il y a un écrivain de génie, dit M. Nisard, dans l'Étourdi, le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules et Sganarelle; il y a une comédie parfaite en son genre; il y a théâtre. Molière en fût-il resté là, c'était assez pour être

un

« PrécédentContinuer »