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elles. De bonne heure elles apprenaient à se défendre. L'Ecole des Maris offrait donc un tableau d'une réalité moins vulgaire et d'une portée plus haute qu'il ne nous paraît peut-être à distance. Molière se place au cœur de la famille et combat l'esprit d'oppression et de rigueur qui y régnait encore. Il s'attaque à un fléau domestique qui est de tous les temps, mais qui était alors plus redoutable qu'il ne l'est de nos jours, où l'on aurait plutôt à craindre de tomber dans l'excès contraire et à se plaindre du relåchement. On s'est trompé, par conséquent, lorsqu'on a prétendu qu'il n'y avait dans L'École des Maris ni but moral ni leçon. « L'Ecole des Maris, dit un critique, n'est ni un sermon, ni une œuvre didactique. Hélas! c'est la vie. » Sans doute, mais c'est la vie avec ses féconds enseignements.

L'Ecole des Maris, représentée pour la première fois sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 juin 1661, effaça l'impression désavantageuse que Don Garcie avait laissée. Le succès fut confirmé, douze jours après la première représentation, devant un illustre public. Le 11 juillet, la troupe de Monsieur fut appelée à jouer la nouvelle pièce chez le surintendant Fouquet, qui avait reçu dans sa maison de Vaux la reine d'Angleterre, M. le duc d'Orléans et sa jeune femme Henriette.

Outre concerts et mélodie,
On leur donna la comédie,
Savoir l'École des Maris,

Charme à présent de tout Paris.

Le

dit Loret (1), qui nomme l'auteur « le sieur Molier ». sujet parut si riant et si beau, ajoute-t-il qu'il fallut aller le jouer à Fontainebleau devant les reines et le roi.

Cette fois Molière mit lui-même son ouvrage au jour, en le dédiant au duc d'Orléans, frère unique du roi, et en inscrivant son nom (J. B. P. MOLIÈRE) au frontispice.

Le mois suivant, le surintendant Fouquet donna dans sa magnifique terre de Vaux ces fêtes fameuses qui précédèrent de si peu de jours sa chute, et qui, dit-on, la (1) Muse historique, 17 juillet 1761.

précipitèrent. Il y reçut le roi, la reine mère, Monsieur, Mme Henriette, les princes, l'élite de toute la cour. Parmi les divertissements qu'il réservait à ses hôtes augustes, le fastueux financier n'avait pas oublié la comédie. Il avait, quinze jours à l'avance, chargé Molière de lui composer une nouvelle pièce à laquelle on put mêler des intermèdes de danse et de musique. En quinze jours il fallait que la pièce fût conçue, faite, apprise et représentée. Molière fut prêt. Le 17 août, après le repas de midi, les conviés, qui étaient, suivant Loret, « la fleur de toute la France », se rendirent dans une allée de sapins, où l'on avait construit sous la feuillée un magnifique théâtre. Lorsque la toile fut levée, Molière parut sur la scène en habit de ville et, s'adressant au roi avec le visage d'un homme surpris, fit ses excuses en désordre sur ce qu'il se trouvait là seul et manquait de temps et d'acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu'elle semblait attendre. On a fait remarquer avec raison qu'il y a dans cette manière de se produire en personne une certaine familiarité de la part de l'auteur comédien ; qu'il semble par conséquent, que la position de celui-ci fût déjà affermie à la cour, et qu'entre le monarque et lui avaient commencé à se former cette entente et ce pacte tacite dont nous avons parlé tout à l'heure. Pendant que le chef de la troupe s'excusait avec un feint embarras, une coquille s'ouvrit au milieu de vingt jets d'eau naturels, et il en sortit une naïade qui récita un prologue, composé par Pellisson, où il est dit que les termes et les arbres vont s'animer pour fournir des acteurs au ballet et à la comédie ce miracle, que la nature opère pour plaire au plus grand roi du monde, vient à propos tirer de peine le directeur aux abois, et la pièce commence. Ce qui suit, c'est la comédie des Fâcheux, cette revue des ridicules de la cour, cette excellente satire dialoguée, cette galerie de portraits pris sur le vif dans une antichambre de Versailles.

La scène était de niveau et comme de plain-pied avec l'amphithéâtre. « Ici et là, dit M. Bazin, les mêmes hommes, les mêmes canons, les mêmes plumes, les mêmes postures, excepté que du côté où le ridicule a été copié,

on se tait, on écoute; et que là où il figure imité on parle, on agit, on fait rire. » L'assimilation était même plus complète, si l'on en croit de Vizé qui, parlant des représentations du Palais-Royal, se plaint à ce propos de la complaisance des grands. « Ce qui fait voir, ditil, que les gens de qualité sont non seulement bien aises d'être raillés, mais qu'ils souhaitent que l'on connoisse que c'est d'eux que l'on parle, c'est qu'il s'en trouvoit qui faisoient en plein théâtre, lorsqu'on les jouoit, les mêmes actions que les comédiens faisoient pour les contrefaire. »

Louis XIV, félicitant l'auteur après le spectacle, lui montra, dit l'auteur du Menagiana, le marquis de Soyecourt, qui fut plus tard grand veneur, et il lui dit : « Voilà un grand original que vous n'avez pas encore copié. » Ce marquis était un de ces chasseurs intrépides qui ont toujours aux lèvres le récit de leurs prouesses, et qui abusent des expressions techniques qui composent le langage du noble divertissement. « Découplez-moi, écrivait le duc de Saint-Aignan au comte de Bussy-Rabutin en lui offrant ses services, lorsque vous jugerez que je doive courir. Pardon de la comparaison; mais, pour mes péchés j'ai passé une partie de la journée avec le grand veneur. » Ce grand veneur, c'était le marquis de Soyecourt, célèbre encore du reste pour ses reparties ingénues et ses exploits galants. Molière saisit avec empressement l'indication que lui fournissait le jeune roi; il se mit aussitôt à l'œuvre, et intercala dans la pièce la scène vi du deuxième acte. Lorsque les Fâcheux furent joués une seconde fois, 27 août, à Fontainebleau, on y vit figurer un nouveau personnage, celui de Dorante, et Molière put remercier Louis XIV dans sa dédicace « de l'ordre que Sa Majesté lui donna d'ajouter un caractère dont elle eut la bonté de lui ouvrir les idées elle-même et qui a été trouvé partout le plus beau morceau de l'ouvrage ». C'était une fine et heureuse flatterie. On comprend combien ce bruit, répandu rapidement, dut grandir le succès.

le

Pour renchérir sur cette anecdote, on raconte que Molière, ignorant les termes de chasse, alla trouver M. de Soyecourt lui-même, le mit sur son sujet de con

versation favori, et se procura de la sorte tous les détails dont il avait besoin.

Les critiques du temps, pour diminuer le mérite de l'auteur, prétendaient du reste que Molière avait en portefeuille tous ces portraits qui lui avaient été fournis par ceux-là justement dont ils étaient la ressemblance. De Vizé est très explicite sur ce point :

« Molière, dit-il, recevoit des gens de qualité des mémoires dont on le prioit de se servir; et je le vis bien embarrassé un soir, après la comédie, qui cherchoit partout des tablettes pour écrire ce que lui disoient plusieurs personnes de condition dont il étoit environné tellement qu'on peut dire qu'il travailloit sous les gens de qualité pour leur apprendre après à vivre à leurs dépens, et qu'il étoit en ce temps et est encore présentement leur écolier et leur maître tout ensemble. Ces messieurs lui donnent souvent à dîner, pour avoir le temps de l'instruire, en dînant, de tout ce qu'ils veulent lui faire mettre dans ses pièces; mais comme ceux qui croient avoir du mérite ne manquent jamais de vanité, il rend tous les repas qu'il reçoit, son esprit le faisant aller de pair avec beaucoup de gens qui sont au-dessus de lui. L'on ne doit point, après cela, s'étonner pourquoi l'on voit tant de monde à ses pièces; tous ceux qui lui donnent des mémoires veulent voir s'il s'en sert bien; tel y va pour un vers, tel pour un demi-vers, tel pour un mot et tel pour une pensée...

Après avoir fait Sganarelle et l'École des Maris, il reçut des mémoires en telle confusion que, de ceux qui lui restoient et de ceux qu'il recevoit tous les jours, il auroit eu de quoi travailler toute sa vie, s'il ne se fût avisé, pour satisfaire les gens de qualité et pour les railler ainsi qu'ils le souhaitoient, de faire une pièce où il pût mettre quantité de leurs portraits. Il fit donc la comédie des Fâcheux, dont le sujet est aussi méchant que l'on puisse imaginer et qui ne doit pas être appelé une pièce de théâtre : ce n'est qu'un amas de portraits détachés et tirés de ces mémoires, mais qui sont si naturellement représentés, si bien touchés et si bien finis, qu'il en a mérité beaucoup de gloire. »

Les écrivains dramatiques savent ce que valent ces

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prétendus mémoires fournis par le public. Tout au plus pourrait-on admettre que l'excellent placet de Caritidès eût été recueilli parmi les suppliques grotesques dont alors comme aujourd'hui la gent solliciteuse était prodigue. Il y règne un accent de conviction auquel il n'est pas permis de se méprendre. Quelque haut fonctionnaire. a fort bien pu communiquer ce morceau d'éloquence à Molière, qui l'aurait retouché et mis à point pour le faire figurer dans sa pièce.

La Fontaine, qui recevait les bienfaits du surintendant, et qui les paya d'une noble reconnaissance, assistait à la fête de Vaux; il en fit la description à M. de Maucroix dans une lettre du 22 août. Il n'oublie pas la comédie des Fâcheux, et voici comment il s'exprime sur le compte de son auteur:

C'est un ouvrage de Molière :
Cet écrivain, par sa manière,
Charme à présent toute la cour.
De la façon que son nom court
Il doit être par delà Rome (1).
J'en suis ravi, car c'est mon homme.
Te souvient-il bien qu'autrefois

Nous avons conclu d'une voix

Qu'il alloit ramener en France

Le bon goût et l'air de Térence?
Plaute n'est plus qu'un plat bouffon,
Et jamais il ne fit si bon

Se trouver à la comédie;

Car ne pense pas qu'on y rie
De maint trait jadis admiré
Et bon in illo tempore:

Nous avons changé de méthode;
Jodelet n'est plus à la mode,

Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.

On aime à constater que l'un de ceux qui les premiers ont apprécié Molière, c'est La Fontaine. Ces deux génies, les plus originaux de leur époque, se sont devinés, compris, reconnus avant leurs plus illustres contemporains.

(1) Où Maucroix était alors.

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