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Il y a en effet une contre-partie aux vers de La Fontaine. Un jour, à deux ou trois ans de là, que Racine et Boileau avaient raillé un peu vivement le fabuliste, Molière disait à Descoteaux, célèbre joueur de flûte Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n'effaceront par le bonhomme (1). »

Les Fâcheux ne parurent que trois mois plus tard sur la scène du Palais-Royal. Ce délai fut commandé sans doute par les événements qui suivirent les fêtes de Vaux. Depuis longtemps déjà Colbert, penché sur sa table de travail, découvrait les rapines, les fraudes, les combinaisons monstrueuses, sur lesquelles reposait la fortune inouïe du surintendant des finances. Louis XIV, en parcourant du regard les magnificences plus que royales du séjour de Vaux, n'y avait vu que l'aveu des dilapidations qui ruinaient l'État. D'ailleurs, il entendait être maître de ses finances, et ne pas supporter la tutelle des surintendants. Le 29 août, il partit pour la Bretagne. Le 5 septembre, il fit arrêter à Nantes Fouquet, dont la condamnation ne fut pas obtenue sans peine du parlement, et dont la vie s'acheva dans les cachots de Pignerol. La comédie des Fâcheux, à laquelle se rattachait le souvenir du surintendant, attendit que la première émotion causée par ces mesures politiques fût apaisée. Une occasion se présenta bientôt de la produire à la faveur de réjouissances publiques. Un dauphin naquit à Fontainebleau le 1er novembre. Les Fâcheux furent joués à Paris, le 4 novembre, et eurent quarante-deux représentations consécutives.

Vers la fin de ce mois, le 20 novembre 1661, Molière tint sur les fonts baptismaux une fille de Marin Prévost, bourgeois de Paris, et d'Anne Brillart; et l'on a remarqué qu'il se qualifie dans cet acte public : Jean-Baptiste Poquelin Molière, « valet de chambre du roi® ». Il avait toujours conservé ce titre puisque nous le lui avons vu prendre à Narbonne, en 1650, dans une circonstance toute semblable. Mais nous avons dit que son frère puîné, le

(1) Le même mot, sous une forme un peu différente, est dans les Mémoires sur la vie de Jean Racine, par Louis Racine. Édition de Lausanne, 1747, p. 121.

second fils de Jean Poquelin, nommé aussi Jean Poquelin, fut, pendant les années que Molière passa en province, associé à son père dans l'exercice de sa charge. Ce Jean Poquelin le jeune, mort le 6 avril 1660, laissa sa femme, Marie Maillart, enceinte d'une fille qui est désignée dans l'acte de baptême comme née de « défunt Jean Poquelin, de son vivant tapissier valet de chambre du roi ». Le décès de ce frère de Molière fit en tout cas disparaître la difficulté, s'il y en avait une, et Molière se retrouva alors valet de chambre du roi. C'est bien de lui qu'il s'agit dans l'État de France, publié en 1663, où sont indiqués, au nombre des huit tapissiers valets de chambre, pour le trimestre de janvier, « M. Poquelin et son fils à survivance ». Molière garda cette place jusqu'à la fin de ses jours, et ne manqua pas, dit La Grange, de faire son service pendant son quartier.

Cette place était loin d'être sans avantages pour l'auteur comique; elle l'introduisait dans la chambre royale; elle lui donnait un facile accès auprès du monarque. En outre, il était, grâce à elle, en excellente position pour deviner en quelque sorte les variations de l'atmosphère dans les hautes régions, pour prévoir les changements qui s'annonçaient, pour saisir l'à-propos fugitif, pour distinguer quand il pouvait oser hardiment et quand il fallait se retirer prudemment sous la tente, pour observer enfin les mille indications à l'aide desquels il sut gouverner sa barque à travers tant d'écueils. Ses œuvres capitales ont apparu, en effet, dans l'incident d'un jour; impossibles avant, elles auraient été impossibles après. Il attrapait, comme dit Michelet, le présent de minute en minute, et devinait le lendemain. A cette époque, sous un tel régime politique, la cour était pour l'auteur comique le terrain sur lequel il devait avoir pied; c'était son vrai champ de bataille. Hors de là, il ne pouvait rien et il devait être arrêté au premier pas. Cet office peu brillant que son père lui transmit fut loin par conséquent d'être inutile à Molière.

Il le garda résolument, et ce ne fut pas sans peine qu'il réussit à s'y maintenir. Les préjugés, les mépris des sots, les inimitiés, les cabales hostiles, l'y poursuivirent. Un jour, s'étant présenté pour faire le lit du roi, un autre

valet de chambre, qui devait le faire avec lui, se retira brusquement en disant qu'il n'avait pas de service à partager avec un comédien. Bellocq, homme d'esprit et qui faisait de jolis vers, s'approcha dans le moment et dit : << Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j'aie l'honneur de faire le lit du roi avec vous ? »

Le père de Mme Campan tenait d'un vieux médecin ordinaire de Louis XIV une anecdote du même genre. Voici les termes mêmes dont se sert Mme Campan : « Un vieux médecin ordinaire de Louis XIV, qui existoit encore lors du mariage de Louis XV, raconta au père de M. Campan une anecdote trop marquante pour qu'elle soit restée inconnue. Cependant ce vieux médecin, nommé M. Lafosse, étoit un homme d'esprit, d'honneur, et incapable d'inventer cette histoire. Il disoit que Louis XIV ayant su que les officiers de sa chambre témoignoient par des dédains offensants combien ils étoient blessés de manger à la table du contrôleur de la bouche avec Molière, valet de chambre du roi, parce qu'il avoit joué la comédie, cet homme célèbre s'abstenoit de se présenter à cette table. Louis XIV, voulant faire cesser des outrages qui ne devoient pas s'adresser à l'un des plus grands génies de son siècle, dit un matin à Molière, à l'heure de son petit lever : « On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, << et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas << fait pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim; « moi-même je m'éveille avec un très bon appétit; mettez« vous à cette table et qu'on me serve mon en-cas de «< nuit. » (On appelait des en-cas les services de prévoyance.) Alors le roi, coupant sa volaille et ayant ordonné à Molière de s'asseoir, lui sert une aile, en prend en même temps une pour lui, et ordonne que l'on introduise les entrées familières, qui se composoient des personnes les plus marquantes et les plus favorisées de la cour: « Vous ‹ me voyez, leur dit le roi, occupé à faire manger Molière, << que mes valets de chambre ne trouvent pas assez bonne << compagnie pour eux. » De ce moment, Molière n'eut plus besoin de se présenter à cette table de service; toute la cour s'empressa de lui faire des invitations (1).

(1) Mémoires de Mme Campan. Anecdotes du règne de Louis XIV.

M. Despois a contesté la vraisemblance de cette anecdocte (1). Il a objecté d'abord que ladite anecdote s'est produite bien tardivement: Le premier écrivain qui l'ait lancée, dit-il dans son livre sur le Théâtre français sous Louis XIV, est Mme Campan, en 1823. Elle dit la tenir de son beau-père, qui la tenait d'un vieux médecin ordinaire de Louis XIV. Et elle ne nomme pas ce vieux médecin. On a vu, par l'extrait que nous venons de donner des Mémoires de Mme Campan, que ce dernier reproche n'est pas mérité, qu'elle le nomme au contraire en toutes lettres : M. Lafosse ou de Lafosse. Remarquons qu'en 1773, lorsqu'il s'agit de célébrer le premier centenaire de la mort de Molière, l'Académie fit appel à tous ceux qui pouvaient être de la parenté du poète, et que l'abbé Lafosse, arrière-petit cousin de Molière, figura à ce titre dans la cérémonie. Le médecin Lafosse serait-il un ascendant de cet abbé? Alors il y aurait eu là peut-être une tradition de famille.

Que l'anecdote soit venue au jour tardivement, c'est ce qui ne peut être nié, et Mme Campan prévoit elle-même la critique lorsqu'elle s'étonne qu'un trait aussi marquant soit demeuré inconnu. Aussi, il faut en convenir tout d'abord, l'anecdote ne saurait avoir l'authenticité que donne un témoignage contemporain. Mais, d'autre part, doit-on, comme on l'a dit, la rayer impitoyablement de toutes les biographies sérieuses du poète? Il nous semble que ce serait aller trop loin et pousser les choses à l'extrême rigueur.

M. Despois invoque Saint-Simon, qui, parlant de l'étiquette qui régnait à la cour du grand roi, à écrit : « Ailleurs qu'à l'armée, le roi n'a jamais mangé avec aucun homme, en quelque cas que ç'ait été, non pas même avec aucun prince du sang, qui n'y ont mangé qu'à leurs festins de noces, quand le roi les a voulu faire. »

L'affirmation est précise assurément; mais les protocoles les plus positifs souffrent des exceptions. N'y a-t-il pas, dans l'existence la plus souverainement réglée par le cérémonial, des heures où l'étiquette chôme ou se

(1) Le théâtre français sous Louis XIV; Paris, Hachette, 1874, livre V, ch. II.

relâche? A Versailles, à Saint-Germain ou à Fontainebleau, au petit jour, Louis XIV, voulant venger d'injustes mépris un serviteur dont il appréciait les talents et le zèle, n'a-t-il pas pu avoir un de ces moments où il redevenait homme? Sans doute, le roi n'a pas voulu faire une manifestation, comme on dirait à présent, et comme on le voit dans quelques-uns des tableaux que cette scène a inspirés. Cela, bien entendu, est ridicule et n'a aucun sens historique. Les entrées ne durent être que les premières entrées, celles des personnes domestiques du château (très grands seigneurs il est vrai), et de ceux à qui la leçon devait profiter.

Louis XIV avait ainsi de ces grâces, de ces affabilités qui lui gagnaient les cœurs. A la suite de l'aventure de Molière, Mme Campan en raconte une autre qui a le même caractère. Un chef de brigade des gardes du corps, chargé de placer à la petite salle de comédie dans le palais de Versailles, fit sortir avec humeur un contrôleur du roi qui était venu prendre sur une banquette la place que lui assignait la charge dont il était nouvellement pourvu. Ses protestations sur son droit, sur son état, tout fut inutile. Le démêlé s'était terminé par ces mots du chef de brigade : << Messieurs les gardes du corps, faites votre devoir. » Dans ce cas, le devoir était de prendre la personne et de la mettre à la porte. Ce contrôleur qui avait payé sa charge soixante ou quatre-vingt mille francs, était un homme de bonne famille et qui avait eu l'honneur de servir le roi vingt-cinq ans dans un de ses régiments. Ainsi honteusement chassé de cette salle, il vint se placer sur le passage du roi dans la grande salle des gardes et, s'inclinant devant Sa Majesté, lui demanda de rendre l'honneur à un vieux militaire qui avait voulu terminer ses jours en servant son prince dans sa maison civile, quand son âge lui interdisait le service des armes. Le roi s'arrêta, écouta son récit fait avec l'accent de la douleur et de la vérité, puis lui ordonna de le suivre. Le roi assistait au spectacle dans une espèce d'amphithéâtre où était son fauteuil derrière lui était un rang de pliants pour le capitaine des gardes, le premier gentilhomme de la chambre et d'autres grands officiers. Le chef de brigade

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