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nement? Sous la plume de La Grange, mariage est pour noce. » Il est possible que les choses se soient passées de la sorte. On peut admettre aussi que le repas, la fête donnée par Molière à ses camarades de théâtre à l'occasion de son mariage, ait eu lieu le 14 février, sept jours avant la célébration; et que La Grange, constatant plus tard sur son registre le mariage du chef de la troupe, à propos de la double part qui lui fut votée à Pâques 1661, ait fait une confusion expliquée par la cérémonie du lundi gras. Mais, quoi qu'il en soit, et de quelque façon que les mentions contradictoires de La Grange doivent s'expliquer, ce qui est incontestable, c'est qu'elles ne peuvent prévaloir contre l'acte extrait des registres paroissiaux, qui fait loi.

On voit que toutes les objections qu'on a faites pour invalider les documents authentiques ne résistent pas à l'examen. Le problème est résolu, ou plutôt il n'y a plus de problème : le problème s'est évanoui à la lumière de ces documents, et tous ceux qui aiment Molière doivent s'en féliciter. M. Gaston Pâris disait très bien, en terminant un article sur le même sujet (1): « Si Molière avait fait ce dont l'accuse M. Fournier, non seulement il aurait commis un acte que la loi qualifie de crime, mais encore on peut dire que rien, rien de sérieux n'établirait la fausseté de l'infàme accusation de Montfleury (2). Pour se décider à une action aussi audacieuse que celle qu'on attribue si légèrement à Molière, il faut avoir dans sa conscience des motifs graves et coupables. Le crime appelle le crime. L'investigation minutieuse de ces détails domestiques a donc bien sa valeur; car on a beau faire, on ne peut abstraire complètement l'homme de l'écrivain; on aime à se représenter Molière comme le montrent ses écrits et ce qu'on sait de sa vie, comme le peignent, quelques années après sa mort, les amis qui le pleuraient, << ayant l'âme belle, libérale, en un mot possédant et <«< exerçant toutes les qualités d'un parfaitement honnête « homme ». Singulière critique, qui fait de cet homme un

(1) Revue de l'Instruction publique, 18 février 1864.

(2) Prêtée à Montfleury, et qui certainement était sous-entendue dans sa requête.

faussaire et peut-être quelque chose de pis, et qui ensuite le proclame un philosophe et presque un saint, et prétend qu'il s'est peint lui-même avec une vérité frappante dans ce personnage qui pousse l'honneur jusqu'à l'exagération et qui ressent si profondément

Ces haines vigoureuses

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses!

Les documents authentiques n'ont pas seulement porté la lumière sur le point capital que nous venons d'examiner; ils ont rectifié encore plus d'une fausse opinion et détruit plus d'un préjugé. La présence de Jean Poquelin, par exemple, a bien forcé de reconnaître qu'il n'avait pas gardé rancune à son fils le comédien aussi longtemps qu'on le lui avait toujours reproché. Et la présence de Madeleine, combien de fables ne dissipe-t-elle pas! On s'était demandé quelle conduite elle avait tenue à l'occasion de ce mariage. Le roman avait été bien vite bâti; on peut le lire dans Grimarest; contentons-nous d'en indiquer les principaux traits Madeleine, jalouse et altière, se livrait à des transports furieux à la seule pensée de cette union. Molière prit le parti d'épouser Armande secrètement; il ne put pendant neuf mois échapper à la surveillance que cette mégère exerçait sur la jeune fille, de sorte que celle-ci se détermina un matin à s'aller jeter dans l'appartement de Molière, fortement résolue de n'en point sortir qu'il ne l'eût reconnue pour sa femme, ce qu'il fut forcé de faire ». Il n'avait pas fallu se mettre en grande dépense d'imagination pour inventer cette histoire; on n'avait fait que prendre tout simplement le dénoûment de l'École des Maris, et l'appliquer à son auteur.

La signature de Madeleine Béjart sur l'acte de mariage, impliquant son consentement très formel, dérange grandement la fable qui faisait foi avant la découverte de cet acte. A plus forte raison, si l'on suppose un complot tramé pour dissimuler la véritable naissance d'Armande et abuser les Poquelin, sera-t-on dans l'impossibilité d'admettre l'épisode dramatique raconté par Grimarest. Et pourtant, il n'est rien d'impossible à l'esprit fertile de certains

écrivains. « La Béjart, dit un de ces historiens que rien n'embarrasse (1), voyant Molière ainsi posé, voulut l'avoir pour gendre. Molière, dans la vie infernale de travail et d'affaires qu'il menait à la fois, ne disputait guère avec elle. Il avait plus tôt fait d'obéir que de guerroyer. Ce qui porterait à croire que la Béjart savait Molière père de l'enfant, c'est qu'elle prétendait faire un mariage nominal, faire sa fille épouse en titre et héritière, la retenir chez elle, et rester la vraie femme : arrangement ridicule que Molière supporta neuf mois, et qu'il eût supporté toujours. Mais la petite Mme Molière rompit sa chaîne un matin, alla s'établir dans la chambre de son mari et l'obligea de la prendre au sérieux. » Voilà comment un roman se retourne, pour ainsi dire, lorsqu'il rencontre un démenti imprévu. Nous n'avons pas besoin de faire observer combien, dans ce nouveau récit, le dessein que l'on prête à Madeleine et le rôle qu'on attribue à Molière sont absurdes et odieux. Toutes ces histoires sont apocryphes et diffamatoires; il s'en fallait de beaucoup qu'on fût obligé de pousser Molière, comme malgré lui, à cette union; et il suffirait de se rappeler, si l'on éprouvait à cet égard le moindre doute, les paroles d'Armande dans l'Impromptu : « Voilà ce que c'est, le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela il y a dix-huit mois. >>

Nous n'avons plus qu'à donner un crayon de cette jeune femme que Molière épousait. Le principal témoignage qu'il soit à propos d'invoquer est celui de Molière lui-même : voici le portrait qu'il a tracé d'Armande, à une époque où elle lui avait déjà causé beaucoup de chagrins; le dialogue s'engage entre Cléonte et Covielle, au sujet de Lucile représentée par Mile de Molière, à la scène ix du troisième acte du Bourgeois gentilhomme :

Vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement elle a les yeux petits.

-

Cela est vrai; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu'on puisse voir.

Elle a la bouche grande.

(1) M. Michelet.

Oui; mais on y voit des grâces qu'on ne voit point aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. Pour sa taille, elle n'est pas grande.

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Non; mais elle est aisée et bien prise.

Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions.

-

Il est vrai; mais elle a grâce à tout cela; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs.

Pour de l'esprit...

Ah! elle en a, du plus fin, du plus délicat.

Sa conversation...

Sa conversation est charmante.

Élle est toujours sérieuse.

Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes? Et vois-tu rien de plus impertinent que les femmes qui rient à tout propos?

Mais, enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.

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Oui, elle est capricieuse, j'en demeure d'accord; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.

C'était donc une beauté plus piquante que régulière, « faisant tout avec grâce, dit un témoin impartial (1), jusqu'aux plus petites choses, quoiqu'elle se mît très extraordinairement et d'une manière presque toujours opposée à la mode du temps ». Elle avait reçu une fort bonne éducation; elle chantait également bien le français et l'italien; et elle devint sous la direction de Molière une excellente actrice. Elle prit beaucoup de fierté dans sa nouvelle position, mais elle ne s'enorgueillit pas de ce qui aurait dû faire son véritable orgueil, c'est-à-dire du génie de son mari, et du rôle secourable qu'il lui appartenait de remplir dans cette fiévreuse et glorieuse existence. Elle s'enorgueillit de sa brillante fortune, de l'éclat qui l'entourait; elle fit la duchesse, comme dit Grimarest. Au baptême d'un enfant dont elle était marraine (23 juin 1663), elle se faisait inscrire : « femme de Jean-Baptiste Poquelin, écuyer, sieur de Molière ». Elle pouvait avoir de l'esprit, « du plus fin et du plus délicat »; mais ce n'était (1) Mile Poisson, fille de Du Croisy.

ni un cœur généreux ni une intelligence élevée. Il est vrai que les témoignages contemporains sur lesquels nous la jugeons sont presque tous malveillants.

Pendant l'été qui suivit ce mariage, la troupe de Monsieur alla passer quelques semaines à Saint-Germain, où le roi séjournait. Loret nous apprend que les acteurs et les actrices, au nombre de quinze, reçurent à cette occasion chacun cent pistoles de récompense. Brécourt et La Thorillière étaient entrés dans la troupe au mois de juin de cette année 1662; et ce fut leur adjonction qui éleva à quinze le nombre des parts, qui n'avait été jusqu'alors que de dix, de douze et de treize.

Il est à propos de signaler aussi le retour de la troupe italienne, qui eut lieu au mois de janvier de cette année 1662 (1); les Italiens obtinrent d'alterner de nouveau avec la troupe de Monsieur sur le théâtre du PalaisRoyal, comme ils avaient fait autrefois sur le théâtre du Petit-Bourbon. Ils prirent à leur tour les jours extraordinaires, et, sur l'ordre du roi, ils payèrent aux Français la somme de deux mille livres pour moitié des frais d'établissement de la salle du Palais-Royal. Ces comédiens, qui étaient à la fois des mimes merveilleux et des clowns de première force, firent par moment une concurrence redoutable à la Comédie française; on peut remarquer en passant l'origine de cette dernière dénomination qui s'est conservée jusqu'à nos jours.

(1) Ils avaient été cinq mois à Fontainebleau, lorsqu'ils vinrent à Paris.

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