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teur; et lorsque, dans l'Impromptu, il se fait rappeler par sa femme, en plein théâtre, les dangers auxquels leurs manières trop brusques exposent les maris, il montre clairement que sa confiance n'est pas encore altérée. Il pouvait seulement, comme nous avons dit, s'avouer et prévoir qu'il ne parviendrait pas à s'attacher le cœur de la jeune femme, et, avec son expérience de la nature humaine, plaindre dès lors l'impuissance et le malheur de son amour. C'est par cette secrète et intime souffrance qu'il entrait sans doute dans le personnage d'Arnolphe et qu'il exprimait, comme s'il les tirait de son propre cœur, ces angoisses divertissantes et ces larmes qui font rire.

Représentée pour la première fois le 26 décembre 1662 sur le théâtre du Palais-Royal, l'Ecole des Femmes, accueillie d'un côté par des applaudissements enthousiastes, souleva d'autre part une opposition violente. La foule s'y porta avec ardeur; mais la critique se déchaîna avec passion. La fortune grandissante de Molière augmentait le nombre de ses envieux. La force de sa nouvelle création ne touchait pas les raffinés, les précieux, dont le goût trop délicat était blessé par certains détails. Les uns criaient à la grossièreté, les autres à l'indécence, les autres à l'impiété. C'est aux premières représentations de l'École des Femmes qu'on peut surtout appliquer les vers de l'épître VII de Boileau :

L'ignorance et l'erreur à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venoient pour diffamer son chef-d'œuvre nouveau
Et secouoient la tête à l'endroit le plus beau.
Le commandeur vouloit la scène plus exacte;
Le vicomte indigné sortoit au second acte...

Un bel esprit du temps, nommé Plapisson, s'est par là acquis la seule immortalité qu'il pût atteindre, celle du ridicule placé sur le théatre, il haussait les épaules chaque fois que le parterre éclatait de rire, et il lui disait tout haut dans son dépit : « Ris donc, parterre, ris donc ! » La protestation la plus dangereuse, quoique la moins bruyante, fut celle qui eut son principe dans le zèle reli

gieux. « L'exhortation d'Arnolphe endoctrinant sa pupille parut, non sans cause, dit M. Bazin, parodier les formes d'un sermon. Les chaudières bouillantes dont il menace Agnès, la blancheur du lis qu'il promet à son âme en récompense d'une bonne conduite, la noirceur du charbon dont il lui fait peur si elle agit mal; enfin, ces Maximes du mariage ou Devoirs de la femme mariée avec son exercice quotidien, tout cela ressemblait trop au langage le moins éclairé du cathéchisme ou du confessionnal pour que beaucoup de gens n'y vissent point un attentat contre les choses saintes. >> « Je ne dirai point que le sermon qu'Arnolphe fait à Agnès, disait de Vizé, et que les Maximes du mariage choquent nos mystères, puisque tout le monde en murmure. » Le prince de Conti, l'ancien protecteur de la troupe de Molière en Languedoc, devenu janséniste et théologien, se montra, dit-on, des plus scandalisés; et, en effet, dans le traité qu'il écrivit sur la Comédie et les Spectacles selon la tradition de l'Eglise, et qui parut après sa mort (1667), l'École des Femmes est citée comme une œuvre licencieuse et offensant les bonnes mœurs. Il ne faut point trop s'étonner, du reste, de toute cette émotion, car il n'est nullement certain qu'une comédie aussi audacieuse que l'École des Femmes pourrait être représentée de nos jours.

La critique intervint aussi pour discuter, au point de vue littéraire, le succès de la nouvelle pièce; Donneau de Vizé s'exprime comme il suit : « Cette pièce a produit des effets tout nouveaux : tout le monde l'a trouvée méchante, et tout le monde y a couru. Les dames l'ont blàmée, et l'ont été voir; elle a réussi sans avoir plu, et elle a plu à plusieurs qui ne l'ont pas trouvée bonne; mais pour vous en dire mon sentiment, c'est le sujet le plus mal conduit qui fût jamais, et je suis prêt de soutenir qu'il n'y a point de scène où l'on ne puisse voir une infinité de fautes. Je suis toutefois obligé d'avouer, pour rendre justice à ce que son auteur a de mérite, que cette pièce est un monstre qui a de belles parties, et que jamais l'on ne vit tant de si bonnes et de si méchantes choses ensemble. >>

En revanche, Molière vit se déclarer pour lui, outre le

=, Boileau - Despréaux et Louis XIV. Boileau lui sa les stances si souvent citées :

En vain mille jaloux esprits,
Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage ;
Sa charmante naïveté

S'en va pour jamais d'âge en âge
Divertir la postérité...

Que tu ris agréablement!
Que tu badines savamment!
Celui qui sut vaincre Numance,
Qui mit Carthage sous sa loi,
Jadis, sous le nom de Térence,
Sut-il mieux badiner que toi?
Ta muse, avec utilité,
Dit plaisamment la vérité;
Chacun profite à ton École :
Tout en est beau, tout en est bon;
Et ta plus burlesque parole
Vaut souvent un docte sermon.

Laisse gronder tes envieux :
Ils ont beau crier en tous lieux
Qu'en vain tu charmes le vulgaire,
Que tes vers n'ont rien de plaisant;
Si tu savois un peu moins plaire,
Tu ne leur déplairois pas tant.

École des Femmes fut représentée au Louvre, le 6 jan1663. Le roi goûta cette comédie,

Qui fit rire leurs Majestés
Jusqu'à s'en tenir les côtés;

ce que nous apprend Loret, qui confirme en même s la lutte engagée autour de cette pièce :

Pièce qu'en plusieurs lieux on fronde,
Mais où pourtant va tant de monde

Que jamais sujet important,

Pour le voir n'en attira tant (1).

l'orage était violent, Molière avait, comme on le voit, de

Muse historique, lettre du 13 janvier 1663.

solides appuis. Il marcha en avant, il fit imprimer son ouvrage, qui parut le 17 mars 1663, avec une dédicace à MADAME Henriette d'Orléans. Dans la préface qui y est jointe il parle d'une petite dissertation qu'il a faite en dialogue pour répondre aux censeurs : « Il ne sait encore, dit-il, ce qu'il en fera. » Il se résolut bientôt à prendre l'offensive. La Critique de l'École des Femmes parut sur la scène du Palais-Royal le 1er juin suivant. Cette conversation littéraire, dans un salon du xvIIe siècle, si vivement retracée, est une des productions de Molière les plus charmantes et les plus instructives. Il a mis à dessiner ces caractères une délicatesse nouvelle. Chaque personnage est peint en quelques traits avec une vérité qui le met sous nos yeux : c'est d'abord le marquis, qui devient décidément un type comique; puis Lysidas, le détracteur oblique, l'auteur pédant et envieux, C'est Élise, la satirique spirituelle, qu'il fit représenter par la jeune Armande Béjart, qui, pour la première fois peut-être, paraissait sur la scène et y venait défendre son mari. C'est la précieuse, la prude Climène, qui cherche à prendre sa revanche du coup terrible qu'elle a reçu en 1659. Molière répond à tout le monde. Il glisse assez légèrement toutefois sur le reproche qu'on a fait à certains endroits de sa pièce de choquer la religion: « Ces paroles d'enfer et de chaudières bouillantes sont assez justifiées, dit-il seulement, par l'extravagance d'Arnolphe et par l'innocence de celle à qui il parle. »>< Immoral et sans pudeur, Arnolphe cherche à exploiter la morale et la religion à son profit; il y a là un trait essentiel de ce caractère profondément conçu. Molière n'avait rien de plus à dire il réservait d'ailleurs à ce groupe d'accusateurs une meilleure réplique.

Il réfute moins sommairement les prétendus connaisseurs, défenseurs des règles et invocateurs d'Aristote, gent alors insupportable; il les fait battre par un homme du monde avec les arguments du bon sens et de la droite raison. Il défend en même temps sa cause contre ceux qui, pour déprécier ses ouvrages, leur opposaient sans cesse les tragédies de Corneille. L'auteur de la Lettre sur les affaires du théâtre, qui s'est fait l'écho de toutes ces clameurs, développe comme il suit la comparaison dont on se servait

pour rabaisser l'auteur comique : « Pour faire parler des héros, il faut avoir l'âme grande ou plutôt être héros soimême, puisque les grands sentiments que l'on met dans leur bouche et les belles actions que l'on leur fait faire sont plus souvent tirés de l'esprit de celui qui les fait parler que de leur histoire. Il n'en est pas de même des fous que l'on peint d'après nature; ces peintures ne sont pas difficiles. L'on remarque aisément leurs postures, l'on entend leurs discours, l'on voit leurs habits, et l'on peut, sans beaucoup de peine, venir à bout de leur portrait. Si, pour représenter des héros et entrer dans leur caractère, il faut être capable d'avoir leurs pensées, je vous laisse à deviner les belles qualités que l'on doit avoir pour bien dépeindre des personnes ridicules. »

Cette opinion était alors fort communément admise. Le Dorante de la Critique prend le parti contraire : « Quand pour la difficulté, dit-il, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car, enfin, je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins et dire des injures aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir où l'on ne cherche point de ressemblance; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après nature. On veut que ces portraits ressemblent; et vous n'avez rien fait, si vous n'y faites reconnoître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n'être point blàmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites; mais ce n'est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter; et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.» On s'est depuis lors aperçu, en effet, combien l'entreprise est difficile, et combien il est rare d'y réussir. Molière attaquait sans ménagement et les courtisans qui ne pouvaient supporter les mots de potage, de tarte

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