Images de page
PDF
ePub

à la crême, etc., et les prudes, qui se récriaient contre ce le, cet impertinent le, de la scène vi du deuxième acte.

Il dénonçait en passant les cabales de ses rivaux, les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, contre la pièce qui leur enlevait la plus grande partie de leur auditoire.

La vérité des caractères mis en scène, les traits de satire, les piquantes controverses, les anecdotes, les allusions, tout cela formait un spectacle fin, distingué, aimable, qui nous ravit encore aujourd'hui, et qui dut avoir un incroyable attrait pour les contemporains. On reconnaît là, mieux même que dans les chefs-d'œuvre, le génie spécial de la comédie et du théâtre.

Mais l'agression était vive; elle donna lieu immédiatement à un redoublement d'hostilités de la part des adversaires de Molière, qui se reconnaissaient tous dans les portraits de la nouvelle comédie. Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne se firent naturellement les interprètes de ces ressentiments divers. C'était attaquer un rival et profiter de l'intérêt qui s'attachait à son œuvre. De Vizé, que nous avons plus d'une fois cité, se hâta d'achever Zélinde, qu'il fit imprimer avec privilège du 15 juillet 1663. Cette pièce informe ne laisse pas que d'être curieuse à interroger, si l'on veut se rendre compte des éléments dont l'opposition était formée, et des moyens qu'elle mettait en usage; on y voit, par exemple, que les courtisans, les marquis ne répondaient guère, pour la plupart, aux espérances qu'on fondait sur eux. De Vizé déplore qu'ils semblent prendre plaisir à faire rire à leurs dépens: «Ils aiment mieux se mirer dans les vivants miroirs d'Élomire que dans les leurs, et ils trouvent que l'amertume de la satire a quelque chose qui leur est utile. » Bien plus, ajoute-t-il, depuis que la Critique les a ainsi nommés, les marquis affectent de s'appeler turlupins entre eux à la

cour.

Les précieuses laissaient paraître plus d'emportement et déployaient plus d'ardeur pour la vengeance. Zélinde, en qui elles sont personnifiées, s'écrie :

Ah! que je ne suis pas si patiente! il m'a voulu jouer par

ce vers:

Et femme qui compose en sçait plus qu'il ne faut.

Il aura dit vray, et j'en sçay plus qu'il n'en faut pour me venger de luy. Je ne vous ressembleray point, pacifiques poudrez, courtisans armés de peignes et de canons, qui faites la cour à celuy qui vous joue publiquement; une femme vous enseignera vostre devoir.

Il est possible, comme on voit, de recueillir des indications intéressantes dans cette rapsodie, où il n'a manqué que le talent pour venir en aide à la méchante volonté.

Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne ne représentèrent pas l'œuvre de Donneau de Vizé, qui n'était pas faite pour le théâtre. Ils demandèrent une pièce à un jeune auteur de vingt-cinq ans, fort peu connu, qui saisit avec empressement cette occasion de faire du bruit. Boursault composa le Portrait du Peintre ou la Contre-Critique de l'École des Femmes. Boursault, joyeux du rôle important qui lui était confié, avait soin de se nommer et de se faire nommer sur le théâtre à plusieurs reprises :

DORANTE

Et qui donc la fera?

Il s'agit de faire la critique de l'École des Femmes.

AMARANTE

Un garçon que je sais, qu'on appelle Boursault.

Je le connois pécore.

LE COMTE

DAMIS

Il est bien chez la muse.

LE COMTE

Il s'amuse à la muse et la muse l'amuse.

AMARANTE

Mais les vers de Boursault sont assez bien choisis.

LE COMTE

Je le soutiens, madame, un butor parisis,
Une grosse pécore, une pure mazette.

DAMIS

Mais où la joueroit-on, quand Boursault l'auroit faite?

AMARANTE

A l'hôtel de Bourgogne...

L'auteur du Portrait du Peintre était donc loin de vouloir garder l'anonyme : il avait même bien soin de répéter son nom assez souvent pour qu'on ne l'oubliât point. La pièce ne faisait, du reste, que reproduire en vers les accusations, les excitations dont nous venons de donner quelques extraits en prose. On peut signaler toutefois plus particulièrement ce passage où Boursault prend la défense de la religion, et cherche à rendre suspects les sentiments et les intentions de Molière :

Au seul mot de sermon nous devons du respect,
C'est une vérité qu'on ne peut contredire.
Un sermon touche l'âme et jamais ne fait rire;
De qui croit le contraire on doit se défier;
Et qui veut qu'on en rie en a ri le premier.

C'étaient là de ces insinuations qui pouvaient, à cette époque, avoir des suites dangereuses pour celui qui en était l'objet. Représenté sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne à la fin de septembre ou au commencement d'octobre 1653, le Portrait du Peintre permit à toutes les haines et à toutes les rancunes de se manifester. Molière, voulant montrer sans doute qu'il ne méconnaissait pas les droits de la satire, lors même qu'elle s'exerçait contre lui, alla voir jouer cette pièce et se plaça sur le théâtre, selon la coutume du temps. Son arrivée excita un brouhaha. II écouta la comédie d'un bout à l'autre et fit bonne contenance; tout ce que ses ennemis purent dire, c'est que « les transports de la joie qu'il ressentoit faisoient trop souvent changer son visage ».

Les appels réitérés à l'orgueil des courtisans ne devaient pas rester sans obtenir quelque effet. Le duc de La Feuillade crut se reconnaître dans le personnage du marquis de la Critique, qui, à tout ce qu'on lui oppose, ne sait que répondre tarte à la crême, et il voulut prouver qu'il n'entendait pas la raillerie aussi complaisamment que les autres. C'est dans la Vie de Molière, attribuée à Bruzen de La Martinière (La Haye, 1725), que l'anecdote est racontée pour la première fois. Il s'avisa d'une vengeance aussi indigne d'un homme de sa qualité qu'elle étoit imprudente. Un jour qu'il vit passer Molière par un appartement où il étoit, il l'aborda avec les démonstrations d'un homme qui vouloit lui faire caresse. Molière s'étant incliné, il lui prit la tête et, en lui disant Tarte à la crème, Molière, tarte à la crème, il lui frotta le visage contre ses boutons qui, étant fort durs et fort tranchants, lui mirent le visage en sang. Le roi, qui vit Molière le même jour, apprit la chose avec indignation et la marqua au duc, qui apprit à ses dépens combien Molière étoit dans les bonnes grâces de Sa Majesté. Je tiens ce fait d'une personne comtemporaine, qui m'a assuré l'avoir vu de ses propres yeux. »

Ici encore le témoignagne est tardif; il se produit soixante-deux ans après le fait; la critique rigoureuse serait tentée de le contester. Mais d'un passage de la Zélinde il ressort qu'il y a bien quelque chose de vrai dans l'anecdote. Voici ce qu'écrit de Vizé en 1663:

« Vous savez, dit un des interlocuteurs, l'aventure de tarte à la crème arrivée depuis peu à Elomire; je crois qu'elle lui fera dorénavant bien mal au cœur, et qu'il n'en entendra jamais parler, ni ne mettra sa perruque, sans se ressouvenir qu'il ne fait pas bon jouer les princes et qu'ils ne sont pas si insensibles que les marquis turlupins. Vous avez raison, répond un autre, et cette aventure fait voir que ce prince, qui blâma d'abord l'École des Femmes, avoit plus de lumières que les autres. »

Le roi fit inscrire Molière pour mille livres sur la liste des pensions accordées aux littérateurs, à titre d'« excellent poète comique » ; il l'invita en outre à exercer de nouvelles représailles, et lui offrit pour cela le théâtre même de la cour. En huit jours, Molière composa et fit apprendre l'Impromptu

de Versailles, qui fut représenté entre le 15 et le 19 octobre 1663 (14 octobre dans l'édition de 1682; mais le roi ne partit de Vincennes que le 15 pour rentrer à Versailles). Molière avait reproduit fidèlement dans la Critique l'aspect d'un salon mondain; cette fois il ouvrait les coulisses de son théâtre. Il se montrait, lui et toute sa troupe, dans le travail des répétitions, sans noms d'emprunt, chacun dans son costume de ville, chacun avec sa personnalité réelle et son propre caractère. C'est précisément une des entreprises les plus difficiles que de donner ainsi aux occupations de chaque jour assez de relief pour que le tableau en soit à jamais vivant. Molière nous a légué dans l'Impromptu le document biographique le plus curieux sur lui-même. Il s'y montre dans son rôle de directeur et d'auteur; il nous y révèle sa méthode de travail, sa pratique de la scène, sa théorie de l'art de comédien; il y est même avec son tempérament, à la fois vif et patient, passionné, volontaire et opiniâtre; il met sous nos yeux la plupart de ses compagnons, et en quelques traits nous les faits connaître aussi parfaitement que peuvent le faire des biographies complètes.

« Cette révélation de la comédie derrière le rideau, remarque M. Bazin, faite en un tel lieu et devant un pareil monde, peut sembler passablement hasardée. » Il ne borna pas là sa hardiesse: ses attaques sont directes cette fois. Il prend à partie d'abord les comédiens de l'hôtel de Bourgogne; il les parodie et les persifle l'un après l'autre. Il traite les courtisans avec une dureté acerbe et une audace surprenante: « Qui diable voulez-vous qu'on prenne pour un caractère agréable de théâtre? Le marquis aujourd'hui est le plaisant de la comédie; et, comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. » Et c'était en face de la cour, c'était à cette noblesse empanachée et enrubannée qui servait à décorer le Versailles de Louis XIV, c'était à ces grands seigneurs impertinents et vaniteux, que le comédien osait jeter ces âpres paroles!

Il fustige rudement et à plusieurs reprises le malen

« PrécédentContinuer »