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empruntée à l'Espagne : « J'entends par belle comédie, dit l'un d'eux, ces pièces qui sont des tableaux des pas-sions galamment touchés, où l'on voit des moralités judicieusement répandues, où paroissent ces brillants d'esprit qui charment. Je mets en ce rang les chefs-d'œuvre du grand Ariste (Corneille), dont je ne prends que le Menteur pour l'opposer à tout le misérable comique de Zoïle (Molière); tels sont les Visionnaires, de Polydamas (Desmaretz); le Don Bertrand, le Feint Astrologue et quelques autres comédies du spirituel Isole (Thomas Corneille); et, pour me servir d'un exemple plus frais, tels sont les Amours d'Ovide, du doux Bergile (Gilbert), où l'on voit tant de brillant et de délicatesse. >>

Molière avec ses farces grossières, disent-ils, a tellement corrompu le goût public que les grands comédiens eux-mêmes, ceux de l'unique et incomparable troupe royale, c'est-à-dire de l'hôtel de Bourgogne, n'osent plus jouer sur leur théâtre ces beaux poèmes et sont obligés de donner des bagatelles qui n'auraient été bonnes, en un autre temps, qu'à divertir la lie du peuple dans les carrefours et les places publiques.

Pour mieux préciser sa critique, Robinet imagine un laquais qui a la fantaisie de faire des vers et qui prétend imiter le poète à la mode, c'est-à-dire Molière. Ce laquais lit une scène de sa composition, à laquelle les plus réalistes de nos réalistes modernes n'auraient certainement rien à reprendre. On voit qu'il n'y a rien de nouveau dans nos discussions littéraires, et que tout existe dans ce vivant et fécond XVIIe siècle.

Pour triompher plus aisément de leurs adversaires, les interlocuteurs qui, dans le Panégyrique, prennent parti contre l'École des Femmes, usent d'un moyen souvent employé pour battre les auteurs comiques : c'est d'attribuer au poète lui-même les sentiments qu'il a prêtés à un personnage ridicule et même à un personnage odieux. Ainsi vous vous rappelez, dans l'Ecole des Maris, les tirades du burlesque Sganarelle contre les modes nouvelles et le luxe des habits. Les censeurs, du Panégyrique, feignent de croire que cette satire du tuteur d'Isabelle exprime les sentiments du poète, et ils s'élèvent

à qui mieux mieux contre les prétentions d'Élomire (Molière), qui voudrait leur retrancher ce qui fait le charme et l'agrément de la vie : « S'il en étoit cru, dit l'un deux, les hommes se rengaineroient dans leurs étuis du bon temps, ils reprendroient les grands pourpoints et les grègues étroites qui se lioient sur le genou; ils rétabliroient la rotondité et le petit collet pour représenter les vieux siècles; ils paroîtroient dans une stérilité universelle d'ajustements. » Et un autre renchérit encore : « Les hommes et les femmes deviendroient d'effroyables créatures; il faudroit prendre congé les uns des autres et faire bande séparée; il faudroit dire adieu aux bals et aux assemblées où il n'y auroit plus rien d'éclatant que les lustres et les flambeaux; il faudroit faire banqueroute au Cours, où l'on ne verroit plus que des grotesques et des épouvantails de chenevières; et il faudroit enfin se cacher à soi-même et casser toutes nos glaces de Venise, qui ne pourroient plus nous montrer que des réformés et des réformées, c'est-à-dire des objets fort maussades et fort ridicules. >>

Peut-on imaginer une critique qui tombe plus à faux et qui ait moins le sens commun? Ce qui est pis encore, c'est l'excitation perpétuelle adressée aux marquis, aux courtisans, de recourir aux moyens violents pour punir Molière de ses moqueries. Robinet ne le cède à aucun autre sur ce point: « L'École des Femmes, fait-il dire à Lidamon, mériteroit tant soit peu l'époussette, si l'on étoit moins débonnaire en France. » Il serait à souhaiter, d'après un autre personnage et, c'est notez-le bien, un des défenseurs de Molière, qu'on fit payer au poète ses offenses: on pourrait alors composer avec cet incident une pièce qu'on intitulerait: Zoile bourré ou le Beau Sexe vengé sur les épaules de Zoïle.

La défense, dans cet ouvrage d'ailleurs curieux, est plus faible que l'attaque, et les défenseurs finissent par faire amende honorable et chanter la palinodie pour complaire à leurs maîtresses, de sorte qu'à la fin tout le monde est d'accord contre Molière. La chose serait assez bizarre, il faut en convenir, si Robinet avait entendu prendre le mot panégyrique au sérieux.

La Guerre comique ou la Défense de l'École des Femmes, par le sieur de La Croix (février 1664), est une apologie: Apollon, pris pour juge, prononce un arrêt en faveur de la pièce de Molière. Enfin, dans une comédie de Chevalier, intitulée les Amours de Calotin, en trois actes, en vers (1), le premier acte et la première scène du second acte forment une espèce de prologue où Molière est loué au commencement et un peu critiqué à la fin. Auger remarque justement qu'aucune pièce de théâtre, depuis le Cid, n'avait soulevé de telles controverses; c'est qu'en effet l'Ecole des Femmes fut dans la comédie une œuvre aussi décisive et éclatante que le Cid dans le genre tragique.

Molière termine avec l'Impromptu de Versailles la lutte où sa personnalité était engagée. Il avait déclaré dans cette pièce qu'il ne se laisserait plus détourner, par de vaines querelles, des autres ouvrages qu'il avait à faire, et qu'il ne répondrait plus aux critiques et contre-critiques. Il resta fidèle à cet engagement. Quoique ses adversaires se fussent empressés de publier leurs satires, il ne fit même pas imprimer l'Impromptu, qu'il considérait sans doute comme un ouvrage né de circonstances passagères et qui n'était pas destiné à leur survivre.

(1) Jouée sur le théâtre du Marais, et imprimée avec privilège du 30 janvier 1664.

CHAPITRE IX

LE TARTUFFE ET DON JUAN

La protection souveraine dont Louis XIV avait couvert Molière pendant cette guerre, dont il ne faut pas atténuer les périls, obligeait celui-ci à se montrer plus dévoué que jamais aux plaisirs du roi. Il fournit, le 29 janvier 1664, aux divertissements de la cour le Mariage forcé, à la fois ballet et comédie. Huit entrées de ballet étaient intercalées dans l'action comique : le roi lui-même parut dans l'une d'elles sous le costume d'un Égyptien; les plus grands seigneurs y figurèrent également. La pièce, puisée aux sources joyeuses de Rabelais, remettait en scène le personnage de Sganarelle: Sganarelle, toujours égoïste et sensuel, et méditant encore de s'immoler la beauté et la jeunesse sous prétexte d'union conjugale. Mais nous avons cette fois une autre face de l'événement, un nouveau côté du tableau : Sganarelle est accueilli avec empressement, c'est un libérateur; il apporte l'affranchissement et non l'esclavage. Le père de Dorimène est enchanté de se débarrasser de sa fille; Dorimène est heureuse d'échapper au joug de la famille. La démonstration n'est pas moins saisissante, ni la conclusion moins terrible, parce que c'est le vice qui se charge de punir le ridicule.

<< Mais ce n'était là qu'un prélude, dit M. Bazin, aux brillantes folies que devait éclairer à Versailles le soleil de mai. Cette fois, en effet, il ne s'agissait plus d'une après-midi consacrée à quelques inventions de divertisse

ment. C'était une série de jours qu'allait enchaîner l'un à l'autre la succession de toutes les fantaisies dont se peuvent charmer les yeux et les oreilles, travestissements, cavalcades, courses de bagues, concerts de voix et d'instruments, récits de vers, festins servis par les Jeux, les Ris et les Délices, comédies mêlées de chants et de danses, ballets, machines, feux d'artifice, courses, loteries, collations; une semaine entière (du 7 au 14) passée hors de la vie commune dans les régions de la féerie. » « Les plaisirs de l'esprit se mêlant à la splendeur de ces divertissements, dit Voltaire, y ajoutèrent un goût et des grâces dont aucune fête n'avait encore été embellie. »

Le dessin de l'action, où figuraient le roi et toute la cour, composée de six cents personnes, était du duc de Saint-Aignan; cela s'appelait le Palais d'Alcine ou les Plaisirs de l'ile enchantée. Le roi représentait Roger; les autres personnages de ce drame féerique étaient remplis par tout ce que la jeune cour comptait de plus illustre, de plus élégant et de plus beau. La troupe de Molière servait d'auxiliaire à ces nobles acteurs. La reine et trois cents dames étaient à demi engagées dans l'action, à demi spectatrices; parmi elles se cachait Mlle de La Vallière, à qui la fête était donnée; elle en jouissait confondue dans la foule.

Quand, le second jour (8 mai), le paladin Roger voulut donner la comédie aux dames, un théâtre se dressa aussitôt en plein air, éclairé par mille bougies et flambeaux, et la troupe du Palais-Royal y joua la Princesse d'Élide. Molière représentait dans le prologue le valet de chien Lyciscas, et dans la comédie le fou Moron. C'est lui qui faisait avec un ours rencontré dans le bois la scène bouffonne qui termine le deuxième intermède. Pour satisfaire en temps aux caprices de la volonté suprême, Molière n'avait pu écrire en vers que le premier acte de la pièce; il avait été obligé d'écrire tout le reste en prose. « Il sembloit que la comédie, dit spirituellement Marigny, n'avoit eu que le temps de prendre un de ses brodequins, et qu'elle étoit venue donner des marques de son obéissance un pied chaussé et l'autre nu. »

Cette négligence elle-même pouvait donc être prise

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