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elle jouissait de l'attrait d'une publicité privilégiée avant d'obtenir la publicité libre et complète.

Les princes du sang, les membres de la famille royale ne crurent pas, bien entendu, que la défense fût faite pour eux. Trois mois après la suprise du 12 mai, la troupe de Molière est mandée à Villers-Cotterets, chez Monsieur, frère du roi; elle y reste du 20 au 27 septembre, et, entre autres pièces, elle y joue encore les trois premiers actes du Tartuffe, le 25 septembre. La reine mère, Anne d'Autriche, qui s'était rendue à Villers-Cotterets, n'assista pas à la représentation; elle revint à Vincennes le 18, et il n'est pas certain non plus que Louis XIV, qui était chez son frère, y ait assisté. D'après la Gazette il serait revenu de Villers-Cotterets le 24.

A la fin de novembre de cette même année 1664, Molière et ses compagnons furent appelés au château du Raincy, qui était alors la résidence de la princesse Palatine, Anne de Gonzague, veuve de son second mari Édouard, électeur Palatin, mort le 10 mars 1663. Le 11 décembre 1663. la fille de cette princesse avait épousé le duc d'Enghien, fils du grand Condé, celui qu'on appelle M. le Duc dans tous les Mémoires du temps. On n'a pas oublié ce que dit Saint-Simon du fils du grand Condé : « C'étoit un petit homme très mince, très maigre, dont le visage, d'assez petite mine, ne laissoit pas que d'imposer par le feu et l'audace de ses yeux. Personne n'a eu plus d'esprit, et de toutes sortes d'esprit, ni rarement tant de savoir, en presque tous les genres. Jamais encore une valeur plus franche et plus naturelle, ni une plus grande envie de bien faire; et quand il vouloit plaire, jamais tant de discernement, de grâce, de gentillesse, de politesse, de noblesse, tant d'art caché coulant comme de source... Jamais aussi tant de talents inutiles, tant de génie sans usage et une si continuelle et si vive imagination, uniquement propre à le rendre son bourreau et le bourreau des autres. Ses bizarreries finirent par toucher à la folie pure. C'est ce prince qui se persuada qu'il était mort et conclut logiquement qu'il ne devait plus manger. Un médecin réussit toutefois à lui faire croire que les morts mangeaient quelquefois; il fit apparaître devant lui des gens couverts de

linceuls qui se mirent à table et firent grand honneur au souper; vaincu par leur exemple, M. le Duc se décida à faire comme eux.

Les contemporains ne tarissent pas sur ses excentricités, qui n'étaient pas toutes inoffensives. Mais à l'époque dont nous parlons, il était encore très jeune : il n'avait que vingt et un ans.

La Palatine, Anne de Gonzague de Clèves, est cette princesse dont Bossuet a fait une magnifique oraison funèbre. Elle avait alors quarante-huit ans, et elle était bien près d'avoir ce rêve, cette vision dont parle Bossuet dans son discours, et qui la ramena aux voies du salut, d'où elle était fort éloignée. Le grand Condé lui avait dû sa liberté pendant la Fronde. Il lui était resté fort attaché, comme le prouve le mariage de son fils unique avec la fille aînée de la Palatine. Anne de Gonzague fut une des maîtresses femmes de cette époque, où les femmes furent si distinguées et jouèrent un si grand rôle. A peine si elle le céda à sa sœur aînée, Marie-Louise de Gonzague, reine de Pologne. Précisément, une lettre du prince de Condé à cette dernière, à la date du 28 novembre 1664, annonce le voyage de la famille au château du Raincy : « Nous allons aujourd'hui, dit-il, passer cinq ou six jours au Raincy avec toute la famille pour tenir compagnie à Mme la princesse Palatine, à qui on a ordonné d'aller prendre l'air pour ce temps-là, pour se remettre de sa fièvre tierce, dont elle est parfaitement guérie. »

Ainsi M. le Duc faisait certainement partie de ce voyage de novembre 1664, et il fut un de ceux qui assistèrent à la représentation qui y fut donnée par Molière et sa troupe; or cette représentation fut la première du Tartuffe en cinq actes, La Grange inscrit sur son registre : « Le 29 novembre, la troupe est allée au Raincy, maison de plaisance de Mme la princesse Palatine près Paris, par ordre de Mgr le prince de Condé, pour y jouer Tartuffe en cinq actes. Reçu 1,000 livres. »

Et dans l'édition des œuvres de Molière de 1682, à laquelle le même La Grange donna ses soins, la petite notice imprimée au verso du titre de la pièce est encore plus explicite: « Cette comédie, y lisons-nous, parfaite,

entière et achevée en cinq actes, a été représentée, la première et la seconde fois, au château du Raincy, près Paris, pour S. A. S. Mgr le Prince, les 29e novembre 1664 et 8e novembre de l'année suivante 1665... »

La Grange a-t-il pu se tromper dans une attestation qu'il a répétée ainsi à dix-huit ans d'intervalle, dans une assertion où le soin d'être exact et précis est manifeste? Non, évidemment. La Grange, acteur de la troupe de Molière, jouant dans la pièce de Molière le rôle de Valère, le fiancé de Marianne, devait être renseigné mieux que personne sur les représentations auxquelles il avait pris part. Et d'ailleurs, lorsque parut l'édition de 1682, Condé, le duc d'Enghien, étaient vivants, et ce dernier surtout n'aurait pas manqué de protester contre une mention erronée.

Cependant une lettre du duc d'Enghien, retrouvée par M. le duc d'Aumale dans les archives de la maison de Condé, semble contredire La Grange. Cette lettre est ainsi conçue:

Henri-Jules de Bourbon à M. de Ricous,

Monsieur mon père ira à la Saint-Hubert à Versaille et le lendemain de la Saint-Hubert il ira au Raincy où Madame la Princesse Palatine ira l'attendre. On y voudroit avoir Molière pour jouer la comédie des Médecins et l'on voudroit aussy y avoir Tartufe. Parlés luy en donc pour qu'il tiene ces deux comédies prestes et s'il y a quelque rôle à repasser qu'il les fasse repasser à ces (sic) camarades. S'il en vouloit faire quelque difficulté, parlés luy d'une manière qui lui face comprendre que Monsieur mon Père et moy en avons bien envie et qu'il nous fera plaisir de nous contenter en cela et de n'y point apporter de difficulté. Si le quatriesme acte de Tartufe estoit faict demandés luy s'il ne le pourroit pas jouer. Et ce qu'il faut lui recommander particulièrement c'est de n'en parler à persone et l'on ne veut point que l'on le sçache devant que cela soit faict.

Dittes-lui donc qu'il n'en dise mot et qu'il tiene prest tout ce qu'il faut pour cela. Je me suis chargé de la part de Monsieur mon père de vous mander ce que je vous mande. N'en parlés du tout qu'à Molière. Si M. le Nostre est à Paris, il faudroit faire en sorte qu'il vint le plus tôt qu'il pouroit.

Parlés luy et dittes luy que Monsieur mon Père l'atant pour le Parterre. Parlés à M. Caillet pour la voiture.

Vous estes un home vigilant et actif. Je scay bien que l'on peut se reposer sur vous. Je vous prie de n'y pas manquer et de me faire sçavoir la response de Molière.

HENRY-JULES DE BOURBON.

Sans aucun doute ce billet est du mois d'octobre 1665 et se rapporte à la représentation du Tartuffe qui eut lieu. au Raincy, le 8 novembre de cette année. Comment donc le duc d'Enghien écrit-il : « Si le quatrième acte de Tartuffe estoit faict, demandés lui (à Molière) s'il ne le pourroit pas jouer (au Raincy chez la princesse Palatine) ». Ce prince a-t-il pu se tromper? C'est bien improbable. L'idée que Saint-Simon et tous les contemporains nous donnent de lui n'est nullement celle d'un étourneau, d'un hurluberlu, bien au contraire. Et puis, oublier en moins d'un an qu'on a vu jouer une pièce entière, une pièce comme celle-là, qui excitait une telle curiosité, l'oublier non pas dans une parole dite au hasard, mais dans une lettre qui marque un désir et souci particulier, ce serait vraiment trop fort; l'impossibilité d'une erreur semble presque aussi absolue de ce côté-ci que de l'autre.

Il y a là un petit problème à résoudre. M. Régnier, l'ancien sociétaire de la Comédie-Française, a cherché à expliquer l'apparente contradiction de ces deux témoignages également irrécusables. Il a fait remarquer que le duc d'Enghien ne s'enquiert, dans sa lettre, que du quatrième acte, et non pas du cinquième. Or le quatrième acte était celui qui était le plus dangereux, celui qui avait excité l'opposition la plus violente. C'est surtout pour une scène de ce quatrième acte que Napoléon Ier, au commencement de ce siècle, disait encore que, si la pièce avait été faite de son temps, il ne l'aurait pas laissé jouer: « Une certaine scène, ce sont ses paroles telles que les rapporte le Mémorial de Sainte-Hélène, offre une situation si décisive, si complètement indécente, que, pour mon compte, je n'hésite pas à dire que, si la pièce eût été faite de mon temps, je n'en aurais pas permis la représentation. >>

A l'origine, selon toute vraisemblance, les corrections, les retouches durent porter sur cet acte et sur cette scène. M. Régnier croit donc que le prince de Condé, ayant vu la pièce entière le 29 novembre 1664, avait conseillé à Molière quelques corrections qui lui paraissaient nécessaires, et que le duc d'Enghien, en s'informant si le quatrième acte est fait, veut demander seulement si Molière l'a retravaillé dans le sens qu'on lui a indiqué, s'il pourra cette fois le jouer avec les suppressions, les variantes qui le rendraient plus acceptable. Il réclame le secret avec instance; et pour beaucoup de raisons, cela est fort compréhensible. Le prince de Condé ne se souciait peut-être pas que l'on sût la part qu'il prenait à cette comédie; peut-être croyait-il qu'on jugerait mieux de l'effet produit par les changements demandés, s'ils n'étaient pas connus d'avance. Enfin, l'on conçoit à merveille qu'il ne voulût point que l'affaire fût ébruitée.

L'explication nous paraît très plausible, et nous ne voyons pas de meilleure solution du problème.

Le 16 février 1665, Molière représenta sur le théâtre du Palais-Royal Don Juan ou le Festin de Pierre.

La légende de Don Juan Tenorio, dont le poète Espagnol Tirso de Molina avait fait une comédie, le Séducteur de Séville et le Convive de pierre (el Burlador de Sevilla y el Convidado de piedra), était déjà vulgarisée en France. La troupe italienne avait joué une imitation de cette comédie, en 1657 ou 1658, sur le théâtre du Petit-Bourbon. Des pièces françaises sur le même sujet avaient été représentées par la troupe de Mademoiselle, à Lyon en 1658 et à Paris en 1661, par les comédiens de l'hôtel de Bourgogne en 1659, sous ce titre dès lors consacré : le Festin de Pierre. Joué sans doute à Paris par les acteurs espagnols, l'original el Burlador de Sevilla devait briller à la même époque parmi ses copies. Cette fable, originaire, du moyen âge, frappait vivement l'imagination populaire. Molière s'en empara à son tour et il en fit le drame le plus audacieux du xviie siècle, celui qu'on a été le plus longtemps à comprendre et dont la complète révélation, pour ainsi dire, est toute récente encore. On tombait volontiers d'accord au XVIIIe siècle, avec Voltaire et La

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