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On joua le Dépit amoureux et Amphitryon. Entre les deux pièces, M. Coquelin dit des stances de M. Gondinet, qui furent chaleureusement applaudies :

En quel temps serions-nous plus jaloux de nos gloires?

Il semble que jamais ton nom n'avait jeté

Tant d'éclat, ô poète! Et leurs sombres victoires
Nous font plus grande encor ton immortalité.

Non,

Mais ce n'est plus Paris souriant et sceptique
Qui va fêter Agnès, Alceste ou Scapin.
C'est Paris prisonnier, meurtri, blessé, stoïque,
Qui fête le génie au bruit de leur canon...

En 1873, lorsque vint le deux-centième anniversaire de la mort de Molière, nous étions encore sous le coup des funestes événements de 1870 et de 1871. Cet anniversaire fut célébré cependant par l'initiative de M. Ballande qui organisa une sorte de jubilé au Théâtre-Italien (salle Ventadour). Un Musée de Molière fut installé dans le foyer du théâtre. Des conférences et des représentations diurnes eurent lieu du 15 au 22 mai. Du moins, la France endolorie attesta qu'elle n'oubliait pas son poète.

Les études sur Molière ont repris depuis lors avec une ardeur nouvelle, avec un zèle infatigable. Beffara, Jal, Soulié ont suscité de nombreux imitateurs. Les recherches ont été poursuivies sans relâche dans tous les dépôts, tant de Paris que de la province. Il ne serait plus exact de dire aujourd'hui que l'on ne possède pas une seule ligne de l'écriture authentique de Molière. Nous avons maintenant deux quittances, l'une de 1650, l'autre de 1656, retrouvées par M. de la Pijardière, archiviste de l'Hérault, sur lesquelles il ne semble pas qu'il puisse y avoir encore de contestation. Plus de soixante signatures de Molière sont connues. Un recueil périodique spécial, le Moliériste, fondé par M. Monval, archiviste de la Comédie française, en 1879, et parvenu déjà à sa huitième année, centralise

les découvertes et tient son public au courant de ce qui se produit ou se prépare sur l'auteur comique. La biographie de Molière, qui était presque toute traditionnelle et légendaire, passe peu à peu à l'état documentaire et positif.

Voilà un aperçu, à vol d'oiseau, des variations du goût et des progrès des études en ce qui concerne Molière, sa vie et ses œuvres, jusqu'à la date où nous publions ce volume, dans lequel nous avons cherché à recueillir et résumer tout le travail antérieur de l'érudition et de la critique.

VIE DE MOLIÈRE

CHAPITRE PREMIER

NAISSANCE ET JEUNESSE DE MOLIÈRE

Jean-Baptiste Poquelin fut baptisé le 15 janvier 1622. Voici la teneur de l'acte de baptême de Molière, inscrit sur les registres de la paroisse Saint-Eustache, et découvert par M. Beffara en 1821 :

Du samedi 15 janvier 1622, fut baptisé Jean, fils de Jean Pouguelin. tapissier, et de Marie Cresé (lisez Cressé), sa femme, demeurant rue Saint-Honoré; le parrain, Jean Pouguelin, porteur de grains; la marraine, Denise Lescacheux, veuve de feu Sébastien Asselin. vivant marchand tapissier.

Le parrain, Jean Pouguelin était aïeul paternel de Molière. Le véritable nom de cette famille était POQUELIN; mais les registres de l'état civil portent tantôt Pouguelin, et tantôt Pocquelin, Poguelin, Poquelin, Pocquelin, et même Poclin, Poclain et Pauquelin.

On remarque que l'acte de baptême ne porte que le nom de Jean, et non celui de Jean-Baptiste. Un second fils, né en 1624, ayant été baptisé sous le nom de Jean. qui était particulièrement en usage dans la famille Poquelin, le fils aîné adopta et porta tout naturellement le nom du premier saint Jean, qui est Jean-Baptiste.

Il était probablement né dans une maison de la rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-Étuves. Cette

maison s'appelait la maison ou le pavillon des Singes. C'était une construction très ancienne, spécimen curieux du vieux Paris, remarquable par un poteau cornier ou longue poutre sculptée représentant des singes grimpant le long d'un oranger pour en atteindre les fruits. Démolie au mois de nivôse an X (1802), elle fut reconstruite après avoir subi un retrait d'alignement considérable elle porte aujourd'hui le n° 96 de la rue, et au mois d'octobre 1876 on a placé sur sa façade une plaque de marbre noir portant l'inscription suivante : « Cette maison a été construite sur l'emplacement de celle où est né Molière le 15 janvier 1622. »

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Il n'y a certitude que cette maison ait été habitée par Molière que pour l'année 1637. Un extrait de l'État de la taxe des boues de la Ville de Paris pour l'année 1637 porte en effet cette mention « Maison où pend pour enseigne le pavillon des cinges appartenant à M. Moreau et occupée par le sieur Jean Poquelin, mtre tapissier, et un autre locataire, consistant en un corps d'hostel, boutique et court, faisant le coin de la rue des Etuves. » Molière en 1637 avait déjà quinze ans. Il est possible sans doute que le maître tapissier Jean Poquelin, pendant cet intervalle, eût déménagé, et qu'il habitât en 1622 une autre maison de la rue Saint-Honoré. Mais la désignation reste identiquement la même dans tous les actes de cette période « rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache » et l'on peut, en attendant que la preuve d'un changement de domicile soit faite, admettre que le lieu de la naissance de Molière est à ce coin de la rue Saint-Honoré et de la rue des Vieilles-Étuves qui se nomme maintenant rue Sauval. (Voyez appendice II).

Les actes de fiançailles et de mariage de Jean Poquelin, le père de Molière, sont des 25 et 27 avril 1621. Leur contrat de mariage est antérieur de deux mois, du 22 février. Du 27 avril au 15 janvier, où Molière est né au plus tard, puisqu'il fut baptisé ce jour-là, on compte huit mois et dix-huit jours. « Ce n'est pas le seul signe de précocité qu'ait donné celui qui sera Molière, dit M. Loiseleur, mais c'est assurément le premier. >>

Jean Poquelin, marchand tapissier, occupait un rang

honorable dans la bourgeoisie parisienne. Plusieurs membres de cette famille avaient fourni des juges et des consuls à la ville de Paris. En 1631, Jean Poquelin succéda à la charge de tapissier valet de chambre du roi, qui était déjà dans la maison. Jean Poquelin devint tapissier ordinaire de la maison du roi le 2 avril 1631, par la résignation de son frère, Nicolas Poquelin. Le titre de valet de chambre n'était pas encore attaché à cet emploi. La transaction ne fut définitive qu'en 1637. C'était là un de ces offices de cour qui s'achetaient moyennant finance et se transmettaient presque héréditairement. Les huit tapissiers ayant qualité de valet de chambre faisaient partie des officiers domestiques et commensaux de la maison du roi, compris aux états enregistrés par la Cour des aides. Leur service était seulement de trois mois, avec trois cents livres de gages et trente-sept livres dix sous de récompense. Le commerce recherchait et payait cher, comme on se le figure aisément, ces positions et ces titres qui ne laissaient probablement pas que d'exercer quelque prestige sur la clientèle. Jean Poquelin peut donc être considéré à bon droit comme un bourgeois notable; aussi voit-on, quand il mourut en 1669, qu'il fut inhumé avec beaucoup d'honneur dans l'Église SaintEustache service complet, assistance de M. le curé et de quatre prêtres porteurs.

Ainsi Molière naît à Paris; il est de la lignée des esprits parisiens à laquelle appartiennent encore Rutebœuf, François Villon, Voltaire : esprits dans lesquels l'ironie et la passion se combinent en proportions à peu près égales, esprits fort éloignés du mysticisme, fort peu sensibles aussi aux beautés de la nature, dont l'homme est l'unique et profonde étude, et qui possèdent dans la langue, le style et la forme, à quelque époque qu'ils aient vécu, une netteté et une franchise caractéristiques. Molière, par surcroît, naît tout contre les Halles; c'est le quartier où la saillie florissait de temps immémorial, où les « bons becs de Paris » soutenaient depuis Villon leur vieille renommée. « Il n'est bon bec que de Paris »; c'est le refrain d'une ballade de F. Villon.

Il est d'une famille de bonne bourgeoisie; mais, par

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