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Harpe, que Molière n'avait fait le Festin de Pierre que malgré lui et pour contenter ses comédiens, qui vouloient avoir, comme les quatre autres théâtres, leur statue du Commandeur. Il est vrai qu'on ne connaissait qu'imparfaitement cette comédie, qui fut pour la première fois imprimée en France dans son intégrité par M. Simonin en 1813. Disons que si Molière n'avait eu d'autre intention que celle qu'on lui prêtait au siècle dernier, son but aurait été manqué, car la pièce disparut brusquement de l'affiche après la quinzième représentation.

Don Juan ou le Festin de Pierre tend à occuper une place de plus en plus élevée dans l'œuvre de Molière. Cette comédie n'est pas, il est vrai, d'un art aussi irréprochable que le Misanthrope ou le Tartuffe. La donnée fantastique et surnaturelle qui sert au dénoûment n'y est point assez naïvement acceptée, et ne produit par conséquent sur les spectateurs qu'une médiocre impression. Mais la pensée de Molière s'y est déployée avec une hardiesse extraordinaire; son génie n'a jamais été à la fois plus indépendant et plus vigoureux. Cette comédie est un monde qui se meut librement sous l'impulsion de l'idée maîtresse qui l'a créé et qui l'anime. Toutes les classes de la société passent tour à tour sous nos yeux. L'unité est au fond, et non dans la forme; le même souffle fait vivre tous ces personnages; le même air, pour ainsi dire, les enveloppe. Autour d'eux règne d'ailleurs un large espace. C'est tout à fait la puissante manière de Shakespeare.

L'idée qui domine l'ouvrage, Sganarelle l'exprime dès la première scène : « Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose. » Quel mal peut faire l'homme à qui sa naissance permet tout, qui ne rencontre dans ceux qui l'environnent que complaisance et bassesse, qui a tous les moyens de corruption et toutes les chances d'impunité, lorsqu'il n'a plus aucune croyance qui le retienne et qu'il ne respecte plus rien; comment l'impiété peut, dans une telle condition, devenir un fléau social, voilà bien la leçon qui est au fond du drame. Le Festin de Pierre n'était donc pas, comme il le parut d'abord, une récidive, une aggravation du Tartuffe, mais sa véritable contre-partie

et le complément de l'idée de Molière. Il offre le spectacle de l'athéisme florissant, après le spectacle de la fausse dévotion triomphante; et en effet, l'un succède presque infailliblement à l'autre. On a nié l'effet moral de la pièce en faisant observer que, si Tartuffe est absolument odieux, Don Juan, dont l'élégance, l'esprit, la bravoure, font parfois presque oublier la scélératesse, conserve jusqu'à la fin une sorte de prestige. C'est qu'en réalité cela se passe ainsi le vice brillant et audacieux inspirera toujours moins de répulsion que le vice se couvrant du manteau de la vertu. Ce qu'il y a de plus haïssable, ce n'est pas un mauvais sentiment, c'est la grimace menteuse d'un bon sentiment. On pardonne plutôt de faire le mal que de déshonorer le bien; cela est dans la nature humaine, et rien d'ailleurs n'est plus justifiable. Je sais bien que Don Juan finit aussi par recourir à l'hypocrisie, et qu'en dernier lieu il rejoint Tartuffe; mais don Juan n'est pas véritablement hypocrite; l'hypocrisie n'est pas dans son caractère. Il prend un masque pour se réfugier dans un parti; après avoir attiré sur sa tête tant de justes représailles, il ne trouve d'autre ressource que d'intéresser à sa cause une puissante cabale et de s'abriter derrière d'inviolables privilèges. Il joue et il feint, pour ainsi dire, l'hypocrisie.

Lorsque Molière lui fait franchir ce dernier degré de la corruption, c'est un peu, il faut le reconnaître, pour les besoins de sa propre cause : l'auteur du Tartuffe, toujours frappé d'interdiction, a trouvé dans cette péripétie assez inattendue une occasion de soulager son cœur, et de lancer contre ses adversaires la violente tirade : « Il n'y a plus de honte maintenant à cela. Aujourd'hui, la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée, et, quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement; mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde et jouit en repos d'une impunité souveraine, etc. » C'est pour se ménager cette riposte que Molière a imposé sans doute un suprême travestissement à son personnage. Mais, en dehors de cette conversion

ironique, Don Juan se montre ce qu'il doit être, redoutable et haïssable, comme tous ces puissants qui abusent de leurs privilèges pour contenter leurs désirs effrénés, et qui avilissent et foulent aux pieds le reste des hommes; supérieur pourtant par l'éducation, et non dépourvu de séduction et de grâce aux yeux de quiconque reste simple. spectateur de ses méfaits et ne craint pas de devenir sa victime. Combien ne pourrait-on pas citer de tels personnages qui sont, non pas du domaine de la fiction, mais du domaine de l'histoire?

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Le Tartuffe et Don Juan sont les deux plus grands efforts du génie observateur. En effet, le regard perçant de Molière y saisit non seulement ce que le présent montrait déjà, mais encore ce qu'il contenait en germe, et ce que développerait l'avenir : l'observation s'y élève jusqu'à la puissance de la seconde vue. Molière, créant le Tartuffe, a découvert les dangers et les désastres qui allaient naître de l'ambition hypocrite, dirigeant et exploitant la piété étroite et mal entendue. Pour se rendre compte de l'opportunité de la satire, il faut se placer à une trentaine d'années de l'époque où elle parut; on se trouve alors dans le milieu pour lequel elle a été faite à l'avance. La France était devenue la maison d'Orgon.

Don Juan nous offre une preuve plus surprenante encore de cette faculté de prévision: il va au delà du P. La Chaise et du P. Tellier; il annonce le Régent et le XVIIe siècle; il présage le règne de ces fanfarons de libertinage et d'athéisme qui achèveront de tuer le régime aristocratique. Comment, aujourd'hui, pourrait-on nier ou incriminer le type dessiné par Molière? Ce qui pour lui était l'avenir n'est plus pour nous que le passé. Si l'on voulait supprimer ce personnage, il faudrait anéantir en même temps tout un ordre de choses qui fut en quelque sorte conduit aux abîmes par la main du Commandeur. En effet, après le Tartuffe, après Don Juan, le sol s'entr'ouvre et engloutit l'ancien monde. L'humanité reste, toutefois. Dans la fameuse scène du pauvre, Don Juan, trouvant la résistance où il devrait le moins l'attendre, s'arrête et comprend qu'il y a là quelque chose à quoi il est forcé de rendre hommage. Après tout, se dit-il,

:

voilà un coquin qui n'est pas si vil que je l'aurais cru. Il y a un homme sous ses guenilles. C'est dans cette fin de scène que la note morale résonne, la note morale, mais sans plus Te dono (una doppia) per amor dell' humanita, per amor dico della miseria nella qual ti vedo, e non per altro rispetto, comme dit le traducteur italien Castelli. Je te donne ce louis d'or pour l'amour de l'humanité, je veux dire par pitié de la misère dans laquelle je te vois, sans autre motif, toute considération d'ordre théologique étant écartée.

Molière, revenant un jour d'Auteuil dans son carrosse avec le musicien Marc-Antoine Charpentier, donna une pièce de monnaie à un pauvre qui lui tendait la main. Comme il continuait sa route, il entendit le pauvre qui l'appelait, il le vit qui courait après la voiture. Il s'arrêta, et celui-ci, lui montrant une pièce d'or, lui dit : « Monsieur s'est trompé sans doute, il ne voulait pas me donner une pièce d'or.› Molière, touché de ce trait de probité, lui en donna une autre, et s'adressant au musicien qui l'accompagnait : Où la vertu, dit-il, va-t-elle se nicher! ›

Il y a quelque analogie entre les deux traits. C'est le même sentiment qui perce de part et d'autre, avec une négation de plus dans le personnage de la comédie.

Molière dut supprimer presque toute la scène du pauvre à la deuxième représentation.

Le Festin de Pierre est plus audacieux, plus avancé, plus radical que le Mariage de Figaro. Mais il allait trop au delà du temps où il parut pour que la portée en fût saisie tout entière. On n'en devina qu'à demi la signification mystérieuse et menaçante. On fut choqué seulement de la témérité d'une telle conception, qui, parfaitement admissible au moyen âge, n'était plus conforme aux règles de prudence commandées à la scène moderne. On trouva que les impiétés du personnage principal étaient dangereuses à ouïr et insuffisamment réfutées par Sganarelle. < Y a-t-il, s'écriait le prince de Conti, une école d'athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d'esprit, l'auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les imper

tinences du monde? Et il prétend justifier à la fin sa comédie si pleine de blasphèmes, à la faveur d'une fusée qu'il fait le ministre ridicule de la vengeance divine! >>

Le Festin de Pierre, ainsi compris, aggrava ce qu'il semblait vouloir réparer. Après quinze représentations, la clôture annuelle survint. Don Juan disparut de l'affiche, probablement sur quelque secrète injonction, car les recettes n'avaient pas cessé d'être très productives. Cette pièce ne fut pas publiée du vivant de Molière, et ne le fut, dans l'édition de 1682, qu'avec de graves mutilations. Quoiqu'elle eût été retirée de la publicité avec tant de promptitude, elle souleva un orage plus violent encore que n'avait fait l'École des Femmes.

Les deux principales attaques dont le Tartuffe et le Festin de Pierre furent l'objet eurent pour auteurs : l'une, le curé de Saint-Barthélemy, nommé Pierre Roullé, docteur en Sorbonne; l'autre, un sieur de Rochemont, avocat au parlement. Le livre du premier, dirigé contre le Tartuffe, est intitulé: le Roi glorieux au monde.

Dans cette amplification où le panégyrique du roi Louis XIV est poussé jusqu'à l'idolâtrie, il y a un passage contre Molière d'une violence extrême : « Un homme, disait Pierre Roullé, ou plutôt un démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avoit eu assez d'impiété et d'abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d'être rendue publique, en la faisant monter sur le théâtre, à la dérision de toute l'Eglise et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu'il y a de plus saint dans l'Église, ordonné du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d'en rendre l'usage ridicule, contemptible, odieux. Il méritoit par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même avant-coureur de celui de l'enfer, pour expier un crime si grief de lèse-majesté divine, qui va à ruiner la religion catholique, en blâmant et jouant sa plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et la direction des âmes et des familles par de sages guides et conducteurs pieux. Mais Sa Majesté, après lui avoir fait un sévère reproche,

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