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pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n'épargnai rien, à la première connoissance que j'en eus, pour me vaincre moi-même, dans l'impossibilité que je trouvai à la changer; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit; j'appelai à mon secours tout ce qui pouvoit contribuer à ma consolation : je la considérai comme une personne de qui tout le mérite étoit dans l'innocence, et qui par cette raison n'en conservoit plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette et qui est bien persuadé, quoi qu'on puisse dire, que sa réputation ne dépend pas de la méchante conduite de son épouse. Mais j'eus le chagrin de voir qu'une personne sans grande beauté, qui doit le peu d'esprit qu'on lui trouve à l'éducation que je lui ai donnée, détruisoit en un moment toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier mes résolutions, et les premières paroles qu'elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étoient mal fondés que je lui demandai pardon d'avoir été si crédule. Cependant mes bontés ne l'ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n'étoit point ma femme; mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à un tel point qu'elle va jusqu'à entrer avec compassion dans ses intérêts; et quand je considère combien il m'est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu'elle a peut-être une même difficulté à détruire le penchant qu'elle a d'être coquette, et je me trouve plus dans la disposition de la plaindre que de la blâmer. Vous me direz sans doute qu'il faut être poète pour aimer de cette manière; mais, pour moi, je crois qu'il n'y a qu'une sorte d'amour, et que les gens qui n'ont point senti de semblable délicatesse n'ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée que je ne sais rien, en son absence, qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu'on peut sentir, mais qu'on ne sauroit exprimer, m'ôtent l'usage de la réflexion; je n'ai plus d'yeux pour ses défauts, il m'en reste seule

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ment pour ce qu'elle a d'aimable n'est-ce pas là le dernier point de la folie? et n'admirez-vous pas que tout ce que j'ai de raison ne serve qu'à me faire connoître ma foiblesse sans en pouvoir triompher? Je vous avoue à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensois; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à faire des efforts: ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des vœux afin que vous soyez bientôt content. » Il se retira et laissa Molière, qui rêva encore fort longtemps au moyen d'amuser sa douleur.

Il n'est pas permis sans doute de voir dans cette conversation, attribuée à Molière et à Chapelle, des confidences ayant un caractère authentique; mais, la situation étant connue, on chercherait en vain à décrire avec plus de vraisemblance ce qui devait se passer dans le cœur du poète.

Nous ne connaissons qu'un portrait écrit de Molière, écrit de visu; c'est celui qui a été tracé par Mlle Poisson, la fille de l'acteur Du Croisy, dont nous avons parlé précédemment (1). Voici comment elle s'exprime : « Il n'étoit ni trop gras, ni trop maigre. Il avoit la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle; il marchoit gravement, avoit l'air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu'il leur donnoit lui rendoient la physionomie extrêmement comique (2). »

Cette image est bien celle qui pouvait rester d'un lointain souvenir d'enfance : quelques traits sommaires dans lesquels la distinction de l'acteur à la scène et de l'homme à la ville n'est évidemment pas très bien faite.

Molière, tout l'indique, était, de son naturel, plus triste que gai, ayant la mélancolie profonde de tous ceux qui font rire les hommes, des Dominique, des Carlin, de tant d'autres. Chaque fois qu'il touche à sa vie intime, et il ne le fait jamais qu'avec une discrétion extrême, c'est pour

(1) Voyez ci-devant, page 111.

(2) Mercure de France, mai 1740. Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps. (Voyez éditionMonval, 1887.)

exprimer quelque plainte. On a pu remarquer le début de la lettre de Chapelle que nous avons précédemment reproduit. La lettre qu'il écrivit, en 1664, à la Mothe Le Vayer, pour le consoler de la perte de son fils, s'achève par un retour sur lui-même qui est plus expressif encore : «Si je n'ai pas trouvé d'assez fortes raisons pour vous obliger à pleurer sans contrainte, dit-il, il en faut accuser le peu d'éloquence d'un homme qui ne sauroit persuader ce qu'il sait si bien faire. » Le vaillant comique connaissait donc aussi cette volupté des larmes dont parle Ovide : est quædam flere voluptas. Croirait-on que ces paroles, beaucoup plus remarquables au temps où elles ont été dites qu'elles ne le seraient dans notre siècle enclin à pleurer, aient été prononcées par celui qui excita tant de joyeux éclats de rire? De cette gaieté qu'il répandait sur le monde, Molière ne gardait rien pour lui-même. Il avait tous les colliers de servitude : labeur incessant, amour malheureux, santé ruinée. Il avait été au fond des choses humaines, et il lui était resté plus de pitié que d'illusion. Le rire, du reste, ressemble souvent chez lui à un défi; et en pénétrant au fond de ses œuvres, on sent la secrète amertume.

Il était ordinairement silencieux, comme le grand Corneille; il fait allusion à cette manière d'être habituelle dans ce passage de la Critique de l'École des Femmes: « Vous connoissez l'homme et sa naturelle paresse à soutenir la conversation, etc. » Voici ce que de Vizé fait dire à l'un des personnages de la Zėlinde, le marchand Argimont:

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Madame, je suis au désespoir de n'avoir pu vous satisfaire. Depuis que je suis descendu, Élomire n'a pas dit une seule parolle. Je l'ay trouvé appuyé sur ma boutique, dans la posture d'un homme qui rêve. Il avoit les yeux colez sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandoient des dentelles; il paraissoit attentif à leurs discours, et il sembloit, par le mouvement de ses yeux, qu'il regardoit jusques au fond de leurs âmes pour y voir ce qu'elles ne disoient pas; je crois même qu'il avoit des tablettes et qu'à la faveur de son manteau il a escrit, sans estre apercu, ce qu'elles ont dit de plus remarquable.

Peut-estre que c'estoit un crayon, et qu'il dessignoit leurs grimaces pour les faire représenter au naturel sur son théâtre. S'il ne les a dessignées sur ses tablettes, je ne doute point qu'il ne les ait imprimées dans son imagination. C'est un dangereux personnage : il y en a qui ne vont point sans leurs mains; mais on peut dire de luy qu'il ne va pas sans ses yeux ni sans ses oreilles.

Cette disposition de Molière était donc bien marquée et bien connue. On dit qu'elle l'avait fait surnommer par Boileau le contemplateur.

Il avait dans les choses de la vie pratique un grand sens, beaucoup d'ordre et beaucoup de droiture. Ses relations avec ses amis font toutes le plus grand honneur à son caractère; l'histoire anecdotique du siècle, si abondante et faite à des points de vue si divers, le montre parfaitement honnête homme, dans l'acception étendue qu'avait alors ce mot, qui comprenait l'ensemble des qualités de l'homme du monde. Il est en relations avec tous ses illustres contemporains, et dans ces relations, souvent délicates, il est toujours irréprochable. On a des torts envers lui; on ne lui en découvre envers personne. Les personnages qu'on rencontre le plus habituellement dans sa société sont : Chapelle, Boileau, La Fontaine, Mignard, Racine, Pierre Corneille, J.-B. Lulli, l'abbé Le Vayer, le docteur Mauvillain.

Chapelle, son ancien condisciple du collège de Clermont, semble l'avoir fréquenté le plus assidûment, et il était fort avant dans son intimité, quoiqu'il fût sujet à noyer sa raison dans le vin, et qu'il lui arrivât fréquemment de tout sacrifier à une saillie. C'est ce que Molière déplorait sans pouvoir le corriger. Il réussit mieux à refréner certain penchant qu'avait encore Chapelle à laisser croire qu'il était pour quelque chose dans les comédies de son ami; Molière possédait un moyen excellent pour l'obliger à démentir les bruits que celui-ci aurait peut-être laissés trop complaisamment courir il gardait le manuscrit de la scène de Caritidès qu'il l'avait prié de faire dans les Fácheux, et dont il lui avait été impossible de se servir; et il lui suffisait de menacer Chapelle de mettre au jour son ouvrage pour que le joyeux

épicurien renonçât hautement à toutes prétentions. Chapelle était l'enfant terrible de la maison. Il est un certain nombre d'anecdotes dont ce gai vivant est le héros, et dans lesquelles Molière figure aussi, mais toujours un peu à part, comme l'Ariste, l'arbitre ou le pacificateur. C'est un grand triomphe pour Chapelle lorsque, dans son Épître à M. de Jonsac, en rendant compte d'un souper au cabaret de la Croix de Lorraine, il peut dire que Molière y but assez

Pour, vers le soir, être en goguettes.

On trouve dans les Mémoires pour la Vie de Chapelle, de Saint-Marc, beaucoup d'anecdotes où Molière apparaît au milieu de ses commensaux les plus ordinaires. Nous en reproduirons quelques-unes tout à l'heure.

Boileau admira Molière comme il n'admira personne, presque en dépit de lui-même, et par entraînement. C'est le plus grand honneur du critique d'avoir senti la supériorité de ce génie, quoique ce génie n'entrât pas tout entier dans les doctrines littéraires un peu étroites qu'il s'était faites. Il se déclara hautement et non sans courage, comme nous l'avons dit, à l'époque orageuse de l'Ecole des Femmes. A partir de ce moment, il fit cause commune avec Molière, envers et contre tous. Ce n'est pas que sa vue ne fût par moments troublée, que son jugement ne fût parfois déconcerté. Il a cédé à une de ces défaillances dans l'Art poétique; trop préoccupé de donner des lois au Parnasse, il a laissé malheureusement fléchir sa conviction. Mais, d'autre part, et dans sa vie et dans ses ouvrages, on trouve la preuve qu'il entrevoyait toute la vérité sur Molière. Il l'aurait même formellement proclamée, si l'on en croit ce que rapporte Louis Racine dans ses Mémoires; « Louis XIV ayant demandé à Boileau quel étoit le plus rare des grands écrivains de son siècle, Boileau lui répondit : « Sire, c'est « Molière. Je ne croyois pas, reprit le monarque; mais << vous vous y connoissez mieux que moi. »

Nous avons déjà parlé de la sympathie qui existait entre Molière et La Fontaine. Ils ne paraissent pas

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