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cependant s'être beaucoup fréquentés. Il est une circonstance où l'on a cru les apercevoir conversant ensemble à loisir. La Fontaine, composant son roman des Amours de Psyché et de Cupidon, qui parut en 1669, donna aux fabuleuses aventures de ses personnages un cadre très réel c'est la promenade de quatre amis Polyphile, Ariste, Acanthe et Gélaste, dans les jardins de Versailles. On a cherché naturellement à reconnaître ceux que désignaient ces noms tirés du grec. Polyphile, c'est La Fontaine sans aucun doute, Ariste, c'est Boileau, et Acanthe Racine, cela n'est guère douteux non plus. On a quelquefois voulu voir Molière dans le quatrième, Gélaste, ami de la gaîté, défenseur de la comédie. Mais c'est une erreur manifeste. En 1664-1665, date où l'entretien est supposé avoir lieu, Molière était au beau moment de sa carrière, tandis que La Fontaine, Boileau, Racine, ne faisaient que débuter; il avait sa renommée acquise, sa faveur à la cour, sa position au théâtre. Or, dans le quatuor décrit par La Fontaine, Gélaste est ordinairement nommé le dernier; il n'a pas le beau rôle dans la discussion; il exprime des sentiments vulgaires et des idées médiocres. Si vous suivez les quatre amis dans leur discussion sur le mérite comparé du pathéthique et du plaisant, du tragique et du comique, vous verrez que Gélaste est un bon vivant, n'ayant qu'une crainte, c'est que la douleur même feinte ne projette une ombre sur son esprit : « On ne se lasse jamais de rire, dit-il. On peut se lasser du jeu, de la bonne chère, des dames; mais de rire, point. Avez-vous entendu dire à qui que ce soit « Il y a huit jours entiers que nous rions; je vous << prie, pleurons aujourd'hui ? »

A quoi Ariste réplique : « Vous apportez des raisons si triviales que j'en ai honte pour vous. >

Vous figurez-vous Boileau, presque inconnu, à vingtneuf ou trente ans, parlant ainsi à Molière qui en a quarante-trois ou quarante-quatre? disant un peu plus loin : « Vous êtes le plus frivole défenseur de la comédie que j'aie vu depuis longtemps, » à Molière qui a ait l'École des Femmes, le Misanthrope et le Tartuffe? Vous figurezvous Acanthe, c'est-à-dire Racine, à vingt-six ou vingt

sept ans, le raillant de son penchant à contredire et à engager de longues et opiniâtres discussions?

Après avoir raconté comment Psyché et l'Amour se retrouvèrent au dénouement et comment ils versèrent dans les bras l'un de l'autre des torrents de larmes, Polyphile ajoute : « Et considérez, je vous prie, ce que c'est d'aimer; le couple d'amants le mieux d'accord et le plus passionné qu'il y eût au monde employait l'occasion à verser des pleurs et à pousser des soupirs. Amants heureux, il n'y a que vous qui connaissiez le plaisir! » A cette exclamation, Polyphyle, tout transporté, laissa tomber l'écrit qu'il tenait, et Acanthe, se souvenant de quelque chose, fit un soupir. Gélaste leur dit avec un sourire moqueur : « Courage, messieurs les amants! voilà qui est bien, et vous faites votre devoir. Oh! les gens heureux et trois fois heureux que vous êtes! Moi, misérable, je ne saurais soupirer après le plaisir de verser des pleurs. »

Molière ignorant la douceur des larmes et dédaignant les soupirs des amants! Comment supposer qu'un ami ait pu lui prêter cette insensibilité si éloignée de sa nature? On a donc commis une méprise quand on a cru apercevoir Molière sous les traits de Gélaste. Ce masque nous paraît convenir à Chapelle, insoucieux, moqueur, ennemi du pathéthique et de tout ce qui est capable d'engendrer la mélancolie, répondant plus tard à Racine, quand celuici lui demanda son avis sur la touchante Bérénice :

Marion pleure, Marion crie,

Marion veut qu'on la marie;

partisan déclaré de la comédie, et contradicteur habituel de Boileau, avec qui en effet il aimait à avoir de longues et opiniâtres discussions.

Ainsi, des relations de Molière et de La Fontaine, il ne reste, réellement, d'autre témoignage que l'anecdote que nous avons rapportée à propos de la représentation des Fâcheux (1).

Racine, âgé de vingt-cinq ans, avait vu son premier (1) Voy., ci-devant, page 154.

ouvrage dramatique, les Frères ennemis, représenté en 1664 sur le théâtre du Palais-Royal. Molière accueillit encore sa seconde pièce, Alexandre, qui fut jouée le 4 décembre 1668. Le 18 du même mois, à la grande suprise des comédiens du Palais-Royal, cette même tragédie parut sur la scène de l'hôtel de Bourgogne, où l'auteur l'avait mise également en répétition.

La Grange dit à cette occasion: « La troupe fut surprise que la même pièce d'Alexandre fût jouée sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne. Comme la chose étoit faite de complot avec M. Racine, la troupe ne crut pas devoir les parts d'auteur audit M. Racine, qui en usoit si mal que d'avoir donné et fait apprendre la pièce aux autres comédiens. Lesdites parts d'auteur furent partagées. »

Un tel procédé blessa justement Molière, qui cessa de voir Racine. Deux ans plus tard, Racine enleva à la troupe du Palais-Royal Mile Duparc, la meilleure actrice dans le tragique, pour lui confier le rôle d'Andromaque. Malgré ces griefs, Molière continua de rendre justice à Racine. Lorsque Racine fit jouer les Plaideurs, Molière, au témoignage de Racine le fils, s'écria: « Cette comédie est excellente, et ceux qui s'en moquent mériteroient qu'on se moquât d'eux. » G. Guéret fait dire, au contraire, à l'un des interlocuteurs de la Promenade de Saint-Cloud: « Je lui ai entendu dire (à Molière) que les Plaideurs ne valoient rien. Mais Guéret, avocat et jurisconsulte, était mal disposé lui-même pour la comédie de Racine. Racine, en sa qualité d'offenseur, aurait conservé une plus longue rancune. Son fils cite de lui, il est vrai, une noble réponse à quelque complaisant qui cherchait à lui être agréable en dénigrant le Misanthrope: « Il est impossible, dit-il, que Molière ait fait une mauvaise pièce; retournez-y et examinez-la mieux. » Mais il paraît certain que Racine se joignit aux détracteurs de l'Avare. Il reprochait à Boileau d'avoir ri seul à une des premières représentations de cette comédie, qui soulevait une certaine opposition: « Je vous estime trop, lui répliqua le satirique, pour croire que vous n'y ayez pas ri vous-même, du moins intérieurement. >>

C'est sur le théâtre de Molière que trouva asile le grand Corneille à son déclin. Corneille et Molière s'étaient vus, pendant un moment, en antagonisme; leurs ennemis avaient essayé de les animer l'un contre l'autre. D'Aubignac, dans un de ses libelles, disait que l'auteur du Cid était jaloux des succès de Molière, et que le grand homme avait monté une cabale contre l'École des Femmes. « Il se ronge de chagrin quand un seul poème occupe Paris durant plusieurs mois, et l'École des Maris et celle des Femmes sont les trophées de Miltiade qui empêchèrent Thémistocle de dormir. » Ces efforts de la malveillance n'obtinrent pas le succès qu'on se proposait. Les meilleurs rapports s'établirent entre Corneille et Molière. La troupe du Palais-Royal joua Attila en 1667; elle représenta la tragédie de Tite et Bérénice en même temps que la Bérénice de Racine se donnait à l'hôtel de Bourgogne. Molière payait ces pièces au vieux Corneille deux mille livres, ce qui était alors un prix élevé. Nous les verrons bientôt devenir collaborateurs : c'est Molière qui fournira à Corneille l'occasion d'écrire ses derniers beaux vers, les scènes amoureuses de la comédie-ballet de Psyché.

Le peintre Mignard fut l'un des plus fidèles amis de Molière. Ils s'étaient rencontrés à Avignon en 1657, lorsque Mignard revenait d'Italie; ils restèrent étroitement liés. Molière composa le poème sur la Gloire du dôme du Val-de-Grâce, à la louange de son ami, et il lui rendit un signalé service en justifiant aux yeux de Colbert l'humeur indépendante et un peu sauvage du peintre :

Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans, etc.

Catherine Mignard, qui devint par la suite comtesse de Feuquières, fut marraine du troisième et dernier enfant du poète. On doit à Mignard plusieurs des portraits qui ont perpétué les traits de l'auteur comique.

Les relations de Molière avec le musicien Lulli furent moins étroites et finirent par s'altérer tout à fait. Ce fut Lulli qui composa la musique de la plupart des ballets et des divertissements intercalés dans les pièces de

Molière. Ils se trouvèrent presque toujours associés pour les plaisirs du roi, et il ne semble pas que Lulli eut jamais à se plaindre de Molière, qui ne lui marchandait pas les éloges. On voit même que ce dernier prêta à l'autre, le 14 décembre 1670, une somme de onze mille livres, moyennant une constitution de rente de cinq cent cinquante livres, somme que Lulli employa à bâtir la maison qui fait l'angle de la rue Sainte-Anne et de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Lorsque, deux ans plus tard, le Florentin obtint le privilège de l'Académie royale de musique, son premier soin fut de solliciter une ordonnance (signée le 14 avril 1672) qui portait défense aux autres théâtres d'employer dans leurs représentations plus de six chanteurs et de douze violons. Cette ordonnance n'était pas faite pour être agréable à Molière, qui demanda à un autre compositeur que Lulli, à Marc-Antoine Charpentier, la musique du Malade imaginaire.

L'abbé Le Vayer, fils de La Mothe Le Vayer, avait un attachement singulier pour Molière, dont il était le partisan et l'admirateur. C'est à l'occasion de la mort de cet ami, en 1664, que Molière écrivit le sonnet et la lettre touchante qui figurent dans ses œuvres :

Aux larmes, Le Vayer, laisse tes yeux ouverts :
Ton deuil est raisonnable, encor qu'il soit extrême;
Et lorsque pour toujours on perd ce que tu perds,
La Sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.

On se propose à tort cent prétextes divers

Pour vouloir d'un œil sec voir mourir ce qu'on aime;
L'effort en est barbare aux yeux de l'univers,
Et c'est brutalité plus que vertu suprême.

On sait bien que les pleurs ne ramèneront pas
Ce cher fils que t'enlève un imprévu trépas;
Mais la perte, par là, n'en est pas moins cruelle.

Ses vertus de chacun le faisoient révérer:

Il avoit le cœur grand, l'esprit beau, l'âme belle;
Et ce sont des sujets à toujours le pleurer.

Vous voyez bien, monsieur, que je m'écarte fort du chemin

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