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à lui-même par Frosine, dans l'Avare, que sa fluxion ne lui sied pas mal et qu'il a bonne grâce à tousser.

Oui, c'est lui, je le viens de connoître à sa toux,

dit Le Boulanger de Chalussay. La toux de Molière resta longtemps après lui une tradition et un jeu de théàtre.

CHAPITRE XIII

TROISIÈME ÉPOQUE DU THÉATRE DE MOLIÈRE :

DU MISANTHROPE AUX FEMMES SAVANTES

Le théâtre du Palais-Royal était resté fermé du 27 décembre 1665 au 21 février 1666, à cause de la maladie de Molière, et par suite de la mort de la reine-mère, Anne d'Autriche, survenue le 20 janvier. Le 4 juin suivant, la troupe du roi joua le Misanthrope, qui est dans le genre comique ce qu'Athalie est dans la tragédie. On voit combien Molière demeurait maître de lui-même, et dans quelle région élévée et sereine habitait son esprit, pour que la création la plus pure et la plus parfaite de l'art comique soit sortie de sa plume au moment où sa vie était si troublée et assombrie. La maladie venait de lui livrer un redoutable assaut. Son œuvre favorite, le Tartuffe, restait toujours frappée d'interdiction. Il s'était brouillé avec Racine. Enfin, il avait dû se séparer de sa femme Armande, qu'il continuait pourtant d'aimer d'une insurmontable tendresse.

Il mit dans la nouvelle et immortelle comédie beaucoup de son cœur Alceste, adorant malgré lui la coquette Célimène, exprimait des peines et des faiblesses que Molière n'avait pas besoin de feindre. C'était lui qui représentait << l'homme aux rubans verts », et Célimène était jouée au naturel par Armande Béjart; ces deux époux se trouvaient donc avoir à peu près la même situation réciproque sur le théâtre que dans la vie, et leurs rôles ne pouvaient qu'em

prunter à cette conformité un accent de vérité profonde.

CÉLIMÈNE

Je sais combien je dois vous paroître coupable,
Que toute chose dit que je peux vous trahir,

Et qu'enfin vous avez sujet de me haïr.

Faites-le, j'y consens.

ALCESTE

Et le puis-je, traîtresse?
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m'obéir?

Ou encore :

Morbleu! faut-il que je vous aime!

Ah! que si de vos mains je rattrape mon cœur,

Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !

Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible

A rompre de ce cœur l'attachement terrible;

Mais mes plus grands efforts n'ont rien fait jusqu'ici,
Et c'est pour mes péchés que je vous aime ainsi.

Armande était ravissante dans ce personnage de Célimène. Voici comment parlent de cette jeune actrice les gazettes du temps:

O justes dieux! qu'elle a d'appas!
Et qui pourroit ne l'aimer pas?
Sans rien toucher de sa coiffure
Ni de sa belle chevelure,

Sans rien toucher de ses habits
Semés de perles, de rubis,
Et de toute la pierrerie
Dont l'Inde brillante est fleurie,
Rien n'est si beau ni si mignon:
Et je puis dire tout de bon
Qu'ensemble Amour et la nature
D'elle on fait une miniature
Des appas, des grâces, des ris
Qu'on attribuoit à Cypris (1)

(1) Ces vers de Robinet (lettre du 27 décembre 1667) sont écrits à

propos de l'Alexandre de Racine.

C'est de cette pièce plus que de toute autre qu'il faut entendre ce que disent les auteurs de la préface de 1682 : << Molière observoit les manières et les mœurs de tout le monde; et il trouvoit ensuite le moyen d'en faire des applications admirables dans ses comédies, où l'on peut dire qu'il a joué tout le monde, puisqu'il s'y est joué le premier en plusieurs endroits sur les affaires de sa famille et qui regardoient ce qui se passoit dans son domestique. C'est ce que ses plus particuliers amis ont observé plus d'une fois. »

Le Misanthrope touchait par bien des points à la réalité; ayons soin, toutefois, de faire remarquer d'autre part combien il y touchait discrètement. Si en certains moments Alceste souffre, se plaint, s'indigne comme ferait Molière, gardons-nous d'en conclure que nous voyons dans Alceste Molière peint par lui-même. « Molière, dit Sainte-Beuve, invente et engendre ses personnages, qui ont bien çà et là des airs de ressembler à tels ou tels, mais qui, au total, ne sont qu'eux-mêmes. » On peut en dire autant des personnages qui reproduisent quelques-uns de ses propres traits. Malgré ces airs de ressemblance, ils ont une physionomie absolument originale. Molière n'est pas plus Alceste que Philinte, quoique tous deux tiennent un peu de lui. A plus forte raison, ne cherchons pas à découvrir d'autres masques historiques dans le Misanthrope. Les contemporains eux-mêmes s'abusaient presque toujours lorsqu'ils prétendaient trouver des portraits sur le théâtre de Molière; nous ne pourrions qu'ajouter considérablement à leurs méprises.

« Le Misanthrope, dit M. Michelet, est une œuvre infiniment hardie: car si Alceste gronde c'est sur la cour, plus encore que sur Célimène. Mais qu'est-ce que la cour, sinon le monde du roi, arrangé pour lui et par lui? Ces mauvais choix pour les emplois publics, qui révoltent Alceste, qui donc les fait, sinon le roi? » La satire allait aussi près du trône que possible; et cette satire, qu'on ne l'oublie pas! était donnée non plus à la cour elle-même, mais à la ville. Versailles, ce monde à part, paré et doré, est frondé comme le monde bourgeois d'Arnolphe et de Sgnarelle, non plus seulement pour ses travers superficiels,

comme dans les Fâcheux, mais pour ses faux dehors, ses trahisons, ses lâchetés, ses misères secrètes et ses vices, au milieu desquels un honnête homme ne pouvait vivre. C'est ainsi que Molière embrassait de son regard impartial tous les étages de la société, et qu'il leur faisait une égale justice.

On a prétendu sur la foi de Grimarest, que le Misanthrope, à son apparition, fut accueilli froidement par le public. On s'est un peu trop pressé d'accepter cette preuve si concluante qu'une œuvre de premier ordre peut éprouver un échec au théâtre. Le Misanthrope, seul, sans autre pièce pour l'accompagner, fut joué vingt et une fois de suite; ce nombre de représentations constituait alors un succès. Il fut apprécié à sa valeur par les gens de goût. Subligny écrit, le 17 juin, dans sa Muse dauphine : « C'est un chefd'œuvre inimitable! » De Vizé, l'ancien détracteur de Molière, publia une longue lettre apologétique que le libraire Ribou imprima en tête de la première édition de la comédie (1667). Tout ce qu'il y avait d'esprits cultivés et délicats fut dans l'enchantement. Mais il est vrai de dire que le succès ne prit pas les proportions d'une vogue populaire. Cette admirable causerie exigeait trop des spectateurs. Ainsi il est positif que le sonnet d'Oronte produisit d abord un mouvement singulier : « J'en vis qui se firent jouer, dit de Vizé, pendant qu'on représentoit cette scène, car ils crièrent que le sonnet étoit bon, avant que le Misanthrope en fît la critique, et demeurèrent ensuite tout confus. La foule admira sans doute, mais avec plus d'étonnement que d'enthousiasme.

On diroit, mon benoît Lecteur,
Qu'en entend un prédicateur,

dit Robinet, qui est ici l'écho du parterre. Maintenant que les souveraines beautés du Misanthrope sont inculquées dans toutes les têtes, nous serions tentés de faire au XVIIe siècle un reproche de cette tiédeur. Il n'est pas sûr cependant qu'une œuvre du même art élevé et exquis réussit mieux de nos jours.

Cette médiocre fortune d'une œuvre trop parfaite pour

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