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une situation exceptionnelle, il se trouve placé de manière à embrasser des yeux toutes les classes, depuis la cour, où ses parents sont employés et où il sera introduit luimême, jusqu'aux artisans et aux gens de métier qui travaillent pour son père. Cette perspective était propre à donner à l'enfant une notion variée et complète de la vie réelle. Le poste de l'observateur était bien choisi par la destinée.

Marie Cressé mourut au mois de mai 1632, à l'âge de trente et un ans, ayant donné le jour à six enfants, dont quatre lui survivaient : Jean âgé de dix ans (Molière), un autre Jean, âgé de huit ans, Nicolas, âgé de six ans, et Madeleine Poquelin, âgée de cinq ans. Ce sont les frères et sœur de Molière, qui n'ont pas joué d'ailleurs un grand rôle dans son existence.

La part que Marie Cressé laissa à chacun de ses enfants, fut de cinq mille livres, bien qu'elle n'eût reçu que 2,200 livres de dot. Le commerce du tapissier avait donc grandement prospéré pendant les onze années de cette union.

L'inventaire, après décès de Marie Cressé, publié par M. E. Soulié, révèle une large aisance, un confortable et même un luxe, dont l'inventaire fait après le décès de Jean Poquelin, en 1669, ne donnera plus l'idée.

Le 30 mai 1633, juste au bout d'un an de veuvage, Jean Poquelin épouse en secondes noces Catherine Fleurette, sur laquelle on a peu de renseignements. Catherine mourut le 2 novembre 1636, trois ans après son mariage. Elle avait eu deux filles dans cet intervalle, sœurs consanguines de Molière.

Ainsi, le futur Molière fut élevé jusqu'à dix ans par une mère qui paraît avoir été une femme élégante et distinguée. Il eut ensuite une marâtre. La courte existence de celle-ci ne permet pas, toutefois, de croire que Molière, qui avait quatorze ans lorsqu'elle mourut, ait pu comme on l'a dit, peindre d'après elle la Béline du Malade imaginaire. Jean Poquelin acheta le 30 septembre, une maison sise sous les piliers des Halles « devant le pilori »; mais il n'alla s'y établir que dix ans plus tard. Il y demeura jusqu'à sa mort.

En 1637, Jean Poquelin assure à son fils aîné, alors âgé de près de seize ans, la survivance de la charge de tapissier et valet de chambre du roi, par provision en date du 14 décembre. C'était une formalité à remplir, et la précaution semble toute simple. Elle n'en a pas moins fait accuser l'honorable marchand d'avoir voulu exercer sur la vocation de son fils une contrainte oppressive, d'avoir voulu l'enchaîner à son métier et à son comptoir. On n'insiste plus aujourd'hui sur cette idée erronée, et l'on convient que le marchand tapissier, en assurant à son fils aîné la survivance de sa charge, se conduisait en bon père de famille.

On raconte que le goût du jeune Poquelin pour le théâtre eut l'occasion de se déclarer dès sa première jeunesse. Le grand-père de Jean-Baptiste (c'est à son aïeul paternel que l'on a longtemps attribué ce rôle, mais celuici étant mort en 1626, ainsi que l'a prouvé l'acte mortuaire retrouvé par M. Beffara, on a été obligé de recourir au grand-père maternel), ce grand-père, Louis Cressé, aimait dit-on, le spectacle, et il y conduisait son petit-fils. Ils allaient voir ensemble les représentations de l'hôtel de Bourgogne, et c'est là que le fils du tapissier aurait senti naître en lui le dégoût de la profession et de la boutique héréditaire, c'est là qu'il aurait eu la révélation de sa glorieuse destinée. Le fait en lui-même n'a rien que de très vraisemblable. Nous l'acceptons volontiers dans une certaine mesure. Nous croyons qu'on ne doit ni dédaigner ni rejeter absolument ces anecdotes peu authentiques qui s'efforcent de remplir les lacunes d'une biographie insuffisante. Mais, d'autre part, ce qu'il ne faut pas leur permettre, c'est de dénaturer l'aspect véritable de la vie de l'écrivain.

Les biographes qui rapportent les visites fort plausibles du jeune Poquelin au théâtre semblent dire que c'est par là que Molière enfant eut quelque vue sur le monde de la littérature et de la poésie; ils le peignent comme un apprenti enfermé dans sa boutique et ayant, par des circonstances tout à fait fortuites, la haute fortune d'échapper un moment à des occupations abrutissantes et d'être admis à admirer l'élégant Belle-Rose ou le facétieux Gau

thier-Garguille, qui lui apparaissaient sans doute comme des demi-dieux. Ces ornements dénaturent la tradition et présentent la jeunesse de Molière sous un faux jour.

Molière fut élevé comme un fils de famille, et il put aller au théâtre aussi tôt et aussi souvent que pas un jeune Parisien de son temps. Il ne travaillait pas dans la boutique paternelle; il étudiait au collège. Îl suivait en qualité d'externe les cours du collège de Clermont (aujourd'hui Louis-le-Grand). Molière, entré au collège de Clermont à quatorze ans, en 1636, aurait terminé ses humanités au mois d'août 1641. C'était une des plus grandes maisons d'éducation de Paris; les Jésuites la dirigeaient; il y avait trois cents maîtres, et quatre cents écoliers internes parmi lesquels les enfants des plus grandes maisons du royaume.

Il y fit ses humanités, comme disent ses camarades La Grange et Vinot, qui ajoutent : « Le succès de ses études fut tel qu'on pouvoit l'attendre d'un génie aussi heureux que le sien. S'il fut fort bon humaniste, il devint encore plus grand philosophe. L'inclination qu'il avoit pour la poésie le fit s'appliquer à lire les poètes avec un soin tout particulier. Il les possédoit parfaitement. >>

Parmi les élèves qui suivaient, vers la même époque que Jean-Baptiste Poquelin, les cours du collège de la rue Saint-Jacques, il faut citer Armand de Bourbon, prince de Conti, frère du grand Condé et de Mme de Longueville; le prince était de sept ans et huit mois plus jeune que Molière; plus tard cependant il ne méconnut pas tout à fait, à ce que l'on dit, cet humble condisciple. Nommons encore, dans un rang moins élevé : François Bernier, le voyageur, qui fut par la suite médecin de l'empereur des Indes et qu'on surnomma le Mogol; Hesnaut, ami du surintendant Fouquet et poète; Chapelle, fils adultérin du maître des comptes Luillier, qui devint l'un des hommes d'esprit en renom et en faveur dans la société du XVIIe siècle.

Le conseiller Luillier était étroitement lié avec Gassendi, qu'il logea chez lui pendant longtemps. Il persuada à ce célèbre philosophe de donner des leçons à son fils. A ces leçons furent admis Bernier, Hesnaut, Jean-Baptiste

Poquelin et le Périgourdin Cyrano de Bergerac, qui se fit une si grande réputation d'originalité. Cela se serait passé en 1640, pendant que Molière achevait sa rhétorique. C'est du moins une tradition qui n'a pas été contredite jusqu'ici.

Voilà certes une première éducation aussi complète qu'il fût possible de la recevoir alors. On a remarqué qu'elle dut avoir un caractère marqué de libre esprit. Le groupe dont nous venons de citer les noms se distingua en effet par une indépendance singulière de pensée et d'humeur : c'est une qualité qu'on ne contestera ni à Chapelle, l'épicurien, le gai vivant, le franc parleur; ni au poète Hesnaut, qui attaquait Colbert puissant et traduisait à plaisir ce qu'il y a de plus hardi dans le De Natura rerum et dans les chœurs des tragédies de Sénèque; ni à Bernier, qui lorsque Louis XIV l'interrogea sur le pays où la vie lui semblait meilleure, répondit que c'était la Suisse; ni à Cyrano, l'auteur d'Agrippine; et, moins qu'à tout autre, à Jean-Baptiste Poquelin Molière.

On dit que c'est pendant ces études de philosophie que Hesnaut et Jean-Baptiste Poquelin s'enthousiasmèrent du poète latin Lucrèce et le traduisirent. Il resterait de la traduction de Hesnaut l'invocation à Vénus, refaite sans doute plus tard. On voit de même un souvenir de la traduction du jeune Poquelin dans le passage du quatrième livre sur l'aveuglement de l'amour, qu'on retrouve sur les lèvres de la douce Éliante, scène cinquième du deuxième acte du Misanthrope.

On a supposé aussi qu'à la même époque ces jeunes gens, ou du moins Poquelin et Cyrano, s'essayèrent entre eux à composer des comédies. De ces ébauches serait sorti le Pédant joué, qui fut composé à peu près vers ce temps. On expliquerait ainsi les emprunts d'une nature exceptionnelle que Molière fit plus tard à l'œuvre de son camarade; il n'aurait fait qu'user des droits d'une ancienne collaboration. Nous dirons ce que nous pensons de ces hypothèses, lorsque nous parlerons de la pièce des Fourberies de Scapin.

Après avoir étudié la philosophie, Jean-Baptiste Poquelin étudia le droit. Le Boulanger de Chalussay, dans sa

comédie intitulée Élomire hypocondre ou les Médecins vengés, fait parler ainsi Élomire ou Molière :

En quarante, ou quelque peu devant,
Je sortis du collège et j'en sortis sçavant;
Puis venu d'Orléans où je pris mes licences,
Je me fis advocat au retour des vacances.

Je suivis le barreau pendant cinq ou six mois,
Où j'appris à plein fond l'ordonnance et les lois.
Mais quelque temps après, me voyant sans pratique,
Je quittai là Cujas et je luy fis la nique.

On peut douter, malgré ce témoignage, que le jeune Poquelin ait été reçu avocat. Bornons-nous à constater qu'il fit ses études de droit; c'est à ces études qu'on a attribué l'exactitude avec laquelle Molière emploie dans son théâtre les termes du langage juridique. Mais il est vrai de dire que Molière, quelque autre langage qu'il parle, défie également la critique des gens du métier.

Le jeune Poquelin fit-il, pendant le deuxième trimestre de 1642, le voyage de Roussillon à la suite de Louis XIII, en qualité de tapissier valet de chambre? On sait que le père Jean Poquelin, qui était de quartier pendant ce trimestre, ne quitta point Paris. On a conclu de là que son fils aîné, survivancier de sa charge, dut le remplacer. D'autres remarques rendent ce voyage probable. C'est à ce moment qu'il aurait connu un riche bourgeois de Sigean, Martin Melchior Dufort, qui logea les gens de de service du roi. Pendant ce voyage, il aurait été témoin de l'arrestation de Cinq-Mars, qui eut lieu à Narbonne le 13 juin 1642. On a ajouté, mais sans preuve, que Molière rejoignit de la sorte Madeleine Béjart, qui jouait la comédie dans le Midi. Ce qui a donné lieu à cette conjoncture, c'est la phrase partout citée de Tallement des Réaux : « Un garçon nommé Molière quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre (Madeleine Béjart); il en fut longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s'en mit et l'épousa. » Cette phrase, pleine d'inexactitudes, pourrait s'appliquer aussi bien à ce qui se passa en 1643, comme on le verra tout à l'heure.

Cependant le premier voyage à Narbonne, du mois

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