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Dans l'information du 21 août, tout révèle que Molière et son ami étaient arrivés depuis peu de temps et encore presque inconnus. L'un des témoins déposants, employé dans la maison à panser les chevaux du sieur de Beaufort, ne sait pas même les noms de ces bourgeois qui ont loué partie du logis et du jardin. Un autre, le vigneron, connaît le nom du « sieur Molier », mais ignore celui du << gentilhomme » qui était avec lui et qui a fait au jardinier des observations amicales.

Au bout de fort peu de temps, Molière devint un habitant notable du village. Il y jouit de l'estime de tous, et notamment du curé de la paroisse, François Loyseau, prêtre de l'Oratoire, conseiller ordinaire du roi et aumônier de Sa Majesté. On verra que ce prêtre se rendit, aussitôt Molière expiré, à Versailles avec la veuve, pour attester les bonnes vie et mœurs de son paroissien.

Le 30 mars 1671, Molière fut parrain à Auteuil d'un fils de Claude Jennequin, « officier du roi », cela veut dire comédien (il portait au théâtre le nom de Rochefort), et de Madeleine Desurlis, également comédienne. « Son parrain, lisait-on sur le registre paroissial qui a été détruit dans les incendies de 1871, messire Jean-Baptiste Poquelin Molière, écuyer, valet de chambre du roi; sa marraine, Geneviève Jennequin, n'ayant aucun domicile arresté ». Ces derniers mots signifient sans doute que Geneviève Jennequin faisait partie de quelque troupe comique parcourant les provinces, comme il y en avait alors un grand nombre.

L'acte était signé Jean-Baptiste Poquelin Molière et C. Jennequin.

Dans l'inventaire après décès de Molière, une vacation est consacrée au mobilier de cet appartement d'Auteuil. Par ce document, il est aisé de se rendre compte de l'installation de Molière à la campagne. Cette installation n'avait rien de somptueux. Il y avait deux lits, celui de Molière, celui de la chambre d'ami, plus un lit de sangle pour une servante. On remarque une grande abondance de rideaux aux fenêtres, aux lits, aux alcôves, aux portes, même des rideaux « servant au devant d'une cheminée. » Cela fait penser au fils du tapissier.

L'article le plus curieux de l'inventaire est l'article qui concerne les livres et qui est ainsi conçu : « Deux tomes in-folio intitulés les Œuvres de Balzac; deux autres volumes des Œuvres et vies de Plutarque; un autre des Essais de Montaigne; un des Métamorphoses d'Ovide; un autre de Héliodore; un autre d'Hérodote; deux autres de Diodore Sicilien; un autre de Valère le Grand. Quatre volumes in-4o : l'un, la Physique de Rohault, un Commentaires de César, un autre du Voyage du Levant, un autre volume d'Horace. Dix-huit autres volumes in-8° et in-12. Prisés, ensemble, 30 livres. »

Voilà tous ouvrages de poids. A moins que l'on ne se rabatte sur les dix-huit volumes mentionnés en bloc, il n'y a rien là pour l'auteur comique. Le théâtre est tout à fait absent de la bibliothèque d'Auteuil.

Les Parisiens prenaient volontiers, alors comme à présent, le prétexte d'aller voir un ami pour faire une promenade à la campagne. Molière recevait à Auteuil d'assez nombreuses visites, si l'on s'en rapporte aux anecdotes concernant la dernière partie de sa vie.

La moins vraisemblable et pourtant la plus authentique de ces anecdoctes est celle du fameux souper d'Auteuil; elle est rapportée par Grimarest et confirmée par Louis Racine dans ses Mémoires sur la vie de Jean Racine.

Boileau, Lulli, de Jonsac, Nantouillet, conduits par Chapelle, étaient venus demander à souper à Molière dans sa retraite d'Auteuil; Molière qui était souffrant et obligé de garder la chambre, pria Chapelle de faire les honneurs de sa table. Ce souper eut lieu sans doute dans cette chambre d'ami dont nous avons parlé et qui était dans un autre corps de logis que l'appartement de Molière. Les convives ne tardèrent pas à avoir la tête fort échauffée; puis la conversation tomba sur la morale et s'assombrit insensiblement. Ils s'appesantirent sur cette maxime des anciens, que « le premier bonheur est de ne point naître, et le second de mourir promptement ». Ils l'approuvèrent d'un commun accord, et résolurent d'en finir sur-le-champ avec l'existence. La rivière était proche; ils prirent le parti de s'y aller noyer. Ils auraient mis ce projet à exécution, si le jeune Baron n'avait averti Molière, qui fut obligé de

descendre pour les arrêter. Voyant qu'ils n'étaient pas en état d'entendre les conseils de la raison, il leur dit qu'il avait à se plaindre de leur manque d'amitié : « Que leur avait-il donc fait pour qu'ils voulussent se noyer sans lui, si c'était là un aussi excellent parti à prendre qu'ils le prétendaient? »

Chapelle convint que l'injustice était criante:

« Viens-donc avec nous, lui dit-il.

Oh! doucement, répliqua Molière; une si belle action ne doit pas s'ensevelir dans les ténèbres de la nuit. Demain, au grand jour, bien à jeun, parfaitement de sang-froid, nous irons, en présence de tout le monde, nous jeter dans l'eau, la tête la première. >>

L'héroïsme de la nouvelle proposition enleva tous les suffrages, et Chapelle prononça gravement : « Oui, messieurs, ne nous noyons que demain matin, et, en attendant, allons boire le vin qui nous reste. » Il n'est pas besoin de dire que le lendemain matin ils ne songeaient plus à se débarrasser des misères de la vie.

Je crois bien, entre nous, que les buveurs arrivés au bord de la rivière auraient bien trouvé d'eux-mêmes quelque bonne raison de remettre la partie.

L'anecdote du frère quêteur se rattache aussi à la résidence d'Auteuil. Pour goûter le sel de l'anecdote, il faut savoir que les frères quêteurs des Bonshommes, Minimes et autres maisons religieuses de l'ordre de Saint-François étaient totalement illettrés.

Molière, Chapelle et Baron s'en revenaient donc d'Auteuil à Paris par eau, sur un bâteau où se trouvait un religieux de l'ordre des Minimes. Chapelle était resté gassendiste par souvenir de jeunesse; Molière, au contraire, inclinait vers les principes de Descartes. Une vive discussion s'engagea entre eux, et comme ils n'avaient pour témoin que le religieux, ils parlaient pour lui et l'interpellaient tour à tour. Chaque fois que l'un ou l'autre avait développé ses arguments, le Minime faisait un signe approbatif d'un air entendu. On arriva devant les Bonshommes, où le religieux se fit mettre à terre.

Une besace dont il chargea son bras, en sortant du bateau, apprit aux deux philosophes que cet arbirtre qu'ils

s'étaient donné n'était qu'un frère quêteur, et qu'ils avaient pris un moine ignorant pour un personnage instruit et capable. Ils se regardèrent d'abord avec étonnement.

Bientôt le comique de l'aventure dérida le front de Molière « Vous voyez, dit-il à Baron, ce que fait le silence lorsqu'il est observé avec conduite. »>

Autre anecdote sur Chapelle et son valet Godemer. Ce valet, qui servait Chapelle depuis trente ans, avait coutume de se placer sur le devant du carosse, quand il voyagait avec son maître. Un jour qu'ils étaient gris tous deux, comme il ne leur arrivait que trop souvent, il prit fantaisie au maître, en sortant de la maison d'Auteuil, d'abolir le privilège accordé au valet, et de faire monter Godemer derrière le carrosse. Godemer s'y refuse, Chapelle s'irrite. Maître et valet se gourment dans la voiture.

Le cocher descend pour mettre le holà. Godemer se jette hors de la portière et s'enfuit; Chapelle le poursuit et le saisit au collet. Le cocher s'efforce en vain de les séparer.

Molière et Baron, qui voyaient tout d'une fenêtre, accourent. Chapelle établit Molière juge de la querelle. Il se plaint qu'un coquin de valet ait eu, sans sa permission, l'insolence de se placer dans son carrosse. Godemer veut être maintenu dans un droit acquis par une longue possession. Chapelle trouve qu'il lui manque de respect et veut qu'il monte derrière le carrosse ou qu'il aille à pied, Godemer se récrie sur l'inhumanité de le faire, à son âge, aller à pied. D'ailleurs, après avoir été pendant un si grand nombre d'années dans le carrosse, que dirait-on de lui s'il montait derrière? Parties ouïes, Molière prononce que Godemer, pour réparation de son manque de respect, ira derrière le carrosse jusqu'au bout de la prairie (1), et qu'ensuite il suppliera très humblement son maître de lui permettre d'y reprendre sa place accoutumée, et que Chapelle le lui permettra « Parbleu! Molière, s'écria celui-ci, tu n'as jamais eu tant d'esprit. Ce jugement-là te fera de l'honneur. Eh bien, en faveur de son équité, je fais grâce entière à ce maraud. Ma foi, mon cher, ajouta-t-il, en remon

(1) Il y avait une longue prairie le long de la Seine. La «< rue des Pâtures », qui subsiste, en conserve le souvenir.

tant en carrosse, tu juges mieux qu'homme de France. » Il est assez curieux que dans toutes ces anecdotes, Molière joue le rôle de l'homme raisonnable, du conseiller plein de sens, du pacificateur et de l'arbitre. C'est lui, le comédien, le bouffon, qui a le plus de tenue et de gravité dans la conduite.

Jusqu'à la fin de sa vie, Molière affectionna ce séjour d'Auteuil. Au moindre relâche dans ses travaux, il y courait, il y goûtait la tranquillité et le repos.

La propriété du sieur de Beaufort était située à l'angle de la rue des Planchettes, aujourd'hui rue François-Gérard, et de la grande rue d'Auteuil qui se prolongeait jusqu'à la Seine. Après avoir passé en diverses mains, elle fut achetée par la ville de Paris, en 1867. Les bâtiments furent démolis pour le percement d'une voie nouvelle.

En face de la nouvelle église d'Auteuil, à la jonction de la rue du Point-du-Jour et de la rue d'Auteuil, à l'angle d'une grande maison moderne, on a posé récemment une plaque de marbre sur laquelle on lit : « Ici s'élevait une maison de campagne habitée par Molière vers 1667. » Les termes vagues dans lesquels cette inscription est conçue indiquent assez qu'elle n'a pas été établie d'après des renseignements très positifs. Elle suffit provisoirement à rappeler la présence de Molière dans le quartier, jusqu'à ce que des recherches plus approfondies viennent en confirmer l'exactitude ou la rectifier, s'il y a lieu.

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