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CHAPITRE XVI

DERNIÈRE ŒUVRE ET MORT DE MOLIÈRE

Au mois de septembre 1671, pendant les représentations de Psyché au théâtre du Palais-Royal, Armande Béjart (Mlle Molière) était tombée assez gravement malade. C'est ce que Robinet constate dans sa lettre du 26 septembre 1671:

La belle Psyché qui tout charme
Justes dieux! quel sujet d'alarme!
A presque passé tout de bon
Dans la nacelle de Caron

Où, par feinte, on voit qu'elle passe
Au ballet, sans qu'elle trépasse.
Mais son mal, d'abord véhément,
Se modère présentement,

Et bientôt, étant drue et saine,

Icelle reprendra son rôle sur la scène.

Mlle Beauval la remplaça dans son rôle de Psyché, et la jeune Angélique Du Croisy suppléa Mile Beauval dans celui d'Aglaure ou de Cidippe. Voici ce que Robinet dit de la jeune Angélique dans sa lettre du 3 octobre 1671 :

On voyoit là depuis deux fois
Ce que noter surtout je dois,
Une merveille sans seccnde,
Laquelle charme tout le monde;
Une actrice de quatorze ans
Qui, récitant des vers trois cens,

Et cinquante encor, que je pense (1),
Jouoit un rôle d'importance,
Et des plus forts, certainement,
Avec tout l'air, tout l'agrément,
Le jugement, la suffisance,
La douceur, la belle prestance,
Et, bref, les agitations

Et toutes les inflexions

De voix et de corps nécessaires
Dedans les théâtraux mystères.
L'actrice dont je parle ainsi
Est la petite Du Croisi
D'esprit et de grâce pourvue,
Et de vous assez bien connue,
Qui, dans deux jours, avoit appris
Ce beau rôle, qu'elle avoit pris
De la grande actrice choisie,
Beauval, qui, d'un beau feu saisie,
Sait jouer admirablement,
Surtout un rôle véhément.
Or cette merveilleuse actrice.
Lors de Psyché coadjutrice,
Jouoit son rôle et le jouera
Tandis que malade sera
Mademoiselle de Molière.

Le même nouvelliste annonce, dans sa lettre du 24 octobre, la rentrée de Mlle de Molière au théâtre :

L'assistance se sent saisir,
Sans doute, d'un nouveau plaisir,
De voir Psyché représentée
Par cette actrice tant vantée,
Laquelle de Molière a nom,
Que l'on craignoit voir tout de bon
Passer dans la fatale barque
Par le coup de l'atroce Parque;
Mais qui, triomphant du trépas,
Plus que jamais montre d'appas,
Dont l'époux, à gogo, je pense,
Reprend nouvelle jouissance.

(1) Le rôle d'Aglaure a deux cent trente vers, celui de Cidippe quatrevingt-treize. Robinet exagère donc. Toutefois cela donne à penser que Mlle Du Croisy joua le rôle d'Aglaure plutôt que celui de Cidippe.

Armande fut-elle touchée des témoignages d'affection que Molière lui avait donnés pendant cette maladie? Toujours est-il qu'une réconciliation eut lieu dix mois avant le Malade imaginaire, c'est-à-dire en avril 1672 seulement; mais il est assez naturel de croire qu'elle dut suivre de plus près la maladie d'Armande, d'autant plus que Molière, qui, suivant Grimarest, pour rendre leur union plus parfaite », quitta l'usage du lait et se mit à la viande, eut un fils le 15 septembre 1672, conçu par conséquent au mois de janvier. La réconciliation avait donc marqué les derniers mois de 1671.

:

On dira Peut-être la conception précéda-t-elle la réconciliation et en fut-elle la cause, non la suite. A quoi bon imaginer ce qui manquera toujours de preuve? Il y a de la perversité dans ceux qui supposent gratuitement la perversité. Molière n'eut pas de doutes, et nous n'en devons pas avoir plus que lui, nous qui n'y avons pas autant d'intérêt.

Le 17 février 1672, Madeleine Béjart mourut « pendant que la troupe étoit à Saint-Germain, dit La Grange, pour le ballet du roi, où on joua la Comtesse d'Escarbagnas. Elle est enterrée à Saint-Paul, sous les charniers ». Elle disait dans son testament : « En l'église Saint-Paul dans l'endroit où ma famille a droit de sépulture. » Il paraît que ce droit de sépulture avait été acquis par Madeleine ellemême, à peu près deux ans auparavant, lorsque sa mère Marie Hervé avait été inhumée dans cette paroisse le 9 janvier 1670. Madeleine fut enterrée très canoniquement, sans aucun obstacle, et pas plus pour elle que pour son frère Joseph, enterré en 1659, on ne s'abstint de mentionner qu'elle avait été comédienne. Il ne pouvait y avoir de difficulté parce qu'elle avait reçu les derniers sacrements, et par conséquent renoncé au théâtre, ainsi que l'exigeaient les rituels. Madeleine avait fait les choses fort généreusement, fondant deux messes basses de Requiem par chaque semaine, et une rente de cinq sous par jour à distribuer à cinq pauvres à perpétuité par le curé de la paroisse. Madeleine n'habitait pas sur le territoire de Saint-Paul; elle était décédée rue Saint-Thomas-du-Louvre et par conséquent sur la paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois.

Elle fut d'abord portée à cette église en convoi, c'est-à-dire sur un brancard à bras, puis, par permission spéciale de l'archevêque, portée en carrosse, c'est-à-dire dans un corbillard, à Saint-Paul. C'était l'église où Joseph Béjart et Marie Hervé avaient été fiancés le 7 septembre, et mariés le 8 octobre 1615, et elle était restée comme la paroisse de prédilection de la famille.

Madeleine Béjart mourait riche. Sans parler des costumes de théâtre, non plus que de l'argenterie et des bijoux prisés environ 3,000 livres, elle laissait en deniers comptants une somme de 17,800 livres, qui représente à peu près 80,000 francs de la monnaie actuelle.

Madeleine lègue particulièrement à Louis Béjart la moitié d'un terrain situé dans le faubourg Saint-Antoine; elle lui laisse, ainsi qu'aux demoiselles de La Villaubrun et de Molière (Geneviève et Armande), ses sœurs, 400 livres de rente viagère, à chacun. Elle nomme Armande, et après elle Madeleine-Esprit Poquelin sa nièce, ses légataires universels. Dans le cas où Madeleine-Esprit Poquelin décéderait sans enfant, elle voulait que son héritage passât à l'aîné des autres enfants de Molière et d'Armande. Si Molière et sa femme décédaient sans autres enfants, alors cet héritage retournerait aux enfants de Louis Béjart et de Geneviève. Le peintre Mignard était chargé de recueillir les deniers comptants et de les placer en rentes ou en terres.

Léonard de Loménie, sieur de Villaubrun, époux de Geneviève Béjart, mourut peu après; Geneviève se remaria au mois de septembre suivant avec Jean-Baptiste Aubry, fils de ce Léonard Aubry, paveur ordinaire des bâtiments du roi, qui avait fait esplanader en 1643 les abords de l'Illustre Théâtre aux fossés Saint-Germain. Armande ne signa pas ce contrat de mariage, non plus que Geneviève n'avait signé le sien. Il y avait probablement désaccord entre les deux sœurs, peut-être à cause de la prédilection que Madeleine avait eue pour la plus jeune.

Molière loua pour la Saint-Rémy de cette année 1672 la plus grande partie d'une maison sise rue Richelieu, appartenant à un sieur René Baudellet, tailleur et valet de chambre de la reine. Moyennant 1,300 livres par an, Molière

et sa femme avaient la jouissance du premier, du second étage, et de quatre entresols au-dessous, plus cuisine, écurie et remise au rez-de-chaussée, caves et greniers. Le bail, publié par M. Eudore Soulié, est du 26 juillet. Cette maison occupait, dans la rue Richelieu, l'emplacement de celles qui portent aujourd'hui les nos 38 et 40 (1).

Molière devint père, comme nous l'avons dit, le 15 septembre, d'un fils que Pierre Boileau Puymorin et Catherine Mignard tinrent sur les fonts baptismaux, le 1er octobre, et qui mourut le 11 de ce mois.

La santé de Molière allait toujours en déclinant. La Grange sur son registre constate une interruption du spectacle le mardi 9 et le vendredi 12 août, « M. de Molière étant indisposé ». De plus en plus un marasme invincible l'envahissait. On essaya en vain d'obtenir de lui qu'il renonçât au théâtre. Voici ce que nous lisons dans CizeronRival : « Deux mois avant la mort de Molière, M. Despréaux alla le voir et le trouva fort incommodé de sa toux et faisant des efforts de poitrine qui sembloient le menacer d'une fin prochaine. Molière, assez froid naturellement, fit plus d'amitié que jamais à M. Despréaux. Cela l'engagea à lui dire « Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un

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pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l'agitation continuelle de vos poumons sur votre théâtre, << tout enfin devroit vous déterminer à renoncer à la repré<< sentation. N'y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse « exécuter les premiers rôles? Contentez-vous de com« poser, et laissez l'action théâtrale à quelqu'un de vos << camarades; cela vous fera plus d'honneur dans le public, < qui regardera vos acteurs comme vos gagistes vos « acteurs, d'ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec « vous, sentiront mieux votre supériorité. Ah! monsieur, « répondit Molière, que me dites-vous là? Il y a un point « d'honneur pour moi à ne point quitter. Plaisant point <d'honneur, disoit en soi-même le satirique qui consiste « à se noircir tous les jours le visage pour se faire une « moustache de Sganarelle, et à dévouer son dos à toutes

(1) Voy. la Maison mortuaire de Molière, par Aug. Vitu; Paris, Alphonse Lemerre, 1882.

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