garde de manquer l'occasion de se satisfaire; et, dans la série des épitaphes hostiles, il en est quelques-unes dont il n'est pas difficile de distinguer l'origine particulière. M. Maurice Raynaud a reconnu l'ironie triomphante des médecins dans ces vers : Ci-git un grand acteur que l'on dit être mort; Je ne sais s'il l'est, ou s'il dort : Ne sauroit l'avoir fait mourir; Quoi qu'il en soit, ci-gît Molière : auxquels on peut joindre ceux-ci : « C'est donc là le pauvre Molière En le voyant passer, dirent quelques voisins : Qui se raille des médecins! >> La dureté fanatique d'un autre groupe d'ennemis se trahit dans ce sonnet composé « sur la sépulture de JeanBaptiste Poclin, dit Molières, comédien, au cimetière des morts-nés, à Paris. >> De deux comédiens la fin est bien diverse : Sur un théâtre il fut surpris par la mort mème. Quant à la jalousie des Trissotins, elle eut son expression la plus basse dans une pièce de vers intitulée l'Enfer burlesque, d'un obscur écrivain du nom de Jaulnay. L'auteur, un des derniers disciples de Scarron, donnait place dans cet Enfer burlesque à Molière, dont il traçait une méchante caricature : C'étoit un homme décharné Lui viennent encor rendre hommage... D'un si facétieux langage; Mais un tintamarre soudain Vint interrompre ce lutin, Lorsque, par une ample satire, Il me figuroit Élomire Qui ne trouva dedans sa fin Une épitaphe qui paraît être du même auteur, et que M. P. Lacroix a citée dans le Bulletin du Bibliophile (novembre - décembre 1860), va plus loin encore dans l'insulte; nous ne voyons aucun intérêt à la reproduire ici. L'impression qui ressort des nombreuses pages que le Mercure galant consacra à l'oraison funèbre de Molière n'est pas très nette. Les éloges n'y sont pas ménagés; mais un ton de raillerie intempestif et malsonnant inspire des doutes sur les véritables sentiments de l'auteur. Contentons-nous d'en extraire quelques lignes : Il étoit illustre de plusieurs manières, et sa réputation peut égaler celle du fameux Roscius, ce grand comédien si renommé dans l'antiquité et qui mérita du prince des orateurs cette belle harangue qu'il récita dans le sénat pour ses intérêts. Le regret que le plus grand des rois a fait paroître de sa mort est une marque incontestable de son mérite (1). Il avoit trouvé l'art de faire voir les défauts de tout le monde sans qu'on pût s'en offenser, et les peignoit au naturel dans les comédies qu'il composoit encore avec plus de succès qu'il ne les récitoit, quoiqu'il excellât dans l'un et dans l'autre. C'est lui qui a remis le comique dans son premier éclat; et depuis Térence, personne n'a pu légitimement prétendre à cet avantage. Il a le premier inventé la manière de mêler des scènes de musique et des ballets dans les comédies, et il avoit trouvé par là un nouveau secret de plaire, qui avoit été jusqu'alors inconnu, et qui a donné lieu en France à ces fameux opera qui font aujourd'hui tant de bruit et dont la magnificence des spectacles n'empêche pas qu'on le regrette tous les jours... Samuel Chapuzeau qui publia en 1674 un précieux petit volume sur le Théâtre françois, s'exprime ainsi : Molière sut si bien prendre le goût du siècle et s'accommoder de sorte à la cour et à la ville, qu'il eut l'approbation universelle de côté et d'autre; et les merveilleux ouvrages qu'il a faits en prose et en vers ont porté sa gloire au plus haut degré et l'ont fait regretter généralement de tout le monde. La postérité lui sera redevable avec nous du secret qu'il a trouvé (1) Grimarest dit pareillement : « Aussitôt que Molière fut mort, Baron fut à Saint-Germain en informer le roi; Sa Majesté en fut touchée et daigna le témoigner. » de la belle comédie. Il a su l'art de plaire, qui est le grand art; et il a châtié avec tant d'esprit et le vice et l'ignorance que bien des gens se sont corrigés à la représentation de ses ouvrages pleins de gaieté, ce qu'ils n'auroient pas fait ailleurs à une exhortation rude et sérieuse. Comme habile médecin, il déguisoit le remède et en ôtoit l'amertume, et, par une adresse particulière et inimitable, il a porté la comédie à un point de perfection qui l'a rendue à la fois divertissante et utile. Mais Molière ne composoit pas seulement de beaux ouvrages, il s'acquittoit aussi de son rôle admirablement, il faisoit un compliment de bonne grâce, et étoit à la fois bon poète, bon comédien et bon orateur, le vrai trismégiste du théâtre. Outre ces grandes qualités, il possédoit celles qui font l'honnête homme; il étoit généreux et bon, civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu'on lui donnoit; savant sans le vouloir paroître, et d'une conversation si douce et si aisée que les premiers de la cour et de la ville étoient ravis de l'entretenir. Enfin il avoit tant de zèle pour la satisfaction du public dont il se voyoit aimé, et pour le bien de la troupe, qui n'étoit soutenue que par ses travaux, qu'il tâcha toute sa vie de leur en donner des marques indubitables. Brécourt s'honora en composant sa petite comédie apologétique l'Ombre de Molière, et les anciens rivaux du poète comique, les acteurs de l'hôtel de Bourgogne, se firent honneur en la jouant au moins une fois (1674). En même temps, le père Rapin portait sur Molière un grave et droit jugement dans ses Réflexions sur la poétique d'Aristote (1674): Personne n'a porté le ridicule de la comédie plus loin parmi nous que Molière car les anciens poètes comiques n'ont que des valets pour les plaisants de leur théâtre; et les plaisants du théâtre de Molière sont les marquis et les gens de qualité. Les autres n'ont joué dans la comédie que la vie bourgeoise et commune, et Molière a joué tout Paris et la cour. Il est le seul parmi nous qui ait découvert ces traits de la nature qui la distinguent et qui la font connoître les beautés des portraits qu'il fait sont si naturelles qu'elles se font sentir aux personnes les plus grossières; et le talent qu'il avoit à plaisanter s'étoit renforcé de la moitié par celui qu'il avoit de contrefaire. Son Misanthrope est, à mon sens, le caractère le plus achevé, et ensemble le plus singulier qui ait jamais paru sur le théâtre. Il est donc exact de dire qu'il y eut, immédiatement après la mort de Molière, une manifestation imposante de l'esprit français. La critique (en prenant ce mot dans le sens le plus favorable), qui n'avait pas alors les organes sans nombre qu'elle possède aujourd'hui, n'en sut pas moins se faire entendre; et, à la distance où nous sommes, nous pouvons, malgré les protestations qui s'élevèrent de différents côtés, reconnaitre la voix dominante de la vérité et de la justice. Cette manifestation se continua dans les années qui suivirent. Nous n'en recueillerons pas les témoignages. Un seul doit nécessairement figurer ici; Boileau, dont on aurait pu croire, aux restrictions pédantesque de l'Art poétique, que l'enthousiasme s'était attiédi, prit sa revanche dans l'épître à Racine (1677), à qui il cite, pour le consoler des injustices qui ne lui étaient pas non plus épargnées, le glorieux exemple de Molière : Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière, Molière, des trois enfants qu'il avait eus, ne laissait qu'une fille, Esprit-Marie-Madeleine Poquelin Molière, âgée alors de sept ans et demi (1). L'inventaire fait pour (1) Elle était née le 4 août 1665. |