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se rien dire, et s'examiner avec une attention qu'on ne peut se figurer; néanmoins la Molière résolut de s'éclaircir d'une aventure qui lui paraissait si surprenante elle demanda au président avec un grand sérieux ce qui pouvait l'obliger à lui dire qu'il la connaissait; qu'elle avait pu croire au commencement que c'était une plaisanterie, mais qu'il la poussait si loin qu'elle ne la pouvait plus supporter; surtout d'où lui venait son obstination à lui soutenir qu'elle lui avait donné un rendez-vous auquel elle avait manqué. « Ah Dieu! s'écria le président, peut-on avoir l'audace de dire à un homme qu'on ne l'a jamais vu après ce qui s'est passé entre vous et moi! J'ai du chagrin que vous m'obligiez d'éclater et de sortir du respect que j'ai pour toutes les femmes, mais vous êtes indigne qu'on en conserve pour vous; après m'être venue trouver vingt fois dans un lieu comme celui où je vous ai vue, il faut que vous soyez la dernière de toutes les créatures pour m'oser demander si je vous connais. > On peut juger que la Molière, de l'humeur dont elle est, ne fut pas insensible à ces duretés, et, croyant que c'était une insulte que le président lui voulait faire, elle dit à sa femme de chambre d'appeler ses camarades. « Vous me faites plaisir, lui dit cet amant outré, et je souhaiterais que tout Paris y fût pour rendre votre honte plus publique. Insolent! j'aurai bientôt raison de votre extravagance, » lui dit la Molière.

Dans ce moment, une partie des comédiens entra dans la loge, où ils trouvèrent le président dans une fureur inconcevable, et la demoiselle dans une si grande colère qu'elle ne pouvait parler; elle expliqua pourtant à peu près à ses camarades ce qui l'avait obligée de les envoyer quérir, pendant que le président leur contait aussi les raisons qu'il avait d'en user avec la Molière de cette façon, leur protestant avec mille serments qu'il la connaissait pour l'avoir vue plusieurs fois dans un lieu de débauche, et que le collier qu'elle avait au cou était un présent qu'il lui avait fait. La Molière, entendant cela, voulut lui donner un soufflet; mais il la prévint et lui arracha son collier, croyant avec la dernière certitude que ce fût le même qu'il avait donnée à la Tourelle, encore que celui-là fût deux fois plus gros,

A cet affront, que la demoiselle ne crut pas devoir supporter, elle fit monter tous les gardes de la comédie; on ferma les portes et on envoya quérir un commissaire, qui conduisit le président en prison, où il fut jusqu'au lendemain, qu'il en sortit sous caution, soutenant toujours qu'il prouverait ce qui l'avait forcé à maltraiter la Molière, ne pouvant se persuader que ce ne fût pas elle qu'il avait vue chez la Ledoux.

La Molière, qui avait reçu une insulte furieuse, demandait de grandes réparations contre le président; on informa de la chose. Elle fut confrontée devant l'orfèvre, croyant que cette seule preuve détruirait l'erreur du président; mais elle fut bien autrement désolée quand l'orfèvre assura qu'elle était la même qui avait acheté le collier avec le président. Elle était inconsolable de ce que toute son innocence ne pouvait la justifier; elle faisait faire par tout Paris des perquisitions de la Ledoux, que l'on disait être celle qui l'avait produite; mais cette femme s'était cachée à la première nouvelle qu'elle avait eue de l'affaire, et on eut beaucoup de peine à la trouver. Enfin elle fut prise, elle avoua toute l'affaire, et qu'il y avait une femme qui, par la ressemblance qu'elle avait avec la Molière, avait trompé une infinité de gens; que c'était la même qui avait produit l'erreur du président. Enfin la Tourelle fut aussi prise. La Molière en eut une joie inexprimable, espérant par là faire croire dans le monde que tous les bruits qui avaient couru d'elle avaient été causés par la ressemblance qui était entre elle et la Tourelle.

Bref, une sentence du Châtelet du 15 septembre 1675 condamna messire François Lescot, conseiller du roi, président au parlement de Grenoble, à faire une réparation verbale à Mile Molière en présence de témoins et à payer 200 livres pour dommages-intérêts et dépens; et « Jeanne Ledoux et Marie Simonet, se disant femme de Hervé de La Tourelle, à être fustigées, nues, devant la porte principale du Châtelet et devant la porte de ladite Molière; et ce fait, être bannies pour trois ans de la ville, prévôté et vicomté de Paris, etc. » Jeanne Ledoux subit seule ce jugement. La Tourelle avait réussi à s'évader. Il n'est personne qui ne soit frappé de l'analogie extraordinaire qui

existe entre cette affaire et un procès fameux qui eut lieu cent dix ans plus tard.

L'aventure arrivée à la veuve de Molière fournit à un auteur dont on ignore le nom le sujet d'une pièce intitulée la Fausse Clélie, qui ne fut pas représentée. Thomas Corneille y fit allusion dans l'Inconnu (25 nov. 1675). Dans cette pièce, une bohémienne, disant la bonne aventure à la comtesse (acte III, scène vi), lui adresse les vers suivants :

Cette ligne qui croise avec celle de vie

Marque pour votre gloire un moment très fatal:
Sur des traits ressemblants on en parlera mal,
Et vous aurez une copie....

N'en prenez pas trop de chagrin :

Si votre gaillarde figure

Contre vous quelque temps cause un fâcheux murmure,
Un tour de ville y mettra fin,

Et vous rirez de l'aventure.

C'était Mlle Molière qui remplissait le rôle de la comtesse.

Le dernier jour de mai 1677, c'est-à-dire moins de deux années après cet esclandre, Armande Béjart épousa << à la Sainte-Chapelle basse de Paris (1) » François Guérin du Tricher ou d'Estriché, comme elle comédien; et elle en eut, en 1678, un fils qui fut nommé Nicolas-Armand-Martial Guérin.

Armande Béjart, qui n'était plus Mlle Molière, mais Mlle Guérin, eut encore de brillants succès au théâtre, ainsi que le constate notamment l'auteur des Entretiens galants à la date de 1681. Elle restait inimitable dans les pièces de son premier mari. Elle prit sa retraite avec une pension de mille livres, le 14 octobre 1694. Dès 1688, l'auteur de la Fameuse Comédienne convient qu'elle était tout entière attachée à son ménage, et les auteurs de l'Histoire du Théâtre françois ajoutent que, retirée habituellement dans sa maison de Meudon, elle y menait une vie exemplaire. Il n'entre nullement dans notre intention de tenter une réhabilitation d'Armande Béjart, mais nous n'avons (1) Registre de La Grange.

pas jugé à propos de suivre pas à pas l'auteur d'un roman graveleux avec autant de complaisance et de zèle que l'ont fait la plupart des biographes de Molière, sans songer qu'à force d'avilir la femme ils pourraient avilir aussi le mari. Elle mourut le 30 novembre de l'année 1700, âgée de cinquante-cinq ans, d'après l'acte de décès (1). Les documents retrouvés par M. E. Soulié prouvent qu'elle avait un peu plus cinquante-sept ou cinquante-huit ans. Son fils Nicolas Guérin mourut en 1707 ou 1708, sans laisser d'enfants d'une demoiselle Guignard qu'il avait épousée.

La fille de Molière, Madeleine Poquelin, était, au témoignage de Cizeron-Rival, grande, bien faite, peu jolie, mais elle réparait ce défaut par beaucoup d'esprit. « Elle fait connoître, ajoute Grimarest, par l'arrangement de sa conduite et par la solidité et l'agrément de sa conversation, qu'elle a moins hérité des biens de son père que de ses bonnes qualités. » Elle exigea, à sa majorité, des comptes de tutelle qui lui furent rendus le 9 mars 1691, et qui soulevèrent des contestations entre elle et les époux Guérin. Ces contestations ne furent apaisées que deux ans plus tard, le 26 septembre 1693. Elle se maria le 29 juillet 1705, à l'âge de quarante ans, avec Claude de Rachel, écuyer, sieur de Montalant, âgé de cinquanteneuf ans. M. de Montalant était d'une bonne famille, mais pauvre; d'après le témoignage de Titon du Tillet, il avait été quelque temps organiste de la paroisse Saint-André des Arcs; il n'apportait en mariage que cinq cent livres de rente viagère, tandis que l'apport de Madeleine Poquelin est évalué à près de soixante-six mille livres. « C'était, dit M. Soulié, dont les découvertes ont jeté un

(1) Voici cet acte de décès, inscrit aux registres des convois de la paroisse de Saint-Sulpice, pour l'année 1700, fo 41:

« Ledit jour, 2 décembre 1700, a été fait le convoi, service et enterrement de damoiselle Armande-Grezinde-Claire-Élisabeth Béjart, femme de M. François-Isaac Guérin, officier du roi, âgée de cinquante-cinq ans, décédée le dernier jour de novembre de la présente année dans sa maison. rue de Touraine. Et ont assisté audit convoi, service et ente rement, Nicolas Guérin, fils de ladite défunte; François Mignot, neveu de ladite défunte, et M. Jacques Raisin, officier du roi et ami de ladite défunte, qui ont signé, Guérin, François Mignot et Jacques Raisin. »

grand jour sur ces événements domestiques, tout ce que la fille de Molière avait pu recueillir des héritages de sa tante, de son père et de sa mère. »

« M. et Mme de Montalant allèrent, en octobre 1713, demeurer à Argenteuil, rue de Calais. M. Arsène Houssaye a extrait d'un petit livre anonyme : Pèlerinage aux saintes reliques d'Argenteuil, un passage relatif à la fille de Molière. L'auteur du petit livre raconte que, se promenant au bas des vignes avec un ami, il vit venir « un vieux monsieur qui levoit haut la tête, avec une dame encore jeune qui paroissoit plus grande que lui. J'ai remarqué, chez l'un comme chez l'autre, dit-il, un air de commandement. Mon ami me dit : « Ne prenez pas garde, « c'est la fille du fameux Molière... » Quoique fière, elle nous a salués avec douceur et avec un signe de main. Elle avoit des gants avec de grandes franges... On ne lui voyoit rien sur elle qui ne fût de prix. » La fille de Molière mourut, le 23 mai 1723, sans postérité; elle fut inhumée le lendemain, sans aucune pompe, dans l'église de SaintDenis d'Argenteuil. Claude de Rachel, sieur de Montalant, survécut de quinze années à sa femme et mourut le 15 juin 1738, âgé de quatre-vingt-treize ans. Par suite d'héritages que Madeleine Poquelin avait successivement recouvrés, et grâce à des placements d'argent avantageux, M. de Montalant s'était enrichi; et son revenu, dans l'année qui précéda sa mort, s'élevait à trente mille livres. Il désignait pour exécuteur testamentaire et légataire universel Pierre Chapuis, bourgeois de Paris, qui avait épousé une demoiselle Poquelin, cousine germaine de la fille de Molière, et probablement fille de J.-B. Poquelin, avocat au parlement, neveu de Molière. La famille Poquelin s'éteignit vers 1780; celle de Pierre Chapuis a probablement aussi disparu.

Il est une portion de l'héritage de Molière dont il serait bien précieux de pouvoir suivre la trace ce sont les papiers, les manuscrits qu'il laissa. Que sont-ils devenus? Il n'est pas douteux que la veuve de Molière n'en ait mis une partie au moins à la disposition de La Grange et de Vinot, pour la publication des Euvres posthumes en 1682. Restèrent-ils entre les mains du premier? et par suite

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