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Mile de La Grange, sa veuve, les vendit-elle avec la bibliothèque de son mari, comme le prétend Grimarest?... Armande Béjart les aurait-elle gardés en sa possession, et les aurait-elle transmis à la fille de Molière? Non, sans doute; le mari de cette dernière, homme d'ordre, ne les aurait pas égarés; et nous les apercevrions, avec de nombreux restes du mobilier de Molière, dans l'inventaire fait à Argenteuil après le décès de M. de Montalant. Auraient-ils donc été recueillis par Nicolas Guérin, le fils qu'eut Armande Béjart de son second mariage? On pourrait le conjecturer d'après quelques mots de la préface, que ce Guérin mit, en 1699, à la pastorale de Mélicerte, qu'il avait voulu refaire et terminer : « J'avouerai, en tremblant, que le troisième acte est mon ouvrage, et que j'ai travaillé sans avoir trouvé dans ses papiers (les papiers de Molière) ni le moindre fragment ni la moindre idée. » Il ne paraît pas toutefois, à en juger par cet aveu même, que ce que possédait Guérin fils fût bien complet ni bien considérable. Dans les dispositions où il était, on peut croire qu'il se fût empressé d'en tirer parti. Quoi qu'il en soit, ces papiers ne se seraient pas mieux conservés en ses mains qu'en celles des autres héritiers. Après les investigations les plus patientes et les plus actives recherches, on en est arrivé à connaître aujourd'hui (mai 1892) huit à dix lignes de l'écriture de Molière.

CHAPITRE XVIII

CONCLUSION

Molière, quand il mourut, le 17 février 1673, était âgé de cinquante et un ans, un mois et deux jours. Sa carrière comique, depuis les Précieuses ridicules jusqu'au Malade imaginaire, avait été d'un peu plus de treize ans. Mais de combien de chefs-d'œuvre il avait semé ce court espace!

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Le comte de Bussy-Rabutin écrivait, le 23 février 1673, au père Rapin, jésuite : « Voilà Molière mort en un moment; j'en suis fâché. De nos jours, nous ne verrons personne prendre sa place, et peut-être le siècle suivant n'en verrat-il pas un de sa façon. > <Deux siècles bientôt sont passés, remarque M. Bazin, et nous attendons encore. » Nous pourrions bien attendre toujours.

Quels que soient les vigoureux génies que l'avenir enfante, cette personnification originale de la comédie n'aura point, selon toute apparence, un second exemplaire. Une forme de l'art, l'une des plus vivantes et des plus savantes à la fois, restera incarnée en lui. Il en a eu tous les dons, il en a recueilli tous les enseignements, il en a rencontré toutes les bonnes fortunes.

Créateur et observateur, il prend la nature humaine sur le vif, dans ce qu'elle a d'essentiel et d'éternel. Au sein de mœurs déterminées, qu'il reproduit fidèlement, il se trouve qu'il a écrit pour tous les hommes; il demeure le contemporain des générations qui se succèdent. Il a créé

un monde de types immortels: Tartuffe, Agnès, Harpagon, Alceste, M. Dimanche, George Dandin, Purgon, Diafoirus et tant d'autres ne sauraient mourir : ils sont l'expression définitive de vices ou de travers qui ne disparaîtront pas.

Molière, par cela même qu'il a cette puissance d'élever et de généraliser les faits soumis à son observation, est un moraliste. Mais il ne dogmatise, n'enseigne directement ni ne prêche. Les leçons qu'il donne sont contenues dans les tableaux qu'il trace; il faut presque toujours les en tirer. La perfection morale n'existe guère dans ses créations non plus que dans le monde. Pour avoir la sagesse et la vérité complète, on est forcé d'opposer tantôt une peinture à une autre peinture, tantôt un personnage à un autre personnage : l'École des Femmes aux Femmes savantes, Don Juan au Tartuffe, Philinte à Alceste, Dorante à Lysidas. Le bien jaillit du conflit, le vrai ressort du contraste. Sa satire ne procède d'aucune doctrine, elle n'est faite, pour ainsi dire, que de clairvoyance. Aussi les affirmations résolues, rigoureuses et exclusives n'y trouvent point leur compte, et les écoles extrêmes, dans leurs représentants sincères, lui ont-elles toujours été opposées et hostiles.

Si l'on isole telle ou telle de ses créations, il est facile de donner à Molière la physionomie que l'on veut. Les uns en ont fait un simple courtisan, un instrument docile de la politique royale. Les autres en ont fait un précurseur révolutionnaire, un jacobin achevé, comme disait Camille Desmoulins.

Chaque admirateur peut se flatter d'y découvrir ce qui est le plus analogue à son propre esprit. Il semble, en effet, dans la variété de ses attaques, servir des passions qui n'existaient pas de son temps. Mais Molière est réellement impartial; il prend les vices et les ridicules partout où il les trouve. S'il a souvent flagellé l'homme de cour, il l'a mainte fois aussi relevé et défendu, notamment par la bouche de Clitandre, dans les Femmes savantes. Il a raillé également la noblesse, la bourgeoisie et les classes populaires : Dorante ne vaut pas mieux que M. Jourdain, M. de Sotenville que Sganarelle, Mme la

comtesse d'Escarbagnas que les filles de Gorgibus. Ses types populaires ne sont nullement flattés; ils sont caractérisés par la niaiserie, la servillité, la poltronnerie et la convoitise: Pierrot, par exemple, dans Don Juan, Lucas, dans le Médecin malgré lui.

Si Molière nous paraît avoir eu certaines visions de l'avenir, ces visions étaient dues à l'étonnante perspicacité de son regard, nullement à l'esprit de prophétie. Il n'est pas du tout philanthrope et humanitaire à la façon du temps présent. On peut dire seulement de lui avec Sainte-Beuve : Il considérait volontiers cette triste humanité comme une vieille enfant et une incurable qu'il s'agit de redresser un peu, de soulager surtout en l'amusant. Molière, ajoute l'éminent critique, aujourd'hui que nous jugeons les choses à distance et par les résultats dégagés, nous semble beaucoup plus agressif contre la société de son temps qu'il ne crut l'être. C'est un écueil dont nous devons nous garder en le jugeant. Plaute avaitil une arrière-pensée systématique quand il se jouait de l'usure, de la prostitution, de l'esclavage, ces vices et ces ressorts de la société ancienne? >

Une des manies les plus caractérisées de notre époque, c'est précisément de ne pouvoir rencontrer dans le passé la satire et l'ironie sans supposer aussitôt une intention de renversement et de bouleversement social. En résumé, artiste dominé et possédé par son art, Molière n'a négligé aucun des éléments de comédie que lui offraient la vie et le monde. Il a cherché partout des modèles. Ni classes ni catégories n'ont été épargnées par lui. S'il les prend tour à tour en pitié ou en mépris, en amour ou en haine, c'est pour les mieux comprendre et les mieux peindre. On s'abuse lorsqu'on lui prête d'autres préoccupations et d'autres calculs.

Nous ne reviendrons pas ici sur ce que nous avons dit de sa vaste lecture et de ce que le prince de Condé appelait son érudition. « Je ne m'ennuie jamais avec Molière, disait ce prince : c'est un homme qui fournit de tout; son érudition, son jugement, ne s'épuisent jamais. Les grands écrivains, surtout les grands écrivains classiques, sont ceux qui donnent une forme définitive à ce qui a éte

dit avant eux. Molière, autant que personne, a joui de ce privilège. Mais il joint à cette puissance d'absorption, si l'on peut ainsi parler, une puissance d'invention dont bien peu, parmi les plus grands écrivains classiques, ont été doués. Ce qu'il répète, traduit, imite, ne fait que s'ajouter à ce qu'il invente. Son esprit créateur domine et vivifie les matériaux qu'il emprunte. Il leur donne ainsi une nouvelle et incomparable valeur. Du cuivre qu'il dérobe il fait de l'or.

On dirait plus justement peut-être que son observation ne se contente pas du présent et qu'elle cherche à faire son propre butin de l'expérience des siècles : « Y a-t-il, après tout, moins de génie, remarque M. Nisard, à reconnaître la nature dans l'auteur qu'on lit que dans l'original qui passe? >>

Molière s'est maintenu en possession du domaine entier de la comédie, dont Boileau aurait voulu lui supprimer au moins la moitié en le renfermant dans les hautes régions. Chacun a présents à la mémoire ces vers trop célèbres de l'Art poétique :

Étudiez la cour, et connoissez la ville :

L'une et l'autre est toujours en modèles fertile.
C'est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix

Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures
Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin,

Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe,
Je ne reconnois plus l'auteur du Misanthrope.

Ce jugement était déjà contesté au temps où Boileau exerçait une autorité presque absolue sur la littérature française. Népomucène Lemercier, au commencement de notre siècle, s'exprimait ainsi : « Boileau, dans ce passage, reproche à Molière d'avoir composé ses tableaux pour l'universalité des hommes, de ne s'être pas gêné dans un cadre rétréci où n'eussent comparu que des personnages pris dans une haute classe peu nombreuse, et d'avoir fait dialoguer les siens, non seulement pour

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