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où nous sommes, celui-ci ne se doutait guère sans doute qu'un jeune étudiant qui se faisait acteur, et qui prenait un nom qui se rapprochait du sien, l'effacerait complètement et le ferait oublier de son vivant même, et à plus forte raison dans l'avenir.

Outre qu'il était presque passé en coutume de se donner, lorsqu'on montait sur les planches, une sorte de nom de guerre, Jean-Baptiste Poquelin eut probablement des motifs particuliers d'en agir ainsi. La famille des Poquelin ne put voir sans un vif déplaisir le fils aîné, qui avait reçu une éducation exceptionnelle, renoncer aux professions régulières et embrasser une carrière qui, dans les classes bourgeoises surtout, était en méchant renom. La tradition a conservé le souvenir de l'opposition que firent les parents à ce qu'ils jugeaient une folie. Perrault raconte que ces parents envoyèrent à l'enfant prodigue un ancien maître de pension pour tâcher de le faire changer de résolution; et il ajoute que Molière, après avoir écouté les représentations de cet ambassadeur, répliqua par une si agréable peinture de la vie de théâtre qu'il séduisit celui qui le voulait convertir et l'entraîna à faire comme lui. Čes enjolivements sont suspects sans doute; mais le fond, selon toute apparence, est véritable. Et, à ce propos, on ne se fait point faute d'accuser les Poquelin de vanité ridicule et de sots préjugés. Molière donnait par la suite raison à ses parents, si l'on en croit une anecdote qui est comme la contre-partie de celle qu'on vient de lire et que rapporte Grimarest : à l'époque où il jouissait de toute sa renommée il aurait très énergiquement dissuadé un jeune homme qui, placé dans des conditions fort semblables à celles où il s'était trouvé lui-même à ses débuts, exprimait l'intention d'embrasser la profession du théâtre. Et, en effet, il n'est que sage d'opposer à la jeunesse, que tentent ces destinées exceptionnelles, une prudente résistance; l'opposition de la famille est surtout légitime. Ceux qui y sont réellement appelés trouveront dans leur volonté la force de surmonter les obstacles; la conscience de la vocation et du talent, ce qu'on a quelquefois nommé «<le diable au corps » leur fera braver les conseils; quant à ceux que les obstacles arrêtent et que les remontrances

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font reculer, il n'y a qu'à se féliciter de ce résultat, car ils se trompaient assurément sur la carrière qu'ils voulaient suivre et ils n'étaient pas faits pour y réussir.

La résolution que prit Jean-Baptiste Poquelin, le fils du tapissier, de se faire comédien se manifeste premièrement à nous par la renonciation à la survivance de la charge de son père. Le 6 janvier 1643, il reçoit de son père la somme de 630 livres, tant de ce qui lui pouvait appartenir de la succession de sa mère qu'en avancement d'hoirie future de son père, le priant et requérant en outre de faire pourvoir de la charge de tapissier du roi, dont il avait la survivance, tel autre de ses enfants qu'il lui plairait et se démettant de tout droit qu'il y pouvait prétendre.

Jean-Baptiste Poquelin avait vingt et un ans, ce qui alors n'était pas l'âge de la majorité. On n'était majeur qu'à vingt-cinq ans. La survivance de la charge de tapissier du roi fut donnée par le père à son deuxième fils, également nommé Jean. L'aîné reprit la survivance après la mort de son frère en 1660.

Molière n'a jamais cessé du reste, de se qualifier, à l'occasion, tapissier, valet de chambre du roi, même après la renonciation dont nous venons de parler. Cela se voit dans plusieurs actes et contrats, notamment dans l'acte de baptême du 10 janvier 1650 à Narbonne. Le frère puîné ne fut reçu en survivance qu'en 1657; le père continuant ses fonctions n'avait pas jugé à propos sans doute de donner à cet arrangement de famille la sanction de démarches officielles.

Le projet de fonder un nouveau théâtre à Paris ne se réalisa pas immédiatement après la renonciation du 6 janvier. Nous avons dit déjà que les principaux associés de Molière dans ce projet étaient les Béjart. Le père de ces jeunes gens, Joseph Béjart, décéda au commencement de cette année 1643. Le 10 mars, sa veuve Marie Hervé introduisait une requête devant le lieutenant civil pour demander, en son nom et au nom de ses enfants, à renoncer à la succession de son défunt mari. Marie Hervé, mariée le 6 octobre 1615, avait eu onze ou douze enfants. Il lui en restait cinq vivants à l'époque du décès du père; elle les

nomme dans sa requête Joseph, Madeleine, Geneviève, Louis, et une petite non baptisée. Joseph Béjart avait vingt-six, peut-être vingt-sept ans; Madeleine, née en 1618, vingt-cinq ans. Geneviève Béjart, si l'on s'en rapporte à l'acte de mariage du 19 septembre 1672, n'aurait eu que onze ans, et, si l'on s'en rapporte à l'acte d'inhumation de juillet 1675, que douze ans, à cette date de 1643. Une erreur semble bien probable dans ces deux actes, car à onze ou douze ans, on ne l'aurait point fait figurer parmi les actrices de l'Illustre Théâtre. C'est elle, sans doute, qui était née le 2 juillet 1624 (Voyez Jal, p. 177) et elle avait alors dix-neuf ans. Louis Béjart, baptisé le 4 décembre 1630, avait à peine treize ans. Il est probable que le décès du père de ces jeunes gens retarda de quelques mois la constitution de la troupe.

Le 30 juin, le contrat de société fut passé à Paris. La troupe, avec la présomption de la jeunesse, prenait le nom de l'Illustre Théâtre, l'adjectif illustre étant alors fort à la mode. Cet acte est trop important pour n'être pas donné ici textuellement.

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Contrat de société entre les Comédiens de l'Illustre Theatre.

Furent présents en leurs personnes Denis Beys, Germain Clerin, Jean-Baptiste Poquelin, Joseph Béjart, Nicolas Bonnenfant, Georges Pinel, Magdelaine Béjart, Magdelaine Malingre, Catherine De Surlis et Geneviève Béjart, tous demeurant sçavoir :

Led. Beïs rue de la Perle, pars St-Gervais ;

Led. Clerin rue St-Antoine, paroisse Saint-Paul;
Led. Pocquelin rue de Torigny, pars susdite;

Lesd. Bejart, Magdelaine et Geneviefve Bejart en lad. rue de la Perle en la maison de madame leur mère, pars susd.; Led. Bonnenfant en ladite rue St-Paul;

Led. Pinel, rue Jean-de-Lespine, par St-Jean en Grève; Lad. Magdelaine Malingre, vieille rue du Temple, par St-Jean en Grève;

Et lad. De Surlis, rue de Poictou, par Saint-Nicolas des Champs;

Lesquelz ont faict et accordé volontairement entre eulx les articles qui ensuivent soubz lesquelz ilz s'unissent et se lient

ensemble pour l'exercice de la comédie affin de conservation de leur trouppe soubz le titre de l'Illustre Théâtre; c'est à sçavoir :

Que, pour n'oster la liberté raisonnable à personne d'entre eulx, aucun ne pourra se retirer de la trouppe sans en advertir quatre mois auparavant, comme pareillement la trouppe n'en pourra congedier aucun sans luy en donner advis les quatre mois auparavant.

Item que les pièces nouvelles de théâtre qui viendront à la trouppe seront disposées (1) sans contredit par les autheurs, sans qu'aucun puisse se plaindre du rolle qui lui sera donné; que les pièces qui seront imprimées, si l'auteur n'en dispose, seront disposées par la trouppe mesmes à la pluralité des voix, sy l'on ne s'arreste à l'accord qui en est pour ce faict envers lesd. .Clerin, Pocquelin et Joseph Bejart qui doivent choisir alternatifvement les Héros, sans préjudice de la prerogative que tous les susd. accordent à lad. Magdelaine Bejart de choisir le roolle qui luy plaira.

Item que toutes les choses qui concerneront leur théâtre et les affaires qui surviendront, tant de celles que l'on prévoit que de celles qu'on ne prévoit point, la troupe les décidera à la pluralité des voix sans que personne d'entre eulx y puisse contredire.

Item que ceulx ou celles qui sortiront de la trouppe à l'amiable suivant lad. clause des quatre mois tireront leurs partz contingentes de tous les fraiz, décorations (2) et autres choses généralement quelzconques qui auront esté faictes depuis le jour qu'ilz seront entrez dans ladicte trouppe jusques à leur sortie, selon l'apprétiation de leur valeur presente qui sera faicte par des gens expers dont tous conviendront ensemble.

Item ceulx qui sortiront de la trouppe pour vouloir des choses qu'elle ne voudra, ou que lad. trouppe sera obligée de mettre dehors faulte de faire leur devoir, en ce cas ilz ne pourront prétendre à aucun partage et desdommagement des frais communs.

Item que ceulx ou celles qui sortiront de la trouppe et ma

(1) Le mot disposer était alors le mot technique pour distribuer partager les rôles. Nous avons reproduit ailleurs ces lignes du procèsverbal de l'assemblée des comédiens français à la date du 26 juillet 1693 : M. de Champmeslé a disposé le rôle de Josselin dans la Coupe enchantée à M. de La Thorillière... » Voyez notre édition des Euvres complètes de La Fontaine, tome V, page XXXIV.

(2) Mot difficile à lire.

licieusement ne voudront suivre aucun des articles presens, seront obligez à tous les desdommagemens des fraiz de lad. trouppe et pour cet effet seront ypotecquez leurs equipages et généralement tous et chacuns leurs biens presens et advenir en quelque lieu et en quelque temps qu'ilz puissent estre trouvez.

A l'entretennement duquel article toutes les parties s'obligent comme s'ils estoient majeurs pour la nécessité de la société contractée par tous les articles cy dessus.

Et de plus il a esté accordé entre tous les dessus ditz que, sy aucun d'eux vouloit auparavant qu'ils commenceront à monter leur théâtre se retirer de lad. société, qu'il sera tenu de bailler et payer au proffit des autres de la trouppe la somme de trois mil livres tournois pour les desdommager incontinent et dès qu'il se sera retiré de lad. trouppe, sans que lad. somme puisse estre censée peine comminatoire. Car ainsi a esté accordé entre lesd. parties promettant, obligeant chacun.

Faict et passé à Paris en la présence de noble homme André Mareschal advocat en Parlement, Marie Hervé, veuve de feu Joseph Bejart vivant bourgeois de Paris, mère desd. Bejart et Françoise Lesguillon, femme d'Étienne de Surlis, bourgeois de Paris, père et mère de lad. De Surlis, en la maison de lad. veufve Bejart devant déclarée. L'an mil six cent quarante trois le trent et dernier jour de juin après midy et ont tous signé les présentes subjectes au scel soubs les peines de

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Cet acte est du plus haut intérêt pour la biographie de Molière. Il est aussi du plus haut intérêt pour l'histoire des origines de la Comédie française. La Comédie française fut définitivement fondée, comme elle-même le constate sur son sceau et sur ses affiches, le 25 août 1680 par la jonction des deux troupes de l'hôtel de Bourgogne et de l'hôtel de Guénégaud. L'un de ces affluents, la troupe

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