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L'observation comique, telle qu'elle s'exerce dans Molière, était trop franche et trop rude pour les Français du temps de Louis XV; sa langue même trop mâle et trop simple. Il leur fallait de l'ingénieux et du fin, du compassé et de l'élégant. Ce qui leur convenait le mieux, c'étaient de petits actes musqués, quintessenciés, madrigalisés comme leur en fit Marivaux, Marivaux goûtait peu Molière, qu'il appelait «< un peintre de dessus de portes ».

Cela n'empêcha point que Molière ne conservât de nombreux fidèles parmi tout ce qu'il y avait d'esprits distingués en France et que son œuvre ne fût l'objet d'un travail suivi et considérable. Le commencement du siècle produisit les premiers biographes du poète : Grimarest, Bruzen de Lamartinière. Deux éditions importantes eurent lieu, celle de Joly, en 1734, celle de Bret, en 1773.

Le célèbre acteur tragique Lekain, à l'occasion du centenaire de Molière, en 1773, eut l'idée de rendre un hommage public au grand poète en lui élevant une statue dans le foyer de la nouvelle salle de spectacle qu'on était en train de construire. Une représentation exceptionnelle fut donnée à la Comédie française, le 17 février, et le bénéfice en devait être consacré à ce dessein. Une note des Mémoires de Lekain nous apprend que « la masse la plus pauvre et la plus sensible de la nation reçut l'annonce de la représentation avec le plus grand enthousiasme, mais que les belles dames et les gens du bel air n'y firent pas la moindre attention. Ainsi, ajoute le tragédien, ce bénéfice qui, dans les villes d'Athènes, de Rome et de Londres, aurait suffi pour subvenir à la dépense projetée, ne s'éleva qu'à 3,600 livres ou environ. Il fallut qu'à la honte des riches et des égoïstes, les comédiens complétassent le reste ». Encore ne purent-ils avoir qu'un buste pour le foyer public de leur théâtre. Cela confirme bien. ce que nous venons de dire des dispositions d'esprit d'une partie de la nation à l'égard de Molière.

Une autre manifestation en l'honneur du poète comique fut faite par l'Académie française. Dès 1769, l'éloge de Molière avait été mis au concours par l'Académie qui « le comptant parmi ses maîtres, disait l'abbé de Boismont, alors directeur, le voyait toujours avec une douleur amère omis entre ses membres ». Le prix fut obtenu par Champfort, dont le discours marque dans la suite des appréciations du génie de Molière. Gaillard, La Harpe, Bailly eurent les accessits. Cette joute littéraire ne fut pas sans effet sur l'opinion.

En 1778, l'Académie compléta la réparation en plaçant dans la salle de ses séances le buste de Molière dû au ciseau de Houdon. Au dessous du buste on grava cette inscription proposée par Saurin :

Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

C'était, comme le dit d'Alembert, « une adoption posthume ». Cet acte, qui faisait honneur à la Compagnie, lui attira pourtant plus d'une épigramme. Champfort luimême, dans son éloge, avait dit avec un accent de reproche « Il faut qu'un corps illustre attende cent années pour apprendre à l'Europe que nous ne sommes pas des barbares. >>

Et, en effet, l'Europe nous avait devancé dans l'admiration unanime du poète. La diffusion presque immédiate de son œuvre fut extraordinaire. Dès 1670, à l'époque du voyage diplomatique de la duchesse d'Orléans, Molière, encore vivant, est en possession de divertir l'aristocratie anglaise. Les auteurs comiques de la Grande-Bretagne essaient d'imiter les pièces du poète français. Ils commencent par les transformer en grosses farces très épicées, très cyniques, comme l'exigeait le goût d'un public encore grossier. Mais peu à peu ils en arrivent à des imitations plus tolérables, et c'est à l'inspiration de Molière qu'ils

doivent ce qu'ils produisent de plus remarquable dans la comédie, sans excepter le chef-d'œuvre de Sheridan : The School for scandal. L'édition de Molière publiée à Londres en 1732 est une des premières éditions de luxe du grand écrivain. Chacun des chefs-d'œuvre était dédié à quelque grand seigneur anglais.

Molière pénétra en Allemagne au moins aussi vite qu'en Angleterre. Il fut traduit et imprimé à Francfort dès 1670. Avant la fin du xvire siècle, deux traductions plus complètes parurent, l'une d'elles avec ce titre latin : Histrio gallicus, comico satyricus sine exemplo,... Nuremberg, 1695. L'Allemagne déploya, dans les représentations surtout, le zèle le plus vif pour le poète français. Toutes les écoles dramatiques de Leipzig et de Hambourg mirent toujours Molière au premier rang, comme le modèle qu'il fallait atteindre. Les grands acteurs eurent pour ambition de briller dans les principaux rôles de son théâtre.

L'Italie eut aussi les œuvres de Molière dans sa langue avant la fin du xviie siècle. La remarquable traduction de Nicolas di Castelli (1696-1698), quoique imprimée à Leipzig, était destinée à la péninsule. Molière y fut aussitôt accepté comme un de ces génies supérieurs qu'on ne discute pas. Il régénéra la comédie italienne par Goldoni, son disciple. C'est Goldoni qui le premier porta à la scène la personnalité et l'histoire de Molière, dans la comédie qu'il fit jouer à Turin, en 1751, sous le titre de Il Moliere. Mercier, trente ans plus tard, ne fit qu'imiter Goldoni. « N'est-il pas étrange, disait le critique Geoffroy, qu'un Italien ait rendu le premier cet hommage dramatique à notre Molière? »

Il ne paraît point que Molière ait franchi les Pyrénées aussi promptement que les Alpes. L'Espagne, livrée à une longue décadence, à une sorte d'agonie littéraire, ne songea qu'assez tard à raviver sa veine comique par l'étude de Molière. Moratin, le fils du poète tragique, conçut et proclama le premier la nécessité de mettre la

comédie espagnole à l'école de la comédie française. Il imita d'abord Molière, il le traduisit ensuite. La Ecuela de los Maridos, el Medico à palos, conquéraient en 1812 et 1814 la nation que nos armes n'avaient pu soumettre.

Le génie comique de Molière avait triomphé bien plus tôt dans le Nord. En Hollande, les traductions sont presque contemporaines des premières contrefaçons françaises. Le Danemark fut inféodé à Molière. Lorsque Ludwig Holberg essaya de créer une comédie nationale, c'est Molière qu'il prit pour modèle. Au delà du Sund, sur le théâtre de Stockholm, ce qu'on représentait au dix-huitième, c'était l'École des Maris, le Mariage forcé, le Médecin malgré lui, le Bourgeois gentilhomme.

La Pologne, la Russie, s'ouvraient de même au comique français. Les traducteurs se multipliaient en Pologne pendant le xviie siècle. M. Legrelle en a cité jusqu'à sept. Ivan Kropotov traduisait une partie des œuvres de Molière en russe, en 1767. En moins de cent ans, la renommée de Molière s'était étendue dans tous les pays où brillait quelque lueur de civilisation.

Revenons en France, où la Révolution est en train de s'accomplir. La Révolution, malgré quelques hommages qu'elle lui rendit pendant la première période, ne fut pas favorable à Molière. Jean-Jacques Rousseau lui avait été contraire; l'esprit du philosophe de Genève continuait d'animer ses sectateurs : « Il a manqué à Molière, disait le dramaturge Mercier, que de méditer plus profondément le but moral qui donne un nouveau mérite à l'ouvrage même du génie, et qui, loin de rien dérober à la marche libre de l'écrivain, lui imprime plus de véhémence et d'énergie et lui commande ces impressions majestueuses et bienfaisantes qui agissent sur une nation entière. » Et Mercier, pour joindre l'exemple au précepte, empruntait à Goldoni son Il Moliere, le transformait à sa manière, et faisait parler Molière dans son cabinet comme Mercier parle dans ses préfaces et dans ses drames.

La violence des passions augmentant, on affubla Molière de la carmagnole. Camille Desmoulins disait dans le Vieux Cordelier: « Molière, dans le Misanthrope, a peint en traits sublimes les caractères du républicain et du royaliste. Alceste est un Jacobin, Philinte un Feuillant achevé. » Voici une ingénieuse apologie de Prudhomme dans les Révolutions de Paris : « Obligé, forcé de se taire dans un temps de servitude horrible, la liberté lui sortait par tous les pores. Forcé de louer Louis XIV, il faisait ses prologues mauvais et détestables à plaisir. Il y brisait les règles même de la versification. Les platitudes, les lieux communs les plus vulgaires, il les employait avec une intention marquée, comme pour avertir la postérité du dégoût et de l'horreur qu'il avait pour un travail que lui imposaient les circonstances et la soif de répandre ses talents et sa philosophie. »

Désaugiers père et fils, dans le Médecin malgré lui, arrangé en opéra-comique (1791), introduisaient le Ça ira révolutionnaire.

A la représentation, on corrigeait ses pièces. Au panégyrique de Louis XIV, qui se trouve au dénouement de Tartuffe, les comédiens étaient obligés de substituer ces vers composés par Cailhava :

Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.
Ils sont passés, ces jours d'injustice et de fraude,
Où, doublement perfide, un calomniateur

Ravissait à la fois et la vie et l'honneur.

Celui-ci ne pouvant, au gré de son envie,
Prouver que votre ami trahissait la patrie,

Et vous traiter vous-même criminel d'Etat,

S'est fait connaître à fond pour un franc scélérat :
Le monstre veut vous perdre, et sa coupable audace,
Sous le glaive des lois l'enchaîne à votre place.

Il paraît que quelque sans-culotte s'était livré sur le

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