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de Guénégaud, n'était autre que la troupe formée par Molière, et qui, après la mort de son créateur, avait été forcée d'émigrer du Palais-Royal à la rue des Fossés-deNesle, en face de la rue de Guénégaud (où se trouve aujourd'hui le passage du Pont-Neuf). Or l'origine de cette troupe de Molière ne peut être fixée ni à son installation dans la salle du Palais-Royal, le 20 janvier 1661, ni à son installation dans la salle du Petit-Bourbon, le 3 novembre 1658, ni à la représentation qu'elle avait donnée au Louvre devant le roi, le 24 octobre précédent. Elle arrivait là toute constituée; elle avait une longue existence antérieure, elle jouissait d'une réputation déjà étendue. Il faut donc en poursuivre l'origine au delà, à travers ses pérégrinations provinciales, et en arriver finalement à son véritable point de départ, à l'acte de constitution du 30 juin 1643. C'est l'une des sources d'un grand fleuve, source bien humble, mais aujourd'hui bien constatée et vérifiée.

Pour la biographie de Molière, il fixe le moment où commence réellement la carrière théâtrale du grand comique. Cependant il ressort de l'acte lui-même que ces jeunes gens s'étaient exercés déjà à jouer la comédie. «Les contractants, y est-il dit, s'unissent et se lient ensemble pour l'exercice de la comédie, afin de conservation de leur troupe sous le titre de l'Illustre Théâtre. » La troupe était donc constituée depuis quelque temps et s'était déjà exercée, probablement dans des représentations de société. J.-B. Poquelin s'était distingué parmi eux, puisqu'on lui reconnaît le droit de remplir alternativement avec Germain Clerin et Joseph Béjart, le rôle du héros dans chaque pièce.

Passons rapidement en revue les signataires de ce

contrat.

Denis Beys est considéré généralement comme ne faisant qu'une seule et même personne avec l'auteur de l'Hôpital des fous et de trois ou quatre autres pièces citées dans l'Histoire du Théâtre françois des frères Parfait. Si c'était le même personnage, il devait être le doyen de la troupe; il était né vers 1610 et avait par conséquent environ 33 ans. Dans tous les actes où il figure comme

acteur de l'Illustre Théâtre, il signe Denis Beys ou D. Beys ou Beys. Les frères Parfait nomment Charles Beys, l'auteur en question. Mais les contemporains ne lui donnent pas de prénom, et l'on peut croire que le poète et l'acteur ne sont qu'un. Beys était, à ce qu'il paraît, un bon ivrogne, et c'est le vin qui le tua. Loret, dans sa ettre du 4 octobre 1659, lui fait cette épitaphe :

Beys, qui n'eut jamais vaillant un jacobus,
Courtisa Bacchus et Phœbus,

Et leurs lois voulut toujours suivre.
Bacchus en usa mal, Phœbus en usa bien.
Mais en ce divers sort Beys ne perdit rien :
Si l'un l'a fait mourir, l'autre l'a fait revivre.

Germain Clerin est fort peu connu; il est nommé ailleurs sieur de Villars, probablement un nom de théâtre.

J.-B. Poquelin avait quitté, à ce que l'on voit, la maison paternelle. Son domicile est désigné rue de Thorigny, paroisse Saint-Paul. On a fait remarquer que Madeleine Béjart possédait une petite maison et jardin au cul-de-sac de la rue de Thorigny.

Joseph Béjart avait vingt-six ou vingt-sept ans. Il était l'aîné de Madeleine, qui était née en 1618, et Joseph Béjart, le père, avait épousé Marie Hervé en 1615. Il était déja engagé dans le parti de la comédie et avait fait, diton, une tournée en Languedoc avec sa sœur Madeleine. Geneviève ne faisait probablement qu'aborder la carrière.

Le goût du théâtre s'était développé de bonne heure dans cette famille des Béjart. Le père avait le titre de huissier ordinaire du roi ès eaux et forêts de France, c'est-à-dire qu'il était huissier audiencier à la grande maîtrise des eaux et forêts, qui tenait ses séances à la table de marbre du Palais. Ce ne devait pas être un emploi assez lucratif pour élever une famille aussi nombreuse que celle que lui donna Marie Hervé. M. Soulié croit que cet huissier audiencier, frère d'un procureur du Châtelet, avait fort bien pu faire lui-même en province une tournée avec les deux aînés de ses enfants et monter

même sur le théâtre. Il ne s'explique que comme un nom de théâtre ce nom de sieur de Belleville qui lui est donné dans le contrat de mariage d'Armande Béjart avec Molière. Mais tout cela est trop conjectural. Ce qui est certain et bon à retenir, c'est que les trois Béjart qui sont signataires du contrat du 30 juin formeront, avec J.-B. Poquelin, le noyau solide, le groupe persévérant de la troupe qui aura de si étranges destinées. Continuons notre revue des jeunes artistes de l'Illustre Théâtre.

Nicolas Bonnenfant était un clerc de procureur, qui persista fort peu de temps dans le parti où il s'engageait.

Georges Pinel, maître écrivain, empruntait à Jean Poquelin, le père, au mois de juin 1641 et le 1er août 1643, des sommes de 172 et de 160 livres. On le voit dans un autre acte signer Georges La Couture, un nom de guerre sans doute. La qualité de maître écrivain à Paris qu'il prend dans les actes d'emprunt a fait supposer qu'il était cet ancien maître de pension dont parle Ch. Perrault, que le tapissier aurait envoyé à son fils pour le dissuader d'embrasser la profession de comédien, et que le fils Poquelin aurait au contraire déterminé à s'enrôler avec lui. Mais il y a bien des motifs d'en douter. Il est à noter que le second emprunt de Pinel au tapissier, celui du 1er août, a suivi d'un grand mois son enrôlement dans la compagnie comique. Nous croyons, d'ailleurs, que l'expression de maître écrivain n'a pas le sens de professeur d'écriture, mais celui d'écrivain public ou d'homme faisant des travaux d'écriture. Georges Pinel était marié, car pour l'obligation du 1er août, sa femme, Anne Pernay, souscrit avec lui.

Madeleine, ou comme elle signe, Magdale Malingre, est inconnue.

Catherine de Surlis ou Desurlis, fille aînée d'Estienne de Surlis, commis au greffe du conseil privé du roi, et de Françoise Lesguillon, devait être fort jeune en 1643 (1). C'est pour cela sans doute que sa mère signe avec elle le contrat de constitution de l'Illustre Théâtre. Elle entra plus tard au théâtre du Marais.

(1) Elle avait quinze ou seize ans. Voyez le Moliériste, novembre 1883, p. 241.

Marie Hervé signe l'acte, comme Françoise Lesguillon, non en qualité d'actrice, mais pour corroborer l'engagement de ses enfants, et particulièrement celui de Geneviève.

<< Noble homme André Mareschal advocat en parlement » est sans doute le même bel esprit qu'on trouve désigné ailleurs avec le prénom d'Antoine. Les frères Parfait lui attribuent, outre la Généreuse Allemande, tragi-comédie en deux journées, huit pièces de théâtre : l'Inconstance d'Hylas (1630), La sœur Valeureuse (1633), le Railleur (1636), le Véritable Capitan Matamore (1637), Lisanor ou la cour bergère (1639), le Mausolée (1639), le Jugement équitable de Charles le Hardy, dernier duc de Bourgogne (1644), Papyre ou le dictateur Romain (1645). Ils constatent que dans le privilège de l'Inconstance d'Hylas l'auteur est qualifié « Maistre Antoine Mareschal, avocat en notre cour de Parlement ». Mais M. G. Monval (dans le Moliériste, neuvième année, p. 207) cite un marché authentique passé avec Pierre Rocolet imprimeur et libraire au sujet de la Généreuse Allemande, où l'auteur est appelé maistre André Mareschal, advocat en la cour de Parlement. Il cite encore la « Chrysolite ou le secret des romans, par André Mareschal » Paris, Du Bray, 1627, 2 vol. in-8°. On serait tenté de croire qu'il y eut en même temps à Paris deux Mareschal, tous deux avocats en parlement, tous deux poètes dramatiques, l'un Antoine, l'autre André; mais c'est peu probable. L'initiale A mal interprétée est sans doute la seule cause de cette apparente dualité. Ce qui est certain c'est que la minute de l'acte du trente juin 1643 porte bien en toutes lettres André Mareschal.

Les deux autres signatures sont celles d'hommes de loi. La troupe ainsi constituée, il s'agissait d'avoir une salle pour donner des représentations. Les associés jetèrent les yeux sur un jeu de paume situé au fossé de Nesle (depuis rue Mazarine), appelé, du nom de ses premiers propriétaires, le Jeu de Paume des Mestayers. M. A. Vitu, dans un opuscule sur le Jeu de paume des Mestayers (1883), a établi que ce jeu de paume occupait l'emplacement que représentent aujourd'hui (1891) les nos 10, 12-14 sur la rue Mazarine, les nos 11 et 13 sur la rue de Seine. Par bail du 12 septembre 1643, le maître paumier Noël

Gallois leur loua ce jeu de paume moyennant un loyer annuel de 1,900 livres. C'était alors une grosse somme. Ces jeunes gens ne doutaient de rien. Ils traitèrent de plus avec un maître charpentier, nommé Claude Michault, et un menuisier, nommé Jean Duplessis, pour faire construire les loges et galeries et transformer enfin le jeu de paume en salle de spectacle.

Par acte du 31 octobre, quatre « maîtres joueurs d'instruments >>> furent engagés pour former l'orchestre, moyennant vingt sous par jour chacun pendant trois ans.

Puis, la salle ne pouvant être prête que vers la fin de l'année, les nouveaux comédiens partirent pour Rouen. La première chose qu'ils font en arrivant dans cette ville, c'est de signer, par-devant maître Cavé, notaire à Rouen, un acte de procuration donnant tout pouvoir à un mandataire non nommé de contraindre par toutes voies Noël Gallois, maître du jeu de paume du Mettayer ou des Mestayers, Michault, charpentier, et Duplessis, menuisier, à activer les travaux de la salle de Paris, afin qu'elle soit prête à leur retour. Cet acte est signé par les dix signataires du contrat du 30 juin, plus une nouvelle recrue qui signe Chaterine ou Catherine Bourgeois. Il porte la date du 3 novembre 1643.

La foire du Pardon ou de Saint-Romain s'ouvre le 23 octobre et se continue par delà la fête de la Toussaint. Les jeunes acteurs auraient donc établi leurs tréteaux à Rouen vers la fin de cette foire renommée. On manque d'autres renseignements sur leur séjour dans cette ville, où la présence de Corneille, alors dans toute sa gloire, devait les attirer. Le Menteur avait paru l'année précédente; ce fait a mis aux champs l'imagination des érudits trop prompts aux conjectures. M. Ed. Fournier, dans son Corneille à la butte Saint-Roch, fait jouer le rôle de Dorante par Molière à Rouen; et d'autres après lui ont été plus affirmatifs encore sur ce point.

Des critiques plus anciens avaient déjà insisté sur l'impression que le Menteur dut produire sur le jeune Molière. Il est impossible, dit Voltaire, que Molière ait vu cette pièce sans voir tout d'un coup la prodigieuse supériorité que ce genre a sur tous les autres et sans s'y livrer entièrement. »

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