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le sujet de sa première tragédie. Quand Racine dit, dans la préface de sa Thébaïde : « Quelques vers que j'avois faits tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d'esprit; ils m'excitèrent à faire une tragédie et me proposèrent le sujet de la Thébaïde. » Ces quelques personnes d'esprit, ce serait Molière tout simplement. Grimarest raconte l'anecdote dans sa Vie de Molière, en 1705. La Grange-Chancel la confirme dans la préface de ses œuvres (1735), avec d'autant plus d'assurance que le temps s'éloigne davantage. « J'ai ouï dire à des amis particuliers de M. Racine, que lorsqu'il fit sa Thébaïde, dont Molière lui avoit donné le plan, etc. » Voltaire surenchérit là-dessus dans sa Vie de Molière. Il fournit de sa propre imagination un prêt de cent louis de Molière à Racine. Ainsi croissent les légendes, un trait s'ajoutant à l'autre.

Les lettres de Racine à l'abbé Le Vasseur démolissent cette légende. On y voit que Racine destinait d'abord sa tragédie, non pas à la troupe de Molière mais à celle de l'hôtel de Bourgogne; qu'elle fut même promise sur les affiches de celle-ci (lettre de décembre 1663), mais seulement après trois autres pièces. Le jeune auteur impatient porta sa pièce à Molière, qui la joua le 20 juin 1664. Il fit cette première fois faux bond à l'hôtel de Bourgogne comme deux ans plus tard il faussa compagnie à Molière. Il est évident que le poète ne croyait avoir envers l'un ou l'autre de ces théâtres aucun engagement particulier, aucune dette personnelle.

Que Molière ait fait représenter une tragédie à Bordeaux en 1646, c'est tout à fait invraisemblable. La troupe fit peut-être, il est vrai, d'autres séjours en cette ville, pendant les trois ou quatre années qui suivirent; mais l'anecdote de Molière poète tragique reste à l'état d'hypothèse pure; rien n'est venu la confirmer jusqu'ici.

On voit que l'année 1646 ne nous offre que des indications assez vagues.

En 1647, les renseignements deviennent un peu plus positifs. M. Jules Rolland, dans son Histoire littéraire d'Albi, a publié des documents dignes d'attention. Le premier de ces documents est une lettre adressée aux

consuls d'Albi par le comte de Breteuil, intendant de la province du Languedoc. Voici cette lettre :

« Messieurs, estant arrivé en votre ville (1), j'ay trouvé la troupe des comédiens de M. le duc d'Épernon, qui m'ont dit que vostre ville les avoit mandés pour donner la comédie pendant que M. le comte d'Aubijoux y a demeuré, ce qu'ils ont fait sans qu'on leur ait tenu la promesse qu'on leur avoit faite, qui est qu'on leur avoit promis une somme de six cents livres et le port et la conduite de leurs bagages. Cette troupe est remplie de fort honnêtes gens et de très bons artistes qui méritent d'être récompensés de leurs peines. Ils ont cru qu'à ma considération ils pourroient obtenir vostre grâce et que vous leur ferez donner satisfaction. C'est de quoy je vous prie, et de faire en sorte qu'ils puissent être payés. Je vous en aurai obligation en mon particulier après avoir assuré que je suis, messieurs, votre bien affectionné serviteur.

« DE BRETEUIL. >>

Carcassonne, neuvième octobre 1647. »

Quels étaient ces comédiens de M. le duc d'Épernon en faveur de qui le comte de Breteuil use de si pressantes recommandations? Un autre document va nous les faire connaître c'est un extrait du Compte des frais de l'entrée de monseigneur le comte d'Aubijoux, lieutenant général pour le roy en la province du Languedoc, extrait ainsi conçu :

« La troupe des comédiens de Mgr le duc d'Épernon estant venue exprès de la ville de Tholoze en cette ville (Albi) avec leurs ardes et demeurée pendant le séjour de Mgr le comte, il leur fust accordé pour le dédommagement la somme de 500 livres payées et avancées par la susdite ville d'Alby, résultant par la quittance concédée par sieurs Charles Du Fresne, René Berthelot et Pierre Rebelhon, retenue par M. Bernard Bruel, notaire, le 24 octobre dudit an 1647. »

Ainsi l'intervention de l'intendant de la province du (1) Carcassonne, voyez la souscription.

Languedoc avait été immédiatement efficace : les consuls d'Albi s'étaient contentés de réduire d'une centaine de livres la somme réclamée par les comédiens.

Les noms des acteurs qui ont signé la quittance du 24 octobre 1646 vont nous devenir bientôt familiers. René Berthelot, c'est Duparc, le futur Gros-René. C'est ici, croyons-nous, qu'il apparaît pour la première fois. Charles Dufresne et Pierre Rebelhon (lisez Réveillon) avaient déjà fait partie, à Lyon, en 1643, d'une même troupe comique. qui comptait aussi parmi ses membres le poète Nicolas Desfontaines, celui qui s'était agrégé à l'Illustre Théâtre en 1644. S'ils étaient devenus « comédiens du duc d'Épernon », ce ne pouvait être que par suite de la protection accordée à Madeleine Béjart, et parce qu'ils s'étaient associés aux Béjart et. à Molière.

« Mais cela n'est pas sûr, objecte M. Brunetière; peutêtre leur réunion n'eut-elle lieu que l'année suivante. » Nous verrons tout à l'heure que l'année suivante Dufresne. Berthelot, Réveillon, Molière, Madeleine Béjart, constituent une même troupe; nous verrons encore que cette troupe est bien celle de Son Altesse d'Epernon, l'une des deux troupes provinciales qui passaient pour les plus complètes, et que Scarron cite au commencement de son Roman. Cet ensemble de faits connus : la protection accordée à une actrice qui peut bien être la Béjart, le titre porté par la troupe en passage à Albi, l'association indubitable de ces acteurs à une année de là, tout cela, sans produire la certitude, s'enchaîne assez bien et prend ainsi quelque consistance et quelque valeur. Voici donc ce que nous croyons apercevoir : Madeleine Béjart forte de l'appui trouvé auprès du gouverneur de la Guyenne en 1646, aurait, au printemps de 1647, époque où les troupes provinciales se reformaient à Paris, renforcé sa compagnie de ces artistes déjà habitués au train de la comédie errante. Dufresne, qui va prendre dans la troupe le rôle de directeur ou tout au moins de régisseur, était d'Argentan. « Il appartenait, dit M. Henri Chardon, à la famille des Dufresne, peintres d'Argentan, dont on retrouve encore aujourd'hui des tableaux dans les églises du Maine. >> Madeleine du Freigne qu'il avait mariée à Lyon en 1643,

à François de La Cour, était sans doute sa fille (1). Il avait donc un certain âge.

La pièce de comptabilité que nous venons de reproduire nous donne trois stations des comédiens. Ils étaient à Toulouse vers le mois de juillet. C'est probablement alors que Molière y aurait connu le vieux poète Goudouly, et non, comme on le prétend, en mai 1649, Pierre Goudouly étant à cette dernière date retiré au cloître des Carmes, et proche de sa fin; il mourut quatre mois après (2). Leur séjour à Albi se place en août et en septembre. Enfin on voit, par la lettre du comte de Breteuil, qu'ils étaient au commencement d'octobre à Carcassonne.

Au printemps de l'année suivante, 1648, la troupe est en Bretagne et en Vendée. On lit sur les registres de l'Hôtel-de-Ville de Nantes les actes suivants :

« Du jeudi 23 jour d'apvril mil six cent quarantehuit... Ce jour est venu au Bureau le Sr Morlierre, l'un des comédiens de la trouppe du Sr Dufresne, qui a remonstré que le reste de lad. trouppe doit arriver ced. jour en ceste ville et a supplyé tres-heumblement Messieurs leur permettre de monter sur le téatre pour représenter leurs commédyes.

« Sur quoy, de l'advys commun du Bureau, a esté arresté que la trouppe desd. comédiens tardera de monter sur le téâtre jusques à dimanche prochain, auquel jour il sera advizé ce qui sera trouvé à propos. »

<< Du dimanche 26e jour d'apvril 1648... De l'advis commun du Bureau... deffances sont faictes aux comédiens de commancer à monter sur le téâtre jusques à ce qu'on aye nouvelles de sa reconvalescence. » (Il s'agit de la convalescence du maréchal de la Meilleraye.)

« Du dimanche, 17e jour de may 1648... Ce jour a été mandé et faict entrer au Bureau Dufresne commédien, auquel a esté par Messieurs déclaré qu'ils entendent prendre la pièce qui doibt estre demain représentée, pour Î'hospital de ceste ville, ainsi qu'il a esté pratiqué cy devant aux autres troupes de comédiens. De quoy le dict (1) Brouchoud, document VIII.

(2) Le Moliériste, 1re année, p. 17.

Dufresne est demeuré d'accord. Et au moyen de quoy a esté arresté qu'il sera mis ordre à ce que l'argent soit reçu à la porte du jeu de paulme par personnes que l'on commettra pour cet effaict. »

« Le sieur Morlierre, l'un des comédiens de la troupe du sieur Dufresne », n'est autre que J.-B. Poquelin, dont le nom de théâtre a été défiguré, comme cela n'arrivait que trop souvent, par le greffier du bureau de la ville de Nantes. Un autre acte achève de dissiper tout ce qui pouvait subsister de doutes à cet égard : le dix-huit mai, en la paroisse Saint-Léonard de cette ville, fut baptisée une fille de Pierre Réveillon, le même acteur qu'un autre greffier avait appelé Pierre Rebelhon dans l'extrait des comptes de la ville d'Albi, l'année précédente. Les témoins sont Dufresne, Duparc (René Berthelot), Marie Hervé et sa fille, Madeleine Béjart.

Le texte du registre de l'hôtel de ville donnerait à croire que Dufresne était le chef de la troupe, puisque Molière est désigné comme un de ses comédiens. Mais il est très probable que les chefs réels de la compagnie étaient toujours Molière et les Béjart, surtout Madeleine. Dufresne fut chargé sans doute de se mettre en avant dans les démarches auprès des autorités municipales, étant plus âgé et plus expérimenté.

L'acte de naissance du 18 mai montre que Marie Hervé accompagnait ses enfants dans leurs pérégrinations. Il est bien possible que Louis Béjart, celui qu'on surnommera l'Éguisé, fût venu se joindre au reste de la famille; il avait alors dix-huit ans. Avec ce dernier et sa mère, nous aurions neuf personnages de cette compagnie, c'està-dire bien près de la compagnie entière, car ces troupes de campagne ne comptaient guère qu'une dizaine d'artistes tout au plus.

Les représentations, inaugurées à Nantes le 17 mai, n'eurent pas beaucoup de succès. Les historiens de Nantes racontent que la malheureuse troupe eut de la peine à soutenir la concurrence d'un Vénitien nommé Segale, qui fut autorisé, le 24 mai, à organiser « jeux de marionnettes et représentations à machines ».

Leur séjour à Nantes paraît avoir été assez court. Au

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