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Molière récitait habituellement les vers des Rotrou, des Corneille :

Il

Et souvent leur style m'excite

A donner à ma muse un glorieux emploi.

Ꭹ a ici une allusion assez claire au récit de la Nuit, par lequel débutait le ballet:

Après que ses faits pleins de gloire

T'ont rendu le témoin d'une illustre victoire,
Dont l'orgueil de l'Espagne a poussé des soupirs.

Les faits pleins de gloire du prince de Conti, c'était la première campagne de Catalogne, qui avait eu lieu en 1654, et l'illustre victoire dont l'orgueil de l'Espagne avait poussé des soupirs, c'était la prise de Puycerda (21 octobre), qui avait terminé honorablement cette campagne. Il est donc très probable que Molière est l'auteur de ce premier récit. Mais, quant au reste de l'ouvrage, on doit supposer qu'il est de plusieurs mains. On ne peut soupçonner Molière d'avoir écrit ces quelques vers qui le concernent, et qui proclament que tout ce qui n'a pas d'éloquence est incompatible avec lui. Presque tous les vers de ce ballet sont d'ailleurs trop mauvais pour être du poète qui avait déjà écrit l'Étourdi.

La session de Montpellier fut très fructueuse pour la troupe. Madeleine Béjart (est-ce en son propre nom? estce comme caissière de la société ?) place le 18 février une somme de trois mille deux cents livres.

Le 18 février 1655, Antoine Baratier, conseiller du roi, receveur des tailles en l'élection de Montélimart, reconnaît, par une obligation passée devant le « notaire delphinal héréditaire de Montélimart », devoir à Madeleine Béjart la somme de trois mille deux cents livres « pour les causes et à payer au terme y déclarés ». Le 22 du même mois, noble homme Julien Meindre, sieur de Rochesauve, habitant de Brioude, en Auvergne (1), cautionne, par-de

(1) On l'a déjà vu figurer dans l'acte de baptême du 10 janvier 1650,

à Narbonne.

vant un notaire de Montpellier, le receveur de Montélimart pour son obligation « envers ladite damoiselle Béjart ».

Le 1er avril, elle fit à la province du Languedoc un prêt de dix mille livres. Notez que, si l'on veut avoir la valeur actuelle de ces sommes, il faut les multiplier par cinq.

De quelques indications recueillies par Emmanuel Raymond (M. Galibert) (1), on peut conclure qu'une somme de cinq mille livres fut assignée par le prince de Conti à ses comédiens pour leur service pendant cette session de 1654-1655. C'est bien probable, puisque nous avons vu qu'une allocation de 4,000 livres leur fut accordée pour la session de 1650-1651 à Pézenas, puisque nous allons voir qu'une allocation de 6,000 livres leur sera attribuée pour la session de 1655-1656 tenue également à Pézenas. Il a été établi encore, par l'extrait des comptes du trésorier de la bourse de Languedoc, pour la session de 1650-1651, publié par M. de La Pijardière, que ces allocations aux comédiens étaient ordinairement comprises dans l'état général des dépenses de l'étape. Mais il semble qu'il s'éleva cette fois des difficultés pour le paiement et que la somme allouée aux comédiens fut difficile à recouvrer et peut-être ne le fut jamais intégralement.

Joseph Béjart publia un « Recueil des titres, qualités, blasons et armes des seigneurs barons des états généraux de Languedoc, tenus par S. A. R. Mgr le prince de Conti, en la ville de Montpellier, l'année 1654 ». L'ouvrage, imprimé in-folio à Lyon par Jassermé, dut coûter assez cher à son auteur. Dans la dédicace de la deuxième partie de l'ouvrage qui parut l'année suivante, Béjart put se vanter d'avoir obtenu les encouragements et l'approbation du prince, qui s'était diverti à lire ce livre pendant les entr'actes de la comédie.

La troupe de Molière partit de Montpellier peu après la la clôture des états. Elle est à Lyon à la fin d'avril 1655. Un acte de mariage entre deux comédiens nommés FoulleMartin et Anne Reynis, le 29 de ce mois, est donné par M. Brouchoud en fac-similé (2). Les deux époux y sont

(1) Histoire des pėrėgrinations de Molière dans le Languedoc, 1858. (2) Document V.

dits comédiens de la troupe de M. le prince de Conti. Les témoins signataires sont : Pierre Réveillon, Charles Dufresne, J.-B. Poquelin, Joseph Béjart, René Berthelot.

C'est ici, après leur retour à Lyon, qu'il faudrait placer la représentation de l'Étourdi, si l'on adoptait la date consignée par La Grange dans son registre. Mais, outre qu'il serait étonnant que Molière n'eût pas profité de son séjour auprès du prince pour faire jouer sa première œuvre devant lui et devant toute la noblesse de la province, il y a encore une présomption toute défavorable à cette date, que l'on tire du silence de Charles Coypeau Dassoucy, qui arriva à Lyon à peu de temps de là. Il serait vraiment extraordinaire, si Molière venait de remporter cette grande victoire de l'Étourdi, que l'empereur du burlesque (c'est le nom que Dassoucy se donnait volontiers) n'en eût pas dit un mot dans le récit de ses aventures.

Nous avons vu que Dassoucy était en relations avec Molière, et nous avons reproduit une lettre qu'il lui écrivait trois ans avant l'époque où nous sommes. Sa fortune errante le conduisit à Lyon au commencement de l'été de 1656.

« Ce qui me charma le plus (en arrivant à Lyon), ditil (1), ce fut la rencontre de Molière et de MM. les Béjart. Comme la comédie a des charmes, je ne pus quitter de sitôt ces charmants amis je demeurai trois mois à Lyon parmi les jeux, les comédiens et les festins, quoique j'eusse mieux fait de ne m'y pas arrêter un jour, car, au milieu de tant de caresses, je ne laissai pas d'y essuyer de mauvaises rencontres... Ayant ouï dire qu'il y avoit à Avignon une excellente voix de dessus, dont je pourrois facilement disposer, je m'embarquai avec Molière sur le Rhône, qui mène en Avignon, où, comme un joueur ne sauroit vivre sans cartes non plus qu'un matelot sans tabac, la première chose que je fis, ce fut d'aller à l'académie (à la maison de jeu). J'avois déjà ouï parler du mérite de ce lieu et de la capacité de plusieurs galants homme qui divertissoient les bienheureux passants qui aimoient à jouer à trois dés. »

(1) Aventures de Dassoucy, t. Ier, p. 309.

Dassoucy resta un mois à Avignon. Il y fut dépouillé de tout son argent, de sa bague et de son manteau, et demeura à peine mieux vêtu que notre premier père Adam lorsqu'il sortit du paradis terrestre. « Mais, ajoutet-il, comme un homme n'est jamais pauvre tant qu'il a des amis, ayant Molière pour estimateur et toute la maison des Béjart pour amie, je me vis plus riche et plus content que jamais : car ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m'assister comme ami elles me voulurent traiter comme parent. Étant commandés pour aller aux états, ils me menèrent avec eux à Pézenas, où je ne saurois dire combien de grâces je reçus ensuite de toute la maison. On dit que le meilleur frère est las, au bout d'un mois, de donner à manger à son frère; mais ceux-ci, plus généreux que tous les frères qu'on puisse avoir, ne se lassèrent point de me voir à leur table tout un hiver; et je peux dire Qu'en cette douce compagnie Que je repaissois d'harmonie, Au milieu de sept ou huit plats, Exempt de soin et d'embarras, Je passois doucement la vie. Jamais plus gueux ne fut plus gras; Et, quoi qu'on chante et quoi qu'on die

De ces beaux messieurs des états,

Qui tous les jours ont six ducats,
La musique et la comédie,

A cette table bien garnie,
Parmi les plus friands muscats,
C'est moi qui soufflois la rôtie,
Et qui buvois plus d'hypocras.

« En effet, quoique je fusse chez eux, je pouvois bien. dire que j'étois chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de franchise ni tant d'honnêteté que parmi ces genslà, bien dignes de représenter réellement dans le monde les personnages des princes qu'ils représentent tous les jours sur le théâtre. Après donc avoir passé six bons mois, dans cette Cocagne, et avoir reçu de M. le prince de Conti, de Guilleragues (1) et de plusieurs personnes de

(1) Nommé secrétaire des commandements du prince de Conti après la mort de J.-F. Sarrasin.

cette cour des présents considérables, je commençai à regarder du côté des monts; mais, comme il me fâchoit fort de retourner en Piémont sans y amener encore un page de musique, et que je me trouvois tout porté dans la province de France qui produit les plus belles voix aussi bien que les plus beaux fruits, je résolus de faire encore une tentative; et, pour cet effet, comme la comédie avoit assez d'appas pour s'accommoder à mon désir, je suivis Molière à Narbonne. >>

Mais revenons un peu en arrière. Molière et ses compagnons arrivèrent à Pézenas au commencement de novembre. Remontons le cours du temps: un mois passé à Avignon nous ramène à la fin de septembre; trois mois à Lyon, à la fin de juin. On peut bien mettre une quinzaine de jours pour les voyages. Ce serait donc vers la mi-juin que Dassoucy aurait rejoint à Lyon les comédiens, qui y étaient arrivés à la fin d'avril. Cela laisse un intervalle de six semaines si l'on veut que l'Étourdi ait été représenté avant la rencontre. La pièce eût été bien nouvelle, et, comme nous l'avons dit, on a peine à croire que le voyageur n'en eût fait aucune mention. A plus forte raison si cette première représentation mémorable avait eu lieu en sa présence.

Un extrait des procès-verbaux de la session des États de 1655-1656, publié par M. Galifert et cité par M. J. Loiseleur, établit la présence des comédiens à l'hôtel d'Alfonce, où résidait le prince, à la date du 2 novembre; voici cet extrait : « Messieurs les Evesques de Beziers, Uzès et de Saint-Pons, en rochet et camail, Messieurs les Barons de Castries, de Villeneuve et de Lanta, les sieurs vicaires généraux de Narbonne et de Mende, envoyés du comte d'Allais, et de Polignac, et autres députés de la part de ceste assemblée pour saluer Monseigneur le prince de Conty, ont rapporté qu'estant entrés dans la cour du logis de Monsieur d'Alfonce où ledit seigneur loge, ils y auroient trouvé les gardes de Son Altesse en aye (en haie), les officiers à leur teste, et Monseigneur le prince de Conty les attendant à la porte du vestibule quy regarde ladite cour, lequel, après avoir laissé passer les trois ordres, seroit venu à eux et leur auroit dit qu'il estoit forcé de les

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