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GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

1892

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PRÉFACE

La France possède dans Molière un génie spécial et unique qu'elle doit considérer comme sa plus grande gloire littéraire, et qu'elle peut opposer sans crainte aux plus éminents poètes des autres nations. Molière est l'auteur comique par excellence : la comédie reste personnifiée et incarnée en lui. Il apparaît comme le chef et le maître dans cet art immortel qu'inaugura la Thalie antique; il domine toute la longue tradition qui l'a précédé et tout ce qui l'a suivi. Il conduit le chœur des grands hommes de cette lignée. Il est digne de leur donner des lois. C'est ce qu'on exprimait autrement lorsqu'on disait jadis : « Le seul dépouillement des pièces de ce docte écrivain, bien examinées, suffit à compléter la poétique de son art. »

Molière est le plus légitime représentant de cet art de la comédie, non seulement par la perfection et la variété de ses œuvres, mais encore par le caractère tout particulier de sa physionomie et par la tournure originale de son existence. Il est né à une heure excellente, quand toutes les expériences étaient faites, quand la préparation était achevée. Il a vécu dans l'état social le plus favorable lorsque, les vieilles mœurs persistaient encore et conservaient aux traits de chaque individu un relief

énergique, et lorsque en même temps le foyer central, Paris et la cour, formait à l'élégance et au bon goût l'élite de la nation. Jeune, il a été saisi par l'inspiration : << toute son étude et son application ne furent que pour le théâtre », disent ses camarades La Grange et Vinot. Entraîné par la vocation la plus franche et la plus décidée il a commencé par subir un long et dur apprentissage. Lorsqu'il a été pour ainsi dire armé de toutes pièces, il a exercé dans toute son étendue cette fonction de l'auteur comique, la plus militante de la littérature; il a combattu avec une adresse, une vigueur et une vaillance incomparables ce spirituel et dangereux combat; et il est mort sur la brèche. Aussi n'est-ce pas seulement un grand écrivain, c'est un type, et sa vie est en quelque sorte le mythe de la comédie.

Voici un peu plus de deux cents ans que Molière est entré dans la postérité. Depuis deux siècles on réimprime, on juge, on critique ses œuvres; on retrace sa vie, on joue ses pièces sur le théâtre. Comment s'est comporté à son égard le goût du public et l'opinion des lettrés, c'est ce que nous voulons faire connaître par un aperçu rapide.

Molière a été de son vivant apprécié à sa juste valeur. Toute la fin du xvIIe siècle lui est encore favorable. Ses camarades survivent et entretiennent pour ses chefsd'œuvre le feu sacré. Mais peu à peu les compagnons, les disciples s'en vont à leur tour. Il semble que le sens de son théâtre se perde avec eux. L'interprétation faiblit. Louis XIV ne peut, en 1700, assister jusqu'au bout à une représentation de l'Avare. A la fin de sa vie, son goût pour Molière s'étant réveillé, à ce que raconte Dangeau, il se faisait représenter pour lui seul quelques-unes des pièces de son ancien protégé; il les faisait apprendre par les gens de sa musique qui lui servaient d'acteurs, et lui

même les stylait, leur donnait la vraie expression du rôle; le grand roi ne dédaignait pas d'être le metteur en scène du grand comique. (Molière et Louis XIV, par M. Larroumet, Revue des Deux-Mondes, 15 septembre 1886.) Pendant ce temps là, il y avait, au contraire, dans le public français comme un moment de fatigue. Les pièces de Molière n'attirent plus un auditoire aussi nombreux; les recettes, quand on les joue, se tiennent le plus souvent à un niveau assez modeste. Voltaire constaté formellement cette tiédeur relative et cherche à l'expliquer : <«< On demande, dit-il, pourquoi Molière ayant autant de réputation que Racine, le spectacle cependant est désert quand on joue ses comédies, et qu'il ne va presque personne à ce même Tartuffe qui attirait autrefois tout Paris, tandis qu'on court encore avec empressement aux tragédies de Racine, lorsqu'elles sont bien représentées ? C'est que la peinture de nos passions nous touche encore davantage que le portrait de nos ridicules; c'est que l'esprit se lasse des plaisanteries et que le cœur est inépuisable. L'oreille est aussi plus flattée de l'harmonie des beaux vers tragiques et de la magie étonnante du style de Racine qu'elle ne peut l'être du langage propre à la comédie. Ce langage peut plaire, mais il ne peut jamais émouvoir, et l'on ne vient au spectacle que pour être ému. »>

Il en fut ainsi pendant la plus grande partie du XVIe siècle, au moins dans les classes supérieures de la nation. Sans contredit, la prédilection qu'elles manifestaient pour la tragédie contribua à faire délaisser à demi le genre comique et celui qui en était le principal représentant. Mais cette raison que donne Voltaire du demiabandon où tomba l'œuvre de Molière sur notre théâtre n'est pas la seule. Il en est, à notre avis, une autre cause, c'est l'esprit qui régnait alors en France, esprit de mots, esprit maniéré, esprit où, comme La Bruyère le disait des précieuses de l'hôtel de Rambouillet, « l'imagination avait trop de part ».

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