Action de la France auprès des Puissances par M. Drouyn de Lhuys à M. de Lacour, notre ministre à Constantinople; ceux qui se rapporteront à la dépêche adressée le 23 mars à M. le Comte Walewski, ambassadeur de France à Londres, reconnaîtront que jamais les événements n'ont été prévus et les situations politiques définies avec plus d'intelligence et de vérité. Le Gouvernement Français faisait surtout comprendre à l'Angleterre la nécessité d'être unis dans une question d'où dépendait l'avenir du monde; en même temps il agissait Européennes. auprès de l'Autriche et de la Prusse pour les convaincre que leurs intérêts leur commandaient de s'opposer par tous les moyens possibles au démembrement de la Turquie; il appelait enfin toutes les Puissances sur le terrain du traité du 13 juillet 1841 qui les avait solidarisées au point de vue de l'indépendance et de l'intégrité de l'Empire Ottoman. Efforts de la Russie. Il n'y avait qu'un seul sentiment en Europe parmi les Gouvernements et parmi les peuples pour blâmer la conduite de la Russie. Mais l'Angleterre hésitait, peut-être parce qu'elle ne croyait pas à l'imminence d'un grand danger, peut-être parce qu'elle se sentait un peu liée à la Russie par les communications et les ouvertures dont nous venons de parler. L'Autriche hésitait, parce qu'elle n'osait pas se séparer violemment et ouvertement de son ancienne amie et alliée. La Prusse hésitait bien davantage, par suite de ses liens de parenté avec le Czar. Toutes firent cependant parvenir à Saint-Pétersbourg des représentations sur les dangers que présentait la mission du Prince Menschikoff. La France seule fit partir son escadre, mesure énergique qui traça la voie et détermina la marche des événements. Empêcher l'alliance de la France et de l'Angleterre était la grande préoccupation de la Chancellerie Russe; mais elle vit bientôt que la communauté des intérêts, plus puissante que toutes les considérations personnelles, entraînerait irrésistiblement les deux États dans une même politique. Le Gouver nement du Czar sonda alors le terrain pour voir si des manœuvres analogues à celles qui avaient été mises en jeu vis-à-vis de l'Angleterre, pourraient réussir auprès du Gouvernemen Français. On laissa entrevoir de magnifiques perspectives à l'ambition que l'on supposait à Napoléon III. Erreur profonde! l'Empereur des Français n'avait qu'une ambition, celle de mettre partout en pratique, en Europe comme en France, cette belle maxime qui a été le premier mot de son règne et qui est le signe élevé de sa politique : « L'Empire, c'est la paix. » Anglaise L'Angleterre ne tarda pas à comprendre combien la politi- La fotte que de la Cour de Paris était loyale, prévoyante et conservatrice. Dès le mois de juin 1853, le Cabinet Britannique envoya sa flotte à Bésika à côté de celle de la France. Ces mesures de précaution furent bientôt justifiées par l'événement; le 3 juillet, l'armée Russe passa le Pruth, occupa les Principautés Danubiennes et envahit ainsi le territoire Ottoman. La Turquie se prépara à la lutte; la diplomatie se prépara à la conciliation. Le traité de 1841, en solidarisant en quelque sorte les Puissances signataires, suscitait naturellement la pensée d'une réunion de ces Puissances; c'est de cette pensée que sortit la première Conférence de Vienne. On sait sur quelle base cette Conférence opéra. L'Empereur Napoléon, désireux de détourner l'orage qui grondait sur l'Europe, avait fait remettre au Czar Nicolas, avec l'assentiment de l'Angleterre, une note qui conciliait loyalement les demandes formulées par la Russie avec les concessions déjà faites au Prince Menschikoff par le Cabinet Ottoman. La note fut acceptée par la Russie, et transmise ensuite à la Porte par l'intermédiaire de l'Autriche. C'est après cette double démarche que la Conférence de Vienne, se croyant assurée du succès, se constitua le 24 juillet pour formuler ellemême une note collective, presque entièrement calquée sur le projet du Gouvernement Français. part pour Besika. Invasion du territoire Ottoman. La Conférence de Vienne. Note du 24 juillet. Voici la partie importante de cette dernière pièce : « Sa Majesté le Sultan n'ayant rien de plus à cœur que de rétablir entre Elle et Sa Majesté l'Empereur de Russie les relations de bon voisinage et de parfaite entente qui ont été malheureusement altérées par de récentes et pénibles complications, a pris soigneusement à tâche de rechercher les moyens d'effacer les traces de ces différends, et un iradé suprême en date de..... lui ayant fait connaître la décision impériale, Elle se félicite de pouvoir la communiquer à Son Excellence le Comte de Nesselrode. >> Si à toute époque les Empereurs de Russie ont témoigné leur active sollicitude pour le maintien des immunités et priviléges de l'Eglise orthodoxe Grecque dans l'Empire Ottoman, les Sultans ne se sont jamais refusés à les consacrer de nouveau par des actes solennels qui attestent leur ancienne et constante bienveillance à l'égard de leurs sujets chrétiens. » Sa Majesté le Sultan Abdul-Medjid, aujourd'hui régnant, animée des mêmes dispositions et voulant donner à Sa Majesté l'Empereur de Russie un témoignage personnel de son amitié la plus sincère, n'a écouté que sa confiance infinie dans les qualités éminentes de son auguste ami et allié et a daigné prendre en sérieuse considération les représentations dont Son Excellence M. le Prince Menschikoff s'est rendu l'organe auprès de la Sublime Porte. » Le soussigné a reçu l'ordre, en conséquence, de déclarer par la présente que le Gouvernement de Sa Majesté le Sultan restera fidèle à la lettre et à l'esprit des stipulations du traité de Kaïnardji et Andrinople, relatives à la protection du culte chrétien, et que Sa Majesté regarde qu'il est de son honneur de faire observer à tout jamais et de préserver de toute atteinte, soit présentement, soit dans l'avenir, la jouissance des priviléges spirituels qui ont été accordés par les augustes aïeux de Sa Majesté à l'Eglise orthodoxe d'Orient, et qui sont maintenus et confirmés par Elle, et en outre de faire participer, dans un esprit de haute équité, le rit grec aux avantages concédés aux autres rites chrétiens par conventions ou dispositions particulières. » Mais la Turquie sentait mieux que les autres Puissances les Objections de la Turquie. points par où elle pouvait être blessée. Reschid-Pacha fit, au nom de la Porte, les plus sérieuses objections à la note de Vienne. Disons-le franchement la France et l'Angleterre avaient un si profond désir d'éviter les hostilités, qu'elles montrèrent d'abord un mécontentement visible du refus de la Turquie. La Conférence de Vienne alla même plus loin; elle considéra comme non avenues les observations de Reschid-Pacha; le 31 juillet, elle adopta définitivement la note en question et la transmit officiellement aux Cours de Saint-Pétersbourg et de Constantinople. La Russie s'empressa d'y adhérer. La Turquie persista dans son opposition. Le Cabinet Ottoman proposa des modifications importantes, qui avaient été votées à l'unanimité dans un grand Conseil tenu à Constantinople. Cette résistance donnait à la Russie tous les avantages de la situation, et même jusqu'à un certain point le concours de l'Europe. Mais la passion aveugle les plus habiles. La Chancellerie Russe eut l'imprudence de commenter les modifications proposées par la Porte, et ce commentaire établit d'une manière si positive que la Russie tirait de la note de Vienne le droit de s'immiscer dans l'administration intérieure de la Turquie, et d'exercer un protectorat immédiat sur les sujets Grecs du Sultan, que la résistance de la Sublime Porte fut justifiée aux yeux de tous.-M. Drouyn de Lhuys résumait avec raison. l'impression produite par le factum Russe en disant « qu'entre l'interprétation que M. le Comte de Nesselrode faisait de la note de Vienne et les exigences de la note de M. le Prince Menschikoff, reconnues exorbitantes par tout le monde, la différence était insaisissable1. » ' Dépêche à M. de Bourqueney, 17 décembre 1853. de la Russie. Interprétation de la note du 24 juillet par M. de Nesselrode. Entrevue d'Olmütz. Déclaration de guerre. Il n'était plus possible d'engager la Turquie à accepter un projet susceptible de pareilles interprétations. Toutes les Puissances en convinrent; mais la guerre n'avait pas encore éclaté de fait; la diplomatic ne renença pas à son œuvre pacifique. La Russie elle-même sembla comprendre qu'elle était allée trop loin et qu'elle avait compromis le succès par ses imprudents aveux. L'Empereur d'Autriche et le Czar Nicolas eurent à Olmütz une entrevue à la suite de laquelle MM. de Nesselrode et de Buol formulèrent une nouvelle combinaison. Dans ce système, on conservait la note de Vienne, mais les quatre Gouvernements composant la Conférence devaient adresser à la Porte une déclaration collective par laquelle la note de Vienne eût été interprétée dans un sens favorable à l'indépendance de l'Empire Ottoman, et qui eût formé une sorte de garantie. morale donnée à la Turquie par les grandes Puissances Européennes. Les dangers de cet expédient étaient faciles à comprendre. En fait, la Russie ne renonçait pas à son interprétation, et par conséquent à ses prétentions d'ingérence dans les affaires intérieures de l'Empire Ottoman. Or, ces prétentions subsistant, le danger subsistait, et la question d'Orient, loin de se résoudre, se compliquait davantage. La France et l'Angleterre repoussèrent péremptoirement les propositions d'Olmütz. La Turquie, forcée d'entretenir deux armées, une en Asie, l'autre sur les bords du Danube, comprenant bien que les efforts de la diplomatie demeureraient infructueux, se décida alors à répondre par une déclaration de guerre à l'envahissement de son territoire. Les choses marchaient rapidement vers une solution sanglante. La France et l'Angleterre, loyalement décidées à protéger l'Empire Turc, ne pouvaient pas rester plus longtemps éloignées du théâtre des événements. Dès les premiers jours du mois d'octobre, les deux escadres |