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tend que je ne dois rien vous dire, parce que, si je vous raconte quelque chose, vous irez tout rapporter au ministre de Bavière (1). » De Sade n'avait pas tort de croire qu'il gagnait ainsi chaque jour un terrain dont, l'heure venue, les affaires pourraient profiter : mais ce travail latent, fait sans avoir l'air d'y toucher, ne pouvait qu'être gêné et nullement aidé par l'arrivée solennelle d'un ambassadeur en grand appareil. Non qu'en son temps Belle-Isle n'eût pu, comme un autre, jouer d'adresse et faire le bon compagnon; mais enfermé aujourd'hui dans sa haute dignité, il ne lui était pas permis de compatir ainsi aux faiblesses humaines. Aussi, sa visite solennelle, qui ne pouvait être que de courte durée, fut-elle accueillie avec une déférence froide et cérémonieuse qui put le tromper lui-même sur son effet, mais qui ne fit point illusion à de Sade. - « M. de BelleIsle est arrivé lundi, écrivait celui-ci le 22 mars : tout tremble, tout fléchit devant lui: l'électeur lui-même craint sa présence; mais je crains bien que cette présence n'ait fait qu'assoupir les cabales sans les éteindre. » Effectivement, quand l'ambassadeur fut parti, emportant de vagues protestations de respect et de dévoûment pour le roi de France, de Sade n'eut pas de peine à s'apercevoir que l'électeur le boudait et le tenait à distance, et comme il insistait pour connaître le motif de sa disgrâce, il obtint cette réponse sèche : « Vous avez fait venir M. de Belle-Isle pour me gronder comme un enfant (2). »

Il faudrait citer ici en entier les dépêches du spirituel résident et l'entendre expliquer lui-même comment une tendre réconciliation suivit cette rupture momentanée, et comment, pénétrant alors plus que jamais dans la confiance de l'électeur et abordant enfin la politique, il vint à bout, à force de caresses et de menaces, ou suivant son expression, de fadeurs et d'injures, d'obtenir de lui l'engagement qu'il se conformerait au vou de la France et le renvoi du traité dont l'Autriche avait demandé la signature. La dernière scène, en particulier, perdrait tout son prix si on ne laissait au principal acteur la parole pour la raconter.

« Il est question, depuis quelques jours, écrit-il au ministre, d'un Voyage à Arenberg (maison de chasse dans le voisinage de Bonn), et il était décidé que l'électeur n'irait pas si les ministres étrangers voulaient le suivre... J'ai paru extrêmement froid quand on a parlé de ce voyage,.. puis quand le jour a été pris et qu'il n'y avait plus moyen de reculer, j'ai été dire à l'électeur que je ne vou

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pas le quitter, que je serais au désespoir si j'étais quatre jours

(1) Le comte de Sade à Amelot, 19, 22 mars, 8 avril 1741 et passim. (Correspondance de Cologne. Ministère des affaires étrangères.)

(2) De Sade à Amelot; 18 avril 1741.

sans le voir. Il s'est mis à rire et m'a représenté tous les inconvéniens du voyage. Je l'ai assuré que ce qu'il y avait de plus affreux pour moi était de rester à Bonn sans lui. Il a paru bien aise de ma résolution, mais il m'a prié de ne pas dire qu'il y eût consenti, et de partir un jour après lui, parce qu'il ne veut pas des autres... J'ai été ravi d'obtenir cette triste grâce et je ne pouvais donner au roi une plus grande preuve du désir que j'ai de faire mon devoir... Le pays, les chemins et l'air sont réellement affreux. On va à la chasse des coqs de Limoges (1) à deux heures après minuit, et pour ne pas manquer le moment on va coucher dans le bois: l'électeur a une chambre de planches, et nous coucherons sous des arbres qui n'ont guère de feuilles. >>

La partie de chasse a lieu, et c'est là en pleine forêt et au milieu de la nuit que le résident, feignant de recevoir un courrier de Versailles, prend en quelque sorte l'électeur à la gorge pour obtenir de lui une décision positive. - « Je lui dis que j'avais ordre du roi de savoir ses intentions sur le traité proposé par la reine de Hongrie. Il me dit qu'il n'était pas en lieu pour cela et qu'il fallait attendre qu'il fût de retour à Bonn. Je lui dis que le roi avait grande envie d'avoir un coq de Limoges. Il me dit qu'il n'y avait qu'à renvoyer le courrier avec un coq et lui donner le temps de se décider sur sa réponse. Je répondis que le coq serait fort mal reçu s'il arrivait tout seul, et que mon courrier ne partirait pas sans cette réponse... Malheureusement nous étions au milieu d'une forêt sans papier et sans encre... Nous en revînmes hier, et ce matin, il m'a envoyé chercher et m'a dit que son parti était pris de ne jamais se séparer du roi. Je voulus lui embrasser les genoux, il se jeta à mon cou, nous avions tous deux les larmes aux yeux. Il me dit que je le tirais d'un grand abîme, qu'il était prêt à se perdre. Il a envoyé chercher le grand-maître, lui a donné une clé de ses papiers; il lui a dit de prendre dans son tiroir le traité que la reine de Hongrie avait envoyé, de le rendre à son agent de Cologne, et de lui dire qu'il était engagé avec la France et qu'il ne voulait plus rien écouter. Il m'a demandé ensuite si je voulais qu'il écrivit au roi; je lui dis que je croyais que le roi recevrait avec plaisir les assurances de son attachement. Il s'est mis à écrire : je suis sorti : il est venu me chercher pour me montrer sa lettre et m'a demandé si j'étais content; je lui ai dit que oui. Il m'a demandé si je voulais qu'il demandât quelque chose au roi pour moi. « Oui, lui ai-je dit, qu'il me laisse auprès de vous toute ma vie. » Nous nous sommes quittés fort contens l'un de l'autre mais gardez-vous bien, monseigneur, de m'accorder cette grâce. - J'ai été obligé de dire que le roi voulait un coq;

(1) Le coq de Limoges est une espèce de coq de bruyère.

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rous pouvez le garder, pourvu que vous me disiez dans votre première lettre que le roi a été content du présent qu'on lui a fait. Au reste, cet oiseau ne vaut rien à manger, tout au plus en pâté froid (1). » - Et pour ne pas sortir des détails de cuisine, de Sade donnait quelques jours après cette preuve éclatante de la haute faveur qu'il avait su conquérir. « Mon cuisinier, écrivait-il, travaille quelquefois pour l'électeur. L'électeur mange volontiers de ce qu'il fait et annonce les plats qu'il a faits. Quand l'électeur en a pris, ils font le tour de la table. Tant que M. de Colloredo a été ici, aucun de son parti n'a osé en manger; à présent, ils en mangent tous et les louent. » « L'électeur, ajoutait-il encore quelque temps après, ne met plus de bornes à sa confiance. Il y a huit ou dix jours que le grand écuyer lui demanda comment il faudrait donner des perruques à son cocher pour son entrée à Francfort. Selon sa coutume, il a répondu : « Demandez au comte de Sade. » Le grand écuyer est sorti en disant « Que le comte de Sade et les perruques aillent à tous les diables (2)! »

Mayence était un théâtre plus important que Trèves et Cologne. L'archevêque était investi de la dignité d'archichancelier d'Allemagne et de doyen du corps électoral. En cette qualité, il était chargé de convoquer et de présider la diète, ce qui lui donnait la facilité de fixer la date de la réunion au moment qu'il pouvait juger propre pour les vues qu'il désirait favoriser; de plus, c'était à lui, dans le cas présent, à résoudre, au moins par une décision provisoire, une question très délicate qu'on commençait à soulever. La maison d'Autriche ne jouissait d'autre droit électoral que celui qui était attaché à la couronne de Bohême. En reconnaître l'exercice à MarieThérèse, c'était donc trancher d'avance le débat élevé entre elle et l'électeur de Bavière, et la princesse avait compliqué elle-même la difficulté en transférant son droit litigieux à son époux, en même temps qu'elle lui donnait la régence de ses états. Quelle valeur avait cette délégation, et la voix de Bohême représentée par le grand-duc de Toscane serait-elle comptée au même titre que les autres dans le nombre des suffrages? En l'appelant ou en l'écartant, le jour de l'ouverture de la diète, l'électeur de Mayence préjugeait la question par un avis qui, sans être définitif, aurait un poids considérable. Aussi, là encore, plus qu'à Cologne, Colloredo s'était pressé de prendre les devans, et Belle-Isle trouvait la place déjà gardée; un instant même, il put craindre qu'on ne voulût pas le recevoir. L'audace eût été trop grande, et le soupçon n'était pas fondé. L'électeur, au contraire, en recevant des mains du résident de France la

(1) De Sade à Amelot, 3, 18 avril 1741. (Correspondance de Cologne. Ministère des affaires étrangères.)

(2) De Sade à Amelot, 15 juin, 5 décembre 1741. (Correspondance de Cologne. Ministère des affaires étrangères.)

ettre qui annonçait l'arrivée de l'ambassade extraordinaire, la pressa sur son cœur et la baisa avec respect. Assurez le roi, avait-il dit, que je regarde comme un grand bien qu'il veuille nous aider de ses bons offices. Je me flatte pourtant, ajoutait-il d'un air railleur, que la bienveillance qu'il nous témoigne n'est pas du même aloi que celle que le roi de Prusse jurait l'autre jour à l'archiduchesse (1). »

Belle-Isle prit son parti d'agir de vigueur et de marcher droit sur l'obstacle on lui signalait comme la principale difficulté l'opposition du neveu de l'électeur, le comte d'Elz, tout-puissant, disait-on, sur l'esprit affaibli de son oncle, et on croyait savoir même le chiffre exact de la somme que Colloredo lui avait donnée pour s'assurer de son concours. Belle-Isle le fit venir et lui posa sans détour, à brûle-pourpoint, l'alternative suivante un million de livres déposé chez tel banquier qu'il indiquerait et qui pourrait être touché vingt-quatre heures après l'élection si le suffrage de l'archevêque était conforme aux vues de la France; si cette offre était refusée, le roi connaîtrait qui était son ennemi et, en cas de guerre, saurait s'en souvenir. On pouvait même prévoir l'éventualité où l'archevêque, qui était vieux et infirme, viendrait à mourir, et en ce cas on saurait bien rendre le séjour de Mayence intenable pour sa famille, qui n'y était pas populaire. Le neveu, tout étourdi de cette charge à fond de train, balbutia quelques mots sur les engagemens d'honneur qui avaient été pris avec Charles VI avant sa mort, puis finit par se rendre à discrétion, du moins en apparence, sous la condition que la transaction resterait enveloppée du plus profond secret. «Soyez tranquille, reprit Belle-Isle, je serai bien aussi discret que l'a été le comte Colloredo sur les cent mille francs qu'il vous a donnés. » Grande indignation du comte d'Elz, qui jura que c'était une calomnie. « Comment peut-on croire de pareilles choses? s'écria-t-il. Ne sait-on pas que le grand-duc de Toscane est un avare qui ne veut jamais rien payer? » Là-dessus Belle-Isle, qui au fond ne tenait pas non plus à ce que le marché fût connu, termina l'entretien en avertissant son nouvel associé que, pour peu qu'il en laissât transpirer la moindre chose et surtout qu'un agent autrichien en eût connaissance, on lui enverrait de France par la poste un démenti public et catégorique (2).

En rendant compte de cette conversation au ministère, Belle-Isle exprimait la contrariété qu'il éprouvait de voir toujours opposer des engagemens de conscience aux offres sagement intéressées qu'il

(1) Blondel, résident de France à Amelot, 25 janvier 1741. (Correspondance de Mayence. Ministère des affaires étrangères.)

(2) Belle-Isle à Amelot, 8 avril 1741. (Lettre particulière, Correspondance de l'ambassade à la diète de Francfort.)

faisait valoir. « Ces engagemens pris pour l'exercice d'un droit souverain sont certainement illicites, disait-il. Ne pourrait-on pas faire faire une consultation par d'habiles docteurs pour en prouver la nullité et leur donner l'épithète qu'ils méritent?.. Cette consultation pourrait être très utile pour franchir les scrupules de l'électeur de Mayence, feints ou réels, et ceux de l'électeur de Trèves, que je crois plus sincères, en leur faisant faire de sérieuses réflexions. >> Rien n'allait mieux aux allures d'esprit du cardinal que cette double opération mi-partie pécuniaire et mi-partie théologique; aussi s'empressa-t-il de faire répondre : « Le roi a voulu lire luimême d'un bout à l'autre la dépêche par laquelle vous rendez compte de la longue conversation que vous avez eue avec le neveu et dans laquelle vous avez épuisé la matière. Il a paru n'y être pas insensible et je ne désespère pas qu'à votre retour, vous ne le trouviez disposé à vous donner sa promesse par écrit. Au surplus, vous avez pris une précaution très nécessaire en lui disant que vous lui donneriez un démenti en forme s'il osait révéler ce que vous lui aviez confié. Je vais faire travailler à la consultation pour prouver la nullité des engagemens que quelques électeurs ont pris avec le feu empereur, et votre idée à cet égard me paraît d'autant meilleure que les principes sur cette matière sont faciles à établir et que la cour de Vienne n'oserait les contester. Quand cette consultation sera faite, Son Éminence examinera sous quelle forme on devra la présenter au public, l'avis des docteurs français ne pouvant être que suspect en pareille matière (1). »

De Mayence, Belle-Isle, ayant soin d'éviter Munich, de crainte de trahir trop ouvertement ses préférences, se rendit en droiture à Dresde. Là, enfin, quittant avec lui le territoire ecclésiastique, il semble que nous devrions en avoir fini avec ce mélange de religion apparente et de corruption frivole, avec ces intrigues de sacristie et d'antichambre qui ne répugnent à personne plus qu'à des lecteurs chrétiens de nos jours. Effectivement, le changement d'atmosphère eût été brusque si Auguste III, électeur de Saxe et roi de Pologne, eût ressemblé même de loin à son père FrédéricAuguste, qui l'avait précédé dans cette double souveraineté. Celui-là, le rival parfois heureux de Charles XII, était (tous les lecteurs de Voltaire le savent) un aventurier de grande race qui ne se piquait pas plus de constance en religion que de fidélité en amour ou en politique. « Il était, dit le spirituel historien Lemontey, luthérien de naissance, catholique par ambition, et musulman par ses mœurs. »

(1) Amelot à Belle Isle, 18 avril 1741. (Correspondance de l'ambassade à la diète. Ministère des affaires étrangères.)

TOMF XLIX. - 1882.

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