Images de page
PDF
ePub

le monde, il fallut bien les réunir au théâtre; et voilà ce que Diderot entreprit, le premier.

A propos de ce mot: le drame, remarquez d'abord que cette révolution dans les mœurs du théâtre entraîne avec elle une révolution dans les costumes et dans les meubles. Déjà disparaît le vieux palais des Atrides ou le salon de Georges Dandin, les deux seules toiles nécessaires au Théâtre-Français, en 1764, pour faire place à ce que nous appelons aujourd'hui l'accessoire. « Le << théâtre représente une salle de compagnie, décorée de tapis« series, glaces, tableaux, pendules, etc.; le commandeur et sa << nièce font une partie de tric-trac; derrière le commandeur, un << peu plus près du feu, Germeuil est assis négligemment dans <«< un fauteuil, un livre à la main, etc. » Que d'imitations ces quelques lignes ont produites! Que dis-je? que de drames ont été faits depuis celui-là, uniquement pour nous montrer glaces, sophas et pendules, et des gens négligemment assis dans un fauteuil?

J'avoue cependant que l'effet dut être grand au XVIIIe siècle, quand pour la première fois on se sentit ému et intéressé dans une salle de compagnie. Tartufe, il est vrai, est un drame terrible et plein d'intérêt, qui se passe aussi dans une salle de compagnie; mais Tartufe, chose incroyable, est une « tragédie bourgeoise» où l'on rit; Molière aurait eu bien peur de luimême s'il avait découvert le drame moderne, s'il avait inventé un genre. Le Père de Famille, encore une fois, c'est « une tragédie bourgeoise » où l'on pleure.

Cette partie de tric-trac s'engage vivement entre Cécile et son oncle le commandeur. Le père de famille attend son fils Toute cette famille est inquiète, malheureuse, et pourquoi? Le fils ainé de la maison a passé la nuit on ne sait où !

Il me semble que voilà le digne commencement d'un bon drame, et que si le drame eût été fidèle à ces premières indications que lui donnait un grand esprit, s'il se fùt contenté des malheurs de chaque jour aussi bien que des petits bonheurs de la famille, s'il ne s'était pas couvert de sang et de vices, sang plus affreux que le sang versé par la tragédie, parce que nous le voyons couler de plus près, vices plus hideux que les vices tragiques, parce que nous les voyons de moins haut, avouez, messieurs les gens

difficiles, que vous n'en voudriez pas tant au drame? Déjà, en effet, ce père de famille vous intéresse, uniquement parce que vous le voyez en proie à mille petites misères sans nom et de tous les jours. Vous vous demandez avec ce bon homme où est son fils? Arrive Saint-Albin. Il tremble devant son père. En ce temps-là, l'autorité paternelle était dans toute sa vigueur. Le fils respectait son père à l'égal du roi. Qui disait un père de famille, disait un maître souverain dans sa maison. Diderot le savait bien, lui ce fougueux révolutionnaire, qui a obéi toute sa vie à son père, le coutelier de Langres, avec tant de soumission et de respect.

Pourtant, comme il faut que l'esprit d'opposition se retrouve toujours, ce drame est déjà une protestation contre l'autorité paternelle. Saint-Albin, il est vrai, se jette aux pieds de son père, mais en déclarant que rien ne peut le séparer de Sophie. Je sais bien que vous avez à m'opposer le peu de respect des fils pour les pères, dans la comédie-Molière; mais je vous répondrai que dans la comédie de Molière, les enfants qui ne respectent pas leurs parents, sont justement les fils de pères ridicules ou vicieux. « Je n'ai que faire de vos dons! » répond le fils de l'avare à son père qui lui donne sa malédiction; en revanche, M. Orgon, qui n'est que faible, est respecté et obéi dans sa famille. Ici au contraire, le Père de Famille est toujours prêt à obéir à ses enfants. Le voilà qui s'intéresse à Sophie. « Et que font ces femmes ? et quelles sont leurs ressources? » Or en ce temps-là il n'y avait pas un père qui s'inquiétât de la Sophie de son fils.

Mais ce premier acte est écrit avec tant de verve, Diderot raconte la misère et les beautés de cette belle fille avec tant de chaleur et de naturel, cette pauvreté est si vraie et si entière, que je crois déjà entrevoir le beau monde de Louis XV s'entre-regardant dans les loges et de sourire. - De quoi s'agit-il en effet dans tout ce drame? Il s'agit d'un petit jeune homme qui rentre un peu tard? et d'une petite ouvrière sans ressources? « Nous allons bien nous divertir de ces ingénus,» se seront dit messieurs les petits marquis de la cour.

Au second acte on se trouve encore (en langage de coulisse) en plein accessoire. Au premier acte on jouait au tric-trac; au second acte on déjeûne. Il y a là un paysan, un pauvre honteux,

un domestique renvoyé; c'est un acheminement vers la tragédie du troisième et du quatrième degré. Ce pauvre honteux, ce paysan, ce domestique, seront un jour les héros d'une tragédie à leur tour, laissez faire les imitateurs. Ici se déclament plusieurs déclamations contre le couvent, avec lesquelles M. de La Harpe fera Mélanie; plusieurs déclamations contre le mariage, avec lesquelles Beaumarchais écrira la Mère coupable. Dans ces déclamations, le père de famille se montre un homme bon et faible.

Tout à l'heure, à force de générosité, il n'avait pas d'argent pour payer ses ouvriers, et voici qu'au lieu d'aller voir Sophie chez elle, il la fait venir chez lui. Quand Sophie est chez le père de famille, il ne lui demande ni son nom, ni son pays; Sophie lui parle « d'un oncle vieux et barbare, » il ne s'informe pas qui est cet oncle? Tout à l'heure il a donné sa bourse à un pauvre honteux, et il n'a pas un secours pour cette fille jeune, belle et pauvre! Sophie arrive accompagnée d'une vieille peu respectable en apparence, puisqu'elle a souffert les assiduités de Saint-Albin, et le père de famille n'a pas un mot d'explication avec la duègne qui tire son ouvrage et travaille!

Certes, par son imprévoyance, aussi bien que par sa bonté, le père de famille n'est pas un père de famille du temps de Diderot. En ce temps-là, il y avait à Paris, dans un hôtel à son nom, à son marbre, un certain père de famille qui était un tyran, comparable à Tibère lui-même, et dans son monde ce Tibère était un père modèle! Cet homme avait un fils passionné comme Saint-Albin, un penseur comme Saint-Albin. Pour tout dire, ce père de famille s'appelait M. le marquis de Mirabeau, et il fit dévorer par les cachots des prisons d'État, la jeunesse de son terrible fils! Le fort de Joux, et Vincennes, telles étaient ces bontés paternelles. J'aurais voulu voir Mirabeau au sortir du donjon de Vincennes, écoutant le Père de Famille de Diderot.

Le Père de Famille de Diderot, au lieu de faire mettre à la Bastille monsieur son fils, selon son droit et selon l'usage, s'amuse à discuter sa passion, comme si une passion se discutait mathématiquement! — « Mon fils, » dit-il à Saint-Albin, en homme qui a lu ou deviné l'Émile de Jean-Jacques Rousseau, « je ne vous ai point abandonné auprès d'un mercenaire; je vous ai appris moi-même à parler, à penser, à sentir. » Grâce à Dieu, tous ces raisonne

ments font bientôt place à une scène pathétique. Le père maudit son fils en lui pardonnant. Quelle touchante malédiction!

J'aime assez le commandeur. Le commandeur est un person nage de son époque. Il comprend la famille autrement que son frère. Il consent à ce que son neveu ait une maîtresse, pourvu qu'il ne l'épouse pas. Il est très-indulgent pour tout ce qui est la morale, il est très-sévère sur les convenances. Il sait fort bien ce que le monde tolère et ce que le monde désapprouve. Il est tout à fait l'homme de cette société indifférente au bien et au mal, scep tique, railleuse, sans passion et très-indulgente à tous les excès, à tous les paradoxes qui ne la touchent pas immédiatement; cet homme-là sacrifierait plutôt sa croyance que sa politesse, plutôt sa vie que sa noblesse, plutôt sa fortune que son esprit, plutôt son bien que son roi, plutôt son roi que son doute, le grand roi de cette époque.

Le commandeur, dans cette famille, entre ce père qui aime ses enfants jusqu'à leur sacrifier son autorité, entre ces enfants qui aiment leur père jusqu'à lui sacrifier leurs passions, est un personnage neuf, vrai, bien posé et digne de la comédie. La scène dans laquelle Saint-Albin, transporté de joie, s'écrie: J'ai quinze cents livres de rentes, est célèbre, et célèbre à juste titre ; quinze cents livres de rentes! c'était la liberté, c'était l'indépendance! En ce temps-là c'était le rêve heureux et bien aimé de cette jeunesse soumise encore au joug paternel, mais rebelle à tout autre joug. Quinze cents livres de rentes! Diderot n'en demandait pas tant pour soulever le monde, Mirabeau pour renverser la monarchie! Que de sympathies furibondes furent soulevées, dans toutes ces âmes à demi révoltées, par ce grand cri de révolte: Quinze cents livres de rentes! De nos jours l'exclamation de Saint-Albin soulève moins d'enthousiasme. Hélas! on n'est pas libre à si bon marché, de nos jours.

L'acte qui suit est tout à fait digne des deux premiers. Rien n'est plus touchant que la rencontre de Cécile et de Sophie. Elle est hardie et très-nouvelle, cette rencontre d'une noble jeune fille qui tend la main à la maîtresse de son frère... Il faisait tout accepter, ce Diderot, puis, comme s'il se fût repenti d'avoir trop négligé les vieux usages, il introduisait dans son drame la lettre de cachet, afin sans doute que les spectateurs fussent bien assurés

que la scène se passait sous l'abominable administration de monsieur le comte de Saint-Florentin. La lettre de cachet, le duel entre les deux jeunes gens, toute une maison troublée à propos d'une grisette... Où allons-nous, s'écriait mademoiselle de Lespinasse, où allons-nous, mon cher D'Alembert, et que va penser M. de Mora?

Vous alliez, messieurs et mesdames, à une espèce d'art inconnu, populaire et fatal qui devait absorber le théâtre et que pressentaient, dans la foule des penseurs, les plus habiles gens du monde, jaloux de parler à la multitude, et de soulever ses passions à leur gré, avant d'invoquer sa justice et sa raison.

A ces tumultes du troisième acte s'arrête le drame, et avec un peu de bonne volonté, il n'est pas difficile d'en prévoir le dénoûment. Oui, mais ce diable d'homme avait en lui-même tant de ressources ingénieuses, il savait si bien suspendre au bon moment l'intérêt, et le reprendre où il l'avait laissé, enfin il était un si habile et chaleureux écrivain, non pas de cette chaleur factice et fatigante qui ne laisse après soi qu'une épaisse fumée et des bruits de trompette, mais de cette chaleur humaine et bienfaisante où l'accent de la joie et de la douleur se fait sentir à chaque trace, que vous écoutez, avec un grand charme, le reste de ce beau conte où se retrouve, en traits de flamme, l'empreinte du plus mobile et du plus éloquent génie du siècle passé.

D'ailleurs à quoi bon démontrer que Diderot savait faire ou ne savait pas faire un drame? A peine s'il se doute à quel labeur il s'est condamné quand il entreprend cette œuvre énorme; il se servait du théâtre comme il se fût servi de la chaire ou de la tribune.

[ocr errors]

- En chaire il se fût appelé l'abbé de Lamennais; à la tribune on l'eût appelé Mirabeau! Ce n'était pas un théâtre qu'il fallait à ce grand homme, il lui fallait le Jeu de Paume, et certainement il s'y fût montré le rival, sinon le maître de Mirabeau, à qui il ressemble; inspiré comme lui, hardi comme lui, ampoulé comme lui, plus honnête homme et plus convaincu!

A ces deux hommes l'art a manqué, le goût aussi. C'est que l'art et le goût sont deux choses déplacées dans les révolutions; les révolutions les laissent de côté comme un trop lourd bagage, et qu'importe d'ailleurs? Il y a des passions, il y a des époques, il y a des révolutions qui usent leurs hommes, sans qu'il

« PrécédentContinuer »