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lutte intéressante et belle, et savante, et courageuse avec toutes les formes de la parole et toutes les puissances du talent le plus excellent et le plus rare.

Souvenez-vous, enfants de l'an 1808, de quelle épouvante vous fûtes saisis la première fois que vous apparut Marion Delorme. Pendant cinq heures de curiosité et de passion vous avez assisté à ce drame, à cette joute; le lutteur est jeune et beau, fort et passionné; il arrive, il gronde, il rêve, il dort, il éclate, il rit, il s'emporte; tour à tour héros, bouffon, amoureux, philosophe, politique, dissertateur sans fin, comédien; sur les combles et dans les abîmes, au palais du roi et en mauvais lieu, jouant également avec le bourreau et le cardinal, deux hommes rouges; accablant d'ironies et de respects, de philosophie et d'amour la merveilleuse Marion; moqueur, sceptique, méchant; versant de douces larmes; amoureux jusqu'aux morsures; il sent le peuple, il exhale toutes les odeurs du gentilhomme; il est d'une niaiserie enfantine et d'une profondeur de cardinal-ministre : ainsi est fait ce rude jouteur.

'Tant qu'il est à l'œuvre, son peuple est là qui assiste à ses efforts; on l'écoute, on le suit du regard, on le suit de l'âme, on l'admire, on le blâme, on le hait, on le trouve grotesque, et bouffon, et sublime, tout ce qu'il est; lui, toujours libre et fier, il marche à son but par monts et par vaux, s'arrêtant pour reprendre haleine, faisant le beau ou grimaçant à plaisir, jusqu'à ce qu'enfin envie lui vienne de toucher le but, et alors il y est d'un bond.

Victoire et triomphe! En vain les esprits timides, les cœurs poltrons, le goût de la foule (si l'on peut parler si mal), s'opposaient au triomphe annoncé. Le rude athlète, en passant, avait brisé l'obstacle, et l'on eût dit qu'il soulevait toute cette foule, uniquement pour se retrouver dans nos bras. Et nous enfin, en ce moment de victoire solennelle, il nous semblait que nous étions les partageants de cette conquête et de cette domination. Nous baltions des mains avec autant de ferveur que si l'applaudissement fût retombé sur nos têtes bouclées. Comme on s'aimait alors, et comme on se défendait les uns les autres! Avec quelle rage et quelle passion on se battait dans cette arène ouverte à toutes les hardiesses du génie, à toutes les témérités de l'esprit!

Quelle verve et quel entrain de toutes les volontés, de toutes les forces, de tous les cœurs!

Marion Delorme! le premier drame de M. Hugo, bien que ce drame ait été joué après Hernani! C'est la première création de cette tragédie à la Shakspeare qui s'agitait violemment dans la préface de Cromwell! Jamais le poëte n'a été plus puissant et plus complétement son maître que le jour où il mit au monde Marion Delorme. A cette heure de son art dramatique, l'univers était à lui! Toutes les inventions étaient de son domaine; l'impossible même lui appartenait par droit de conquête! Il pouvait user de ses personnages et en abuser, c'était son droit de rire et de pleurer à outrance; il pouvait fermer les portes, ouvrir les fenêtres, attacher et détacher les échelles, aiguiser les poignards, dresser l'échafaud, se cacher dans le prie-Dieu ou sous la portière des boudoirs; il ne craignait pas, ce jour-là, ce jour heureux, qu'on vînt lui dire : Mais votre amoureux a déjà porté ce plumet, ou ce manteau! Mais nous l'avons déjà vu tomber dans tel piége, ou tendre telle embûche! Mais votre amoureuse a déjà versé ces larmes de sang! Mais vous-même, prenez-y garde, vous vous êtes déjà passionné à cette douleur!

Maître absolu de ce drame inventé par lui, enivré de sa fortune naissante, notre poëte obéissait avec joie à tout ce hasard.

Il est vrai qu'à ce grand courage il réunissait bien de l'esprit, bien du zèle, bien du talent, et cette inspiration généreuse qui l'a poussé, heureusement, dans tant d'excès glorieux. Il avait en lui le grand art d'évoquer de l'abîme historique des noms, des formes, des rêves, des images auxquelles il donnait toutes les apparences de la vie. Il avait le don des larmes, le don des langues, et le don plus précieux de trouver la forme qui convenait à chacun de ces héros évoqués par cette fée à la baguette d'or, la fée des Orientales et des Feuilles d'automne; il était actif, il était volontaire, il était amoureux, il était ambitieux, il était bien portant, il était jeune, il était fier, il était orgueilleux, il était insolent. Il heurtait la foule et la charmait.

Sur le passage de son drame il soulevait tour à tour ou tout à la fois cent mille clameurs et cent mille louanges, des admirations, des blasphèmes, des sifflets et des tonnerres; des sifflets à tout briser, des adorateurs à tout écraser; rien de médiocre n'a

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accompagné les diverses tentatives de ce poëte heureux; on ne pouvait lui jurer une haine modérée, on ne pouvait pas l'aimer d'un tiède amour! Ah! le monstre! ah! le grand homme! Oh! le poëte! ah! misérable! Il faut lui dresser des autels, il le faut traîner aux gémonies. Et marchant tantôt dans cette ombre auguste et tantôt dans ces divines clartés, la tête au niveau de l'étoile, et les pieds dans la fange avez-vous encore sous les yeux madame Dorval? Vous la rappelez-vous madame Dorval, dans ce rôle de son génie et de son éloquence?

Madame Dorval, un de ces talents francs comme l'or non monnayé, dur comme l'acier non poli; âme infatigable, larmes inépuisables, cœur déchiré, passions sans limites, terreurs sans bornes; une femme qui allait toute seule à l'inspiration; véhémente, active, intrépide; où le drame la poussait elle se portait, à ses risques et périls, en pleine fièvre, en plein abîme; elle touchait à toutes les limites sans jamais se sentir arrêtée, à tous les extrêmes sans jamais se briser; curieux spectacle et lutte admirable de ce frêle petit corps haletant et chancelant sous le charme poétique, qui se chargeait d'accomplir les rêves intimes de ce géant Adamastor. Oui, la fée était aux prises avec l'athlète, et souvent c'était l'athlète vaincu, j'en atteste Victor Hugo lui-même, qui demandait grâce à la fée.

Et puis, chose étrange, quand madame Dorval était lasse et vaincue, à son tour, au moment où le drame expirait avec elle, arrivait, pour lui donner quelque répit, Sa Grâce elle-même, mademoiselle Mars, la correcte et attrayante mademoiselle Mars, si contenue au milieu des plus terribles excès du drame. Avenante où la Dorval était haletante, et souriante où pleurait la Dorval inspirée. Alors l'une et l'autre, ô le poëte heureux qui faisait agir ces deux forces au gré de son génie, elles allaient, selon leur façon d'aller, au même drame, au même but, et par des sentiers si différents; celle-ci par les ronces, par les épines, par les fanges sanglantes du chemin; celle-là par les petits sentiers fleuris que tapisse la mousse du mois du mai; mademoiselle Mars en habit de reine, et madame Dorval en haillons, elles faisaient vivre, la première de son charme, et la seconde de sa fièvre adorable, ces ravissantes créations: Marion Delorme et dona Sol!

CHAPITRE VIII

Le philosophe Aristippe, un jour que Denys le Tyran1 lui présentait trois courtisanes en lui disant de choisir celle qu'il aimait le plus, les emmena toutes les trois, en disant que le beau Pâris n'avait pas été plus heureux pour avoir préféré une déesse aux deux autres. Aristippe emmena ces trois belles filles jusqu'à la porte de sa maison, puis il les congédia afin de prouver au tyran qu'il lui était aussi facile de prendre de l'amour, que de s'en guérir.

Ainsi ferons-nous, s'il vous plaît, de Marion Delorme, de la Torpille, de la Dame aux Camélias, de ces trois filles d'Eve imprudemment glorifiées, « de cette pâle et orageuse figure aux mystérieuses amorces, redevenue une puissance, grâce aux mœurs païennes que la nouvelle société nous a faites 2, » glorifications imprudentes, réhabilitations malheureuses; mais quoi? la curiosité

1. La Vie des plus illustres philosophes de l'antiquité, par Diogène Laërce.

2. M. le comte de Pontmartin, Causeries littéraires, page 346.

est si entraînante pour les femmes perdues, d'assister à leur propre apothéose, et pour les honnêtes femmes de contempler ces abîmes dont les philosophes et les poëtes se sont occupés depuis le commencement du monde.

<«< Hélas! (disait saint Jérôme, en songeant à ces belles catéchumènes, frissonnantes de mille voluptés ineffables, sous leurs habits aux longs plis suaves et parfumés), on ne sait pas, à les voir, de quelle ville d'Ionie elles arrivent en droite ligne? Avonsnous sous les yeux une fille d'Aspasie, ou une servante de JésusChrist, c'est un doute?

« Elles font tomber, des deux côtés de leur front, les boucles de leur chevelure abondante; leur peau est soigneusement lavée et polie; elles emploient les parfums les plus suaves; la manche de leur habit laisse entrevoir un bras de statue athénienne; la robe complaisante indique aux passants cette taille élégante et souple; il y a dans l'air un avertissement de fête et de plaisir au passage de ces divinités de l'Olympe; on les entend venir, au craquement de leurs souliers neufs, et pourtant elles s'appellent... des vierges, sans doute afin que leur innocence se vende mieux et périsse à plus grand prix. Près d'elles marchent ces adonis chrétiens, frisés, parés, brillants de pierreries et dont les vêtements répandent au loin l'odeur d'un rat étranger (le musc).

« Toutes ces personnes se disent chrétiennes; les agapètes mêmes prétendent n'avoir pas renié Jésus-Christ; épouses sans noces, concubines sous ombre de religion, courtisanes qui ne se livrent qu'à un seul amant, sœurs voluptueuses qui cherchent des frères de plaisirs. D'autres, fières des dignités de leurs maris, ne marchent qu'environnées d'un bataillon d'eunuques, et ne portent que de l'or tissu en légers filets. Leurs litières sont superbes et dorées. Même quand elles sont veuves, elles continuent leurs promenades triomphales, et se font précéder par leurs essaims d'esclaves mutilés. Leur figure est fraîche, leur peau fardée, leur maison est pleine d'adulateurs et de convives. On dirait qu'elles cherchent un mari vivant, non qu'elles pleurent un mari mort.

« Heureuses de la liberté du veuvage, lasses de la domination conjugale, elles reçoivent, des ecclésiastiques, qui devraient leur inspirer le respect, le baiser sur le front. Cette complaisance des prêtres les enorgueillit; elles passent pour vierges et chastes, et

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