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au bord du Styx inviolable, la fille entretenue, son enseigne à la main. C'est alors que rentre aussi le jeune Armand, le dépossédé, cherchant son rival pour l'égorger et sa maîtresse pour l'insulter.

Tout ceci sort encore des bornes permises, de la limite imposée, et nous voilà bien loin du soufflet dans le Cid, cette première et éclatante énormité parmi les hardiesses du grand Corneille. Il y a un moment où le jeune Armand, poussé à bout par le spectacle de cette beauté vénale, lui jette à la face cet argent qu'elle a cherché par tous les moyens du vice! Il la couvre d'insultes et de billets de la banque de France! On n'a jamais vu, que je sache, une femme ainsi traitée avec cette rage, avec cette brutalité, et d'un geste pareil! Que voulez-vous? Le réalisme!.. On se contentait autrefois de la vérité.

Jamais pareille fête ne s'était offerte au public français, depuis le jour de l'an de grâce 1782, où l'ami Palissot fit représenter les Courtisanes ou l'Écueil des maris, une infime comédie en trois actes et en vers, qui est le vrai pendant de la comédie des Philosophes. On vit alors, comme on l'a vu de nos jours, ces filles de Satan accourir, du fond de leurs petites-maisons dans leurs crachoirs du Théâtre-Français, afin de juger, par elles-mêmes, de la vérité du tableau où elles étaient représentées. A ces fêtes de la Vénus impudique dont ces dames faisaient tous les frais, on voyait, chaque soir, les plus célèbres prostituées du monde et de la ville: mademoiselle Arnould, mademoiselle Raucourt, mademoiselle Lange, mademoiselle Dubois, mademoiselle Luzzy, mademoiselle Duthé, mademoiselle d'Hervieux, les trois Faucon nier, et la maîtresse de Dorat, mademoiselle Fannier. Elles riaient, elles étaient contentes, elles étaient heureuses, la comédie enfin reconnaissait leur importance et leur majesté.

On eût dit qu'une main complaisante avait écrit, au fronton du Théâtre-Français, cette inscription empruntée à Tertullien lorsqu'il appelait le temple de Vénus « la citadelle de tous les vices, »>< Arx omnium turpitudinum.

CHAPITRE X

Mais,

pour ces héroïnes aussi, — « la Roche Tarpéienne est voisine du Capitole! » Après l'apothéose arrivent les heures vengeresses. Si la Dame aux Camélias était un cantique à la Vénus lascive, en revanche... écoutez cette immense lamentation!

Le collége des confiseurs, des dentistes, des pharmaciens, des cuisiniers, des musiciens, des marmitons, des baigneurs, des parfumeurs, des commissionnaires, des pédicures et des coiffeurs, il est en deuil!

( La réunion des marchandes de modes, des marchandes à la toilette, des couturières, des épinglières, des corsetières, des sous-jupes Oudinot, des brodeuses, des piqueuses de bottines et d'assiettes, elle se désole, elle se lamente! On n'entend plus que des regrets, des malédictions, des injures et des blasphèmes dans la bouche des diseuses de bonne aventure, des cartomanciennes, des chiromanciennes, des somnambules extralucides, des

écuyères, des baladines, des poseuses de sangsues et des mères d'actrices à louer, à tant par jour!

Où allons-nous? où allons-nous? A quel abîme, à quelle fin du monde, à quel néant? crient en choeur le regrattiers, les usuriers, les loueurs de pianos et les professeurs de piano en vingt leçons, les maîtres de danse et les professeurs d'orthographe au cachet. Où allons-nous? reprennent en faux-bourdon les loueurs de petites voitures, les carrossiers, les fricoteurs, les acheteurs de reconnaissances du Mont-de-Piété, les vendeurs de bijoux non contrôlés, les trafiquants de cachemires de rencontre, et de diamants de hasard. Où allons-nous? murmurent entre leurs dents, les dentistes osanores, les marchands de fard, les marchands de cheveux, les marchands de cirage et les compositeurs de crème de beauté? C'est une rage, une doléance, une fureur!

On n'y comprend rien au bal Mabille, à la Closerie, à la Chaumière, au Château des Fleurs! Montmorency se voile la face, Asnières est en deuil, Fontainebleau gémit, la terrasse de SaintGermain se lamente; on ne parle que de cette misère à SaintCloud, chez les marchands de friture, et dans toutes les îles de la Seine, à mesure que passent les barques flottantes à travers la verdure coupée de boutons d'or.

Écoutez-les, écoutez-les tous ceux qui vivent des vanités, des orgueils, des mensonges, des crâneries, des éloquences, des succès, du sans-gêne, de l'abandon, des disgrâces, des gourmandises, de l'attirail, en un mot de tout ce qui touche aux vices de ces dames! A les entendre, ils sont morts, ils sont ruinés, ils sont en faillite, ils cherchent en vain qui donc leur achètera désormais leurs vins frelatés, leurs fleurs fanées, leurs petits pâtés rechauffés, leurs essences éventées, leur soie à demi brûlée. Et voilà des peintres de boudoir qui ne vendront plus les nudités de leurs toiles sans vergogne; et voilà des statuaires de la borne qui ne feront plus leur fortune à représenter, dans un plâtre indécent, les nudités de ces demoiselles; et voilà la tourbe honteuse des petits poëtes qui ne pourra plus rien dédier à ces divinités de boudoir; et les voilà perdus, à tout jamais perdus et dépassés les faiseurs de dix-huitième siècle et de poudre à la maréchale, et tout s'en va en fumée, en ruine, en ricanements de ces petits messieurs et de ces petites dames des petits appartements!

Que disons-nous? Minée à sa base, Notre-Dame-de-Lorette chancelle et va tomber; le quartier du Helder se trouble et s'épouvante, exposé qu'il est à cette conspiration des poudres et des visages du Vaudeville chauffés à blanc! C'est une débâcle, une ruine, un dommage, une épizootie, un déluge! Hélas! je vous le demande, hommes de peu de foi, quel mal ça faisait-il à l'univers réjoui, cette association des beautés faciles, des chastetés complaisantes, des voraces, des dépensières, des faneuses de toutes choses, des avaleuses de tout bien, des prodigues sans fin, des perverses sans choix? Au contraire, ça plaisait au peuple, ce monde ahuri des mangés et des mangeuses, et il regardait ces dames comme une de ses vengeances! Ça faisait la joie et l'orgueil du grand Proudhon, le démolisseur, quand il voyait ces partageuses procéder, sans fin et sans cesse, au partage universel. Le romancier lui-même et le poëte comique avaient toujours pied ou patte de cette proie, et maintenant... il ne nous reste plus qu'à rappeler la foi, la paix, l'honnêteté antique, la vertu longtemps négligée; il ne nous reste plus qu'à élever un temple à Vénus sans cheveux, comme on fit à Rome; ou, bien comme on fit à Lacédémone, élevons un temple à la Pudeur!

Voilà ce qu'on dit, voilà ce qu'on pleure, et voilà ce qu'on chante à travers la ville affairée! On ne songe plus même à faire danser les tables, les tables se taisent en songeant que les tondeuses de nappes, et les amies des franches lippées sont livrées à la risée de la multitude injuste. Les voilà à l'index, les voilà couvertes d'insultes, ces glorieuses courtisanes! Pendant que la vertu grelotte au milieu des louanges, elles ont faim, elles ont froid, au milieu des malédictions.

Et songer que c'est le même théâtre où vécut, où mourut, trois fois trois cents fois de suite, la Dame aux Camélias, qui leur a déclaré cette guerre à mort, qui leur a fait ces horribles loisirs à ces triomphantes divinités de l'abîme et de la borne, à ces reines en falbalas fangeux qui régnaient, en ce lieu de perdition, entre la rose inculte et la violette foulée aux pieds! Et songer que le piédestal de Laïs est devenu une gémonie! Elle avait un autel en ce lieu; l'autel n'est plus qu'un égout! Elle y était portée en triomphe, elle s'en va en tombereau, épave abandonnée aux boueurs. Quoi! sur le même théâtre, la dame aux camélias bom

bardée au troisième ciel, et cette même dame aux camélias, enfouie, ô misère! dans la hotte du chiffonnier?

Les voilà donc poursuivies comme des voleurs de grands chemins, traquées comme des bêtes fauves, marquées à l'épaule comme des faussaires, et frappées à coups de houssine, ces divinités de la veille, ces élégies d'hier, ces fantaisies galantes, ces chansons dont l'écho disait le refrain, ces luxes adorés, ces sourires, ces tendresses, ces frénésies! Les voilà brisées, anéanties, en poussière, exposées au pilori, ces superbes, ces hautaines, ces majestés, ces parvenues, ces extases! Hier encore, au Vaudeville, on n'avait pas assez d'encens pour chanter leur Te Deum! pas assez de grâces pour les remercier, pas assez de larmes pour les pleurer, et, quand la dame est morte, on cherchait vainement un voile assez riche pour l'ensevelir, un marbre assez cher pour lui servir de tombeau! Aujourd'hui cependant, ô vanité de ces grandeurs de la soie et de la dentelle, de la perle et du rubis! la comédie et le drame n'ont pas assez d'ordures à jeter à leur face luisante, assez de crachats, assez de tortures; ces mêmes filles de marbre qui remplissaient le monde de leurs foudres et de leurs éclairs, voici que mon œil effaré s'épouvante à les contempler dans leur abjection!

C'était bien la peine, ô dieu frivole des amours faciles (ainsi parlent ces dames), de s'endormir si doucement sur les oreillers des pécheresses; c'était bien la peine de passer sa vie errante dans les endroits à la mode, aux Tuileries, aux Champs-Élysées, au Gymnase, au Théâtre-Italien, et de se ruer en élégances, en dentelles, en riches étoffes, en beau linge, en grande et petite toilette du matin, du midi et du soir! O notre sainte! ô notre martyre! ô notre exemple! bienheureuse dame aux camélias, canonisée au Vaudeville, vous n'avez donc pas prié pour nous?

J'ai beau faire et j'ai beau dire, avec toute l'habileté d'une plume ordinairement obéissante aux plus fugitives impressions, je ne donnerai jamais une idée approchante de la déconvenue et du désespoir de mesdames les héroïnes de l'aventure, filles du hasard et petites-filles du rien du tout, quand elles ont vu de quoi il retournait dans la réaction du Vaudeville et de la fortune, à l'endroit des comédiennes de Paris. Elles sont moins habiles qu'on ne pense, ou plutôt elles sont habituées à tant de flatteries

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