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<«<leurs livres ; leur style est dur et manque d'élévation; est-ce << juste, en fin de compte, de nous donner, encore aujourd'hui, << comme des modèles inimitables, ces vers de Livius que mon pé«dagogue avait tant de peine à me faire apprendre par cœur?

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<< Quoi donc! vous voulez que j'admire humblement ces « poëmes informes dans lesquels apparaissent quelques vaines << beautés? Vous voulez tout à la fois que je condamne ce livre-ci uniquement parce qu'il est nouveau, et que j'admire ce livre-là uniquement parce qu'il est ancien ! Comment donc, parce que je suis en doute de voir, sur le théâtre romain, rajeuni de plus << douces senteurs de printemps, la comédie en haillons du vieil << Atta, aussitôt me voilà en proie aux clameurs des plus fortes << têtes du sénat; le sénat crie à la profanation, à l'impudence, << parce que je me serai endormi à ces mêmes rôles que jouaient << jadis le comédien Esope ou le tragédien Roscius?

«

<«< Hélas! la chose est ainsi; même elle est facile à comprendre, << tant c'est un penchant naturel au vieillard, d'admirer ce qu'admira << sa jeunesse ! - De quel droit voudrions-nous soumettre leur goût « à notre goût. Ils sont vieux, nous sommes jeunes; ils sont nos << maîtres, ils ont raison. La jeunesse et l'orgueil-disent-ils - mé«< chants conseillers en littérature. Voici, par exemple, un homme «< à tête chauve qui sourit aux hymnes de l'antique roi et pontife <«< Numa Pompilius, que chantaient, il y a des siècles, les prêtres <<< sabins; pensez-vous donc que cette tête blanchie ait l'intelligence << de ce qu'elle approuve en s'inclinant? Elle n'en sait pas un mot, « je vous jure; elle fait l'entendue et la savante en ces antiquités << sacerdotales, uniquement pour avoir le droit de mépriser, plus << à l'aise, les élégies de Tibulle et les poëmes de Virgile. Ah! si <«<les Grecs, nos maîtres, avaient eu toute cette peur des poëtes << nouveaux, quel livre des Grecs lirions-nous aujourd'hui ?

<«< Quant à nous, laissons dire et laissons faire les jeunes gens, <«< ils ont pour eux la jeunesse et l'inspiration. La nouveauté, dont «<les vieux disent tant de mal, est la mère des plus belles choses. << Aussitôt qu'elle se vit libre et victorieuse, la Grèce heureuse fit <«< un appel à tous les arts; elle se passionna pour les athlètes << et pour les coureurs du stade aux jeux olympiens; elle n'eut des <«< yeux que pour l'œuvre du peintre et du sculpteur, bronze ou <«< marbre, ivoire ou tableaux! Elle aimait la musique; elle aimait

<«<les jeux de la scène; elle était semblable à ce bel enfant qui << joue au giron de sa nourrice, inhabile à suffire à ses jeux chan<< geants et passagers. A tout prix il fallait plaire à cette incon<< stante; de cette émulation entre les grands poëtes et les grands <«< artistes, naquit la toute-puissance de l'art athénien, fils du goût << et de la paix.

« Cette histoire de la cité de Minerve est tout à fait l'histoire de << la ville de Romulus. Nos aïeux n'étaient pas, il en faut con<< venir, de grands connaisseurs en chefs-d'œuvre. Un Romain du << temps de Scipion se levait avec le soleil; aussitôt levé, sa porte << était ouverte, et le client pouvait entrer. La journée entière il la << passait à augmenter, à protéger sa fortune, à demander conseil « aux vieillards, à donner aux jeunes gens l'exemple de la mo« dération et de l'habileté. Aujourd'hui, par Jupiter! le Romain «< préfère un beau poëme à toute chose; il aime les vers, il les << lit, il en fait; on a vu plus d'un grave magistrat, la tête cou<«<ronnée du laurier d'Apollon, et dictant à un copiste ce que lui <«< dicte la Muse à lui-même. Oui, voilà la passion universelle, et «< moi-même, en vain je fais le modeste, et je dis de ma petite << voix que j'ai cessé d'écrire... il n'y a pas un jour où mes tablettes «< ne se chargent de quelque tirade longtemps rêvée. O rage poéti<< que! elle s'attache au savant, à l'ignorant, à tout le monde, et << pourtant si elle a ses travers, elle a ses avantages.

«Celui-là ne sera jamais un méchant homme, un avare, un am<< bitieux, qui aime la poésie et qui la cultive; on lui peut confier << sans peur, le bien d'un pupille ou la fortune d'un ami; il est <«< content de tout, il vit de peu. Sans doute un grand poëte ne sera << jamais un grand général d'armée ; est-ce à dire qu'il sera tout à <«< fait inutile à son peuple? Il est l'ami des enfants, il les élève, il << leur apprend à bien parler, il leur enseigne les bonnes mœurs, «< il leur rend le vice haïssable, il leur fait aimer la vertu et les << honnêtes gens. C'est lui qui enseigne, à l'univers glorifié, la vie <«<et les hauts faits des vaillants capitaines; c'est de lui que vien<< nent les grands livres où les rois lisent leur gloire, où les plus << pauvres gens retrouvent un peu d'espérance et d'orgueil.

« Le poëte, enfant des muses, dicte aux jeunes garçons, aux << jeunes filles, les hymnes sacrés qui trouvent des dieux faciles, << des dieux cléments! La poésie est le meilleur encens qui brûle

«< à leurs autels; le pieux cantique fait tomber la pluie en été sur << ton champ brûlé du soleil; l'hymne sacré, c'est la paix et << l'abondance de nos campagnes, l'Olympe en est ému, l'enfer en << est apaisé. >>

Quelle charmante louange de la poésie et des poëtes, et comme toute justice en ces vers admirables, est rendue aux anciens, aussi bien qu'aux modernes ! Horace, en même temps, et il faut lui en tenir grand compte (de sa nature le poëte lyrique est peu disposé à reconnaître l'art dramatique, l'ode est jalouse de la tragédie, et si la comédie a ses vanités, l'épître a bien son orgueil) reconnaît, volontiers, toutes les difficultés de l'art d'écrire pour le théâtre.

« Le poëte romain, s'il fait une tragédie à la façon d'Eschyle, « de Sophocle et d'Euripide, ne manque pas de cette espèce de << génie et de grandeur qui conviennent aux héros; il trouve sou<< vent ces hardiesses heureuses qui font revivre le vieux temps; << mais c'est un défaut de l'esprit italien, il improvise, il a peur << de la peine et du travail, il se croit déshonoré s'il a recours à << la lime et à la rature '.

<«< La comédie offre aussi de grands obstacles à ceux qui l'en<«<treprennent. Plus elle tire ses sujets de la vie et des passions <«< courantes de chaque jour, plus la faute est grossière et saute aux «< yeux, quand le poëte est en faute. Même dans les œuvres de << Plaute, le Romain par excellence, il y a bien à reprendre. Son << marchand d'esclaves, son père avare et son jeune homme <«< amoureux ne sont pas tout à fait dans la vérité vraie, à plus <«< forte raison peut-on reprocher à Fabius Dossennus d'avoir pro<< digué les parasites dans ses pièces, avec leur cortége obligé de << plaisanteries monotones. A voir la hâte et le peu de souci de << certains poëtes comiques, ne dirait-on pas qu'ils ne songent « qu'à gagner vite un peu d'argent, et que peu leur importe la <<< chute ou le succès de leur pièce ? C'est que véritablement c'est

1. Je cite les vers d'Horace, ils renferment tout un enseignement pour les improvisateurs de Paris:

2.

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Nam spirat tragicum satis: et feliciter audet;
Sed turpem putat in scriptis, meluit que lituram.

Gestit enim in loculos nummum demittere; post hoc
Securus, cadat aut recto stet fabula talo.

« un grand danger de ne songer qu'à la gloire, elle dépend des << caprices d'une foule ignorante; un rien la charme, un rien la << fâche, et je ne comprends pas, pour ma part, cette impitoyable << profession qui consiste à s'exposer, sans cesse et sans fin, au mau<< vais goût de la multitude. Eh! que dis-je, les chevaliers eux«< mêmes, qui devaient imposer au peuple leur volonté et leurs « passions, ont adopté volontiers les passions du peuple; à son << exemple, ils ont délaissé les belles choses écrites pour les << oreilles savantes, et ils leur préfèrent un vain spectacle, uni<< quement fait pour le plaisir des yeux. >>

Étrange chose, on dirait, à lire d'un bout à l'autre cette admirable épître, qu'elle fut écrite, entre la représentation d'Hernani et la représentation d'Angélo.

<«< En effet» (ajoute Horace, et vous voyez que je le traduis moimême, à mon usage, en homme de lettres, et non pas en pédant), << il arrive souvent qu'au plus beau moment de la pièce, au « moment où les trois juges vont applaudir, soudain la scène << envahie offre aux yeux éblouis le spectacle le plus étrange: «< une armée, une fuite, une évasion, un carrousel où passent et << repassent des chars, des carrosses, des litières... D'autrefois le << machiniste va déchaîner la mer grondante... on voit les navires << qui se montrent et disparaissent dans le lointain. Une fois même, <«< on vit apparaître, en grande pompe, Corinthe... sculptée en <«< ivoire et portée en triomphe. Ah! quelle fête pour Démocrite le << ricaneur s'il pouvait assister à ces merveilles que certainement «<les Grâces n'ont pas inventées, et comme il rirait à voir une « girafe, un éléphant ou toute autre bête traverser le drame ou la <«< comédie! Il rirait surtout de la peine que se donne un poëte << infortuné pour amuser ces intelligences blasées, pour plaire à << ces sourds, pour remuer ces blocs de pierre!

<< Entendez-les crier, ces Romains plus semblables à des ânes <«< qu'à des hommes! Ne dirait-on pas les hurlements des ours dans <«<les forêts, ou des menaces de la mer en Toscane? Écoutez-les, << pourquoi ces soudaines clameurs? C'est qu'on expose aux yeux << de ces fameux juges, une étoffe rare, une arme curieuse, un << meuble étrange, une curiosité des pays lointains; voilà pourtant «<le sujet le plus vif de l'admiration de ces beaux esprits. Plus << le comédien est richement vêtu, plus l'ardeur est grande à l'ap

«< plaudir. Ce n'est pas qu'il ait encore prononcé une bonne parole «< ou déclamé un vers bien senti, non, c'est qu'il porte une robe << aux longs plis empourprés dans une pourpre violette. O grand << art dont l'exercice me fait peur, pour mon propre compte!

<< Il semble que celui-là qui peut marcher, longtemps, sur «< cette corde tendue au-dessus de ces précipices, est capable des << plus grandes choses, tant c'est un art, un mérite à part et d'une << difficulté particulière, l'art par excellence de remplir mon cœur << de mille passions inconnues, de m'intéresser à mille intérêts << qui me sont étrangers, de me conduire, en tout lieu, malgré << moi, à Thèbes, à Athènes, partout où c'est la volonté du poëte, << dramatique de m'avoir à sa suite, obéissant et persuadé ! »

Jamais, depuis que les hommes, touchés des grâces et des splendeurs de l'art dramatique, se sont amusés à écrire des livres dont le théâtre est le sujet inépuisable, on n'a rien écrit qui se puisse comparer à cette admirable épître, et je suis bien content d'en avoir fait l'ornement de mon livre. Ce discours du poëte à qui nous devons l'Art poétique, nous enseigne à nous méfier des admirations de la multitude, à ne rechercher que l'approbation des gens d'un goût difficile, à nous consoler de certains désastres indépendants de la poésie, à ne pas obéir, plus qu'il ne faut, à ce qui est ancien, à ne pas résister, plus qu'il ne convient, à la nouveauté, à l'inspiration, à l'esprit qui souffle où il veut. Horace enfin, par son exemple, nous enseigne à rendre toute justice à ce grand art dramatique dont il avait deviné les périls.

Certes, même en nos plus grandes sévérités, respectons ce grand art, exposé à toutes les tempêtes; rendons justice aux conquérants dans ces terres inconnues, et quand la bataille est gagnée '... eh bien ! rappelons-nous, même ceux qui l'ont pardue;

4. Au premier rang des opposants à la conquête de Victor Hugo, le conquérant, nous devons placer M. Victorin Fabre et son frère Auguste. Ils ont jeté un vif éclat dans ces batailles d'avant-garde; ils étaient républicains, ils étaient classiques; ils haïssaient d'une haine égale, les doctrinaires et les romantiques, M. Victor Hugo et M. Royer-Collard. Des deux frères, Victorin était l'homme de génie, et son frère Auguste avait pour mission ici-bas, de se prosterner devant ce frère adoré. Ils avaient joué un certain rôle dans la littérature militante, ils s'étaient partagé plus d'une couronne dramatique, ils avaient été désignés, par l'Empereur, pour faire l'éloge funèbre du maréchal Bessières; ils brillaient par leur jeunesse et par leurs talents dans les

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